AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : QG
Ancien étudiant d’Audienca Business School, Maurice Midena raconte l’envers du décor des écoles de commerce dans « Entrez rêveurs, sortez managers ». D’HEC à l’ESSEC, en passant par de moins renommées, l’auteur a rencontré plus d’une centaine d’étudiants pour comprendre le formatage de ces futurs managers. Appuyée par les analyses de sociologues, son enquête rend compte des étapes d’une transformation aux effets souvent ravageurs. Julien Moschetti l’a rencontré pour QG
Ancien étudiant d’Audienca Business School, Maurice Midena raconte l’envers du décor des écoles de commerce dans Entrez rêveurs, sortez manageurs (éditions La Découverte). De HEC à l’ESSEC, en passant par SKEMA et NEOMA, l’auteur a rencontré plus d’une centaine d’étudiants pour mieux comprendre le formatage comportemental et intellectuel de ces futurs managers. L’auteur est bien placé pour évoquer l’intérieur des écoles de commerce, puisque, après y avoir passé deux ans, il a quitté définitivement ce monde pour devenir journaliste. Fort de son expérience, il a cherché à comprendre « comment ces écoles étaient le fruit d’un système, mais aussi d’institutions qui garantissent la diffusion de ses idéaux, de son discours, et de sa pensée ». Et surtout, confie-t-il à QG, de tout de ce qui, dans l’ADN du capitalisme néolibéral, en fait un « instrument de domination ». Ce qui fait dire à l’auteur que « ces écoles sont à la fois produites et productrices de l’esprit du capitalisme ».
Cette allusion explicite à un ouvrage de référence, Du nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello, n’est pas anodine. Lors de sa parution en 1999, les deux éminents sociologues définissaient ainsi le premier esprