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SOURCE : Révolution permanente
Après la révolution de 1917, les premiers pas du jeune état soviétique en Russie virent des avancées étonnantes en matière d’écologie et de protection des espaces naturels, loin de l’image largement répandue par la suite par le stalinisme et son productivisme forcené. Retour sur cet épisode historique.
Les premiers pas du bolchevisme en faveur de l’écologie
Les ébauches d’une pratique politique écologique du léninisme s’enracinent dans la théorie marxiste et les idées développées par Marx et Engels. La question de la nature et ses limites font partie intégrante de leurs réflexions, particulièrement à la fin de leur vie. C’est le cas par exemple lorsque Marx critique la nature d’un capitalisme qui exploite à la fois les travailleurs et les ressources naturelles : « Chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps [est] un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité » [1]. Marx développe ici une réflexion sur la nature intrinsèquement destructrice du progrès capitaliste car il est tant un système d’exploitation du travailleur que de la nature, à des fins de profit.
La transformation révolutionnaire du monde défendue par le marxisme pose aussi intrinsèquement la question écologique – même s’il ne s’en revendique pas à l’époque. La reprise en main collective des moyens de production par les travailleurs est en effet un moyen de reprendre le contrôle sur ce qui est produit, comment et pourquoi, de planifier la production en fonction des besoins des populations et dans la limite des possibilités et des ressources naturelles disponibles.
C’est dans ce sens que la jeune Russie soviétique se dirigea avec ses premières mesures.Comme le souligne Daniel Tanuro, si le risque d’une crise écologique globale était loin d’être compris à l’époque et s’il serait anachronique de faire des bolcheviks des militants écologistes avant l’heure, la politique de conservation mise en place par le jeune pouvoir soviétique était prometteuse.
Alors que la guerre civile battait son plein en Russie, des lois en faveur de la protection des espaces naturels furent mises en place. Deux jours à peine après avoir saisi le pouvoir, les bolcheviks publièrent le décret « Sur la terre », qui nationalise l’ensemble des forêts, des eaux et des minéraux. C’est à peine un an plus tard que la loi « Sur les forêts » vient répartir les forêts de Russie entre un secteur exploitable et un secteur protégé. Pour paraphraser Lénine, le secteur protégé visait à la « préservation des monuments de la nature ». Mais il en était conscient : la nationalisation n’était qu’une précondition nécessaire, qui ne suffisait pas à garantir une politique socialiste.
Ces deux premières mesures montrent la place non négligeable qu’accordaient les bolcheviks à la préservation de la nature. En 1919, Lénine déclarait ainsi lorsqu’il approuvait le plan d’une réserve naturelle dans le delta de la Volga que « la conservation de la nature est importante pour l’ensemble de la République. J’y accorde une importance primordiale. Qu’elle soit déclarée une nécessité nationale considérée à l’aune de son importance primordiale ». En 1921, ce sont les « zapodevniks » qui sont instituées, toujours à l’initiative de Lénine, des parties significatives de la nature délimitées pour servir de points de référence à la préservation naturelle Ce sont les premiers grands parcs naturels – non touristiques – du monde (contrairement aux parcs naturels de l’époque aux États-Unis, touristiques et rentabilisés).
En 1929, pas moins de 40 000 km de parc naturel jonchaient le territoire de l’URSS. Par ailleurs, nombre de chercheurs russes qui participèrent à l’émergence de la science écologique purent au début de l’état ouvrier russe avancer dans leurs recherches dans de meilleures conditions. Par exemple, Vladimir Vernadskii (chimiste arrêté par les bolcheviks pour ses liens avec l’armée blanche puis relâché pour ses apports scientifiques) écrira en 1923 dans un courrier adressé à un ami en exil : « L’Académie des sciences de Russie … est restée comme avant, avec une pleine liberté interne », comme le rappelle l’historien Jean Batou. Une liberté qui a laissé le champ libre à des critiques radicales pour l’époque, comme celles de Kojevnikov qui grâce à ses travaux conclut que l’intervention humaine déséquilibre les conditions optimales de vie : « « prendre le contrôle des régulations naturelles est une affaire extrêmement difficile et grosse de responsabilités. Toute intervention, même celle que nous considérons comme bénéfique, par exemple l’agriculture ou l’acclimatation d’animaux [exotiques], détruit les conditions naturelles des biocénoses ». Ou encore celles du chimiste Vernadskii qui reconnaît les limites de la nature et souligne que tout développement des forces productives est cantonné à ces limites : « Comme ces forces [productives de la nature] ne sont pas inépuisables, nous savons qu’elles ont des limites. Celles-ci peuvent être déterminées par l’étude scientifique de la nature et constituent pour nos propres capacités productives une frontière naturelle insurpassable… Nous savons maintenant que pour notre pays, ces limites sont assez étroites et n’autorisent — au risque d’une cruelle fracture — aucun gaspillage dans l’usage de nos ressources ».
La Russie soviétique deviendra au milieu des années 20 l’investisseur le plus important des pays européens dans la recherche. Ceci notamment par la création de plus de 40 instituts de recherche. Grâce à ces mesures en faveur de la nature, impulsées notamment par Lénine, l’état ouvrier russe fut donc le pionnier de la politique de préservation des espaces naturels, comme l’affirme entre autres l’historien Douglas Weber. Même le New York Times reconnaît que cet héritage fait de la Russie aujourd’hui le pays qui protège les plus grandes étendues de nature, devant le Brésil et l’Australie.
Ainsi, le jeune état soviétique fait des premiers pas en matière de protection de l’environnement. L’élan révolutionnaire permet à des scientifiques d’explorer les possibilités d’un progrès technique qui ne se ferait pas en contradiction avec les limites et les ressources naturelles. C’est l’arrivée de la réaction stalinienne qui marquera la dégénérescence de l’état ouvrier russe, et avec elle la fin des espoirs un tant soit peu écologistes.
Le stalinisme : revirement productiviste et autoritaire
La victoire de la bureaucratie met fin à une dynamique naissante sur les questionnements liés aux problématiques environnementales. Le stalinisme, en renforçant sa dictature politique, pèse comme une chape de plomb sur la liberté de pensée scientifique. L’horizon du premier Plan quinquennal (1929-1934) de Staline est clair : la nature doit être dominée, tout doit se tourner vers la croissance et le triomphe du plan. Face aux différentes mesures de ce plan, les écologistes dénoncent fortement la collectivisation forcée qui ne tient aucun compte de la productivité naturelle des écosystèmes, de plus en parallèle le plan prône une intensification démesurée de l’exploitation forestière et de la chasse. Les écologistes craignent à raison une perte de biodiversité. Ce plan quinquennal prévoyait en effet une réduction drastique volontaire d’un certain nombre d’espèces telles que les phoques. Il avait comme objectif « une augmentation de 350.000 prises par an à ajouter aux 200.000 prises norvégiennes, ce qui ferait 550.000 prises pour un million de phoques » comme le souligne Paul Ariès ; l’exploitation forestière quant à elle devait être augmentée de 60 %.
Face à cela plusieurs scientifiques mais également des membres de la population réclament aussitôt des études d’impact car d’une part ils ont la certitude que cette politique va avoir des conséquences désastreuses pour l’environnement mais également qu’elle ne sera pas tant propice au développement de l’agriculture. Et de fait, la production agricole s’effondre. Même si sur le moment présent cela est dû à des révoltes paysannes, les dysfonctionnements écologiques se feront sentir des années plus tard. Face à cet effondrement, Staline accuse directement les zapovedniks (les aires naturelles protégées instituées en 1921) ainsi que les scientifiques bourgeois qui sont qualifiés de « saboteurs ». Par la suite, différentes sociétés qui prônent la conservation de l’environnement sont mises sous surveillance.
Le revirement se fait également sentir dans la Pravda (le journal officiel du Parti communiste). Ainsi le journal publie un texte accusant les écologistes de « vouloir sauver la nature… du plan quinquennal, ce qui équivalait à une accusation de sabotage ». Toujours dans une perspective de contrôle de la presse et de manipulation de masse, le journal “Conservation”, revue lancée en 1928 dans le but de partager des analyses scientifiques centrées sur l’environnement, fut rebaptisé “Nature et économie socialiste”. Makarov, un théoricien de comptabilité soviétique est désigné pour le diriger, ce dernier prône la concentration industrielle autour des gisements de charbon et de fer ainsi que le développement des exportations de ressources naturelles, donc l’extractivisme.
Dans cette suite logique d’un éloignement continuel entre marxisme et sciences, Staline invente la « science prolétarienne ». Cette dernière se définit comme une science se soumettant au parti et plus précisément à son chef (en l’occurrence Staline). Les données et les analyses parues n’ont donc plus rien de scientifiques, elles soutiennent seulement le plan productiviste de Staline. La pensée scientifique n’a plus lieu d’être aux postes de responsables dans ce domaine : ceux qui avaient des compétences et des analyses sur les différents sujets, notamment écologiques, sont écartés. L’historien américain Kendall Bailes, a théorisé comme souligné dans La Vie des Idées les « conséquence de cette attaque d’une violence sans précédent lancée contre une partie de l’élite scientifico-technique par Staline : la « technocratie » qui s’impose ensuite en URSS se distingue par la promotion en masse de dirigeants ayant une formation technique, voire un titre d’ingénieur, mais sans la culture scientifique élargie ». Ainsi petit à petit avec l’aide de Staline, des soi-disant savants parviendront à prendre la place de vrais scientifiques.
Finalement, la période stalinienne n’a dans son caractère plus rien de communiste. Tout en se revendiquant d’un « marxisme-léninisme » dogmatique et figé, elle étouffe le développement d’une analyse réellement scientifique du monde, notamment en ce qui concerne les questions écologiques. La façon dont sont traités par le stalinisme les scientifiques en question, accusés d’avoir propagé « l’idée ‘réactionnaire’ » selon laquelle il y aurait des limites à la transformation de la nature par la culture humaine » comme souligné par Paul Ariès, est caractéristique de cette déformation du marxisme non plus comme pensée vivante mais comme bloc monolithique et intouchable.
La nécessité d’un retour au marxisme et léninisme écologique
À partir des années 80 et avec la chute du mur, le stalinisme a été utilisé par les néo-libéraux à la Thatcher pour nous faire croire qu’il n’existait pas d’alternative (TINA « there is no alternative ») au système capitaliste. Malgré la réaction immense qu’a constitué le stalinisme, les principes marxistes qui permettent de penser et de transformer le monde ne sont pas obsolètes, et le projet de société communiste ne peut pas être réduit à la dictature stalinienne. En matière d’écologie, on peut s’en inspirer et les pousser plus loin grâce à l’accumulation d’expérience et de connaissances que ni les marxistes russes ni Marx lui-même n’avaient à leur époque.
Aujourd’hui, la catastrophe écologique est bien visible, bien plus qu’au temps des premières ébauches de Marx sur le rapport à la nature, plus que lors de la naissance du jeune état ouvrier russe. Et elle se pose avec une urgence sans précédent : il en va de la survie de l’humanité toute entière.
La jeune Russie soviétique et les marxistes russes n’étaient pas exempts de tout productivisme, au contraire. Mais les limites des avancées en faveur de la nature, avant la victoire du stalinisme, s’expliquent par le contexte d’une Russie de l’époque où le développement industriel et agricole était une question de vie ou de mort. Le pays était arriéré économiquement, mêlant des éléments de développement capitaliste (usines, villes comme Petrograd) à des éléments encore quasi-féodaux (importance du monde paysan, outils rudimentaires). Ce n’est plus le cas aujourd’hui dans la grande majorité des pays capitalistes.
Dans un contexte où les forces productives sont développées – surtout dans les pays impérialistes tels que la France ; avec les ressources techniques, technologiques et les connaissances actuelles, il est aujourd’hui largement possible de protéger notre environnement naturel. Mais pour cela il faut s’extraire de la logique capitaliste qui ne possède comme seule boussole que le profit.
Se pose alors, à nouveau, la nécessité de reprendre le contrôle sur les moyens de production (outils, infrastructures) pour rediriger celle-ci vers les besoins sociaux et écologiques. Ce contrôle, ce ne sont que ceux qui sont au cœur du fonctionnement des entreprises, c’est-à-dire les travailleurs et les travailleuses, qui pourront l’exercer. Car effectivement, s’emparer des questions écologiques en tant que communiste révolutionnaire aujourd’hui, c’est aussi revendiquer la centralité de la classe ouvrière dans le processus de transition écologique. Car seule elle, grâce aux compétences des travailleurs, sera capable de prendre en charge la gestion des secteurs essentielles (énergies, transports, etc.) et de les reconvertir selon les besoins sociaux et environnementaux. On a vu dans l’actualité récente qu’il était possible pour les travailleurs, même à petite échelle, de poser ces questions d’écologie : c’est le cas de la lutte des raffineurs de Total Grandpuits contre le projet faussement écologique et destructeur d’emploi de la multinationale. Il s’agit d’un exemple criant que face à la crise actuelle, les solutions pour transformer la production pour qu’elle soit écologiquement viable ne sont pas entre les mains des capitalistes comme ceux de Total mais bien dans celles des travailleurs. Avec le savoir-faire des salariés, leurs connaissances de leur propre outil de travail, il est possible d’envisager les pistes d’un virage écologique qui réponde véritablement aux enjeux actuels.
Comme l’a dit Marx, « le capital ne s’inquiète […] point de la santé et de la durée de vie du travailleur s’il n’est pas contraint par la société ».[1] Il en est de même pour le sort de la planète car comme l’avance Marx, le capitalisme exploite tant le travailleur que la nature. Il est donc essentiel de développer une force sociale capable de le renverser
[1] Marx, K., Le Capital. Livre I, 1867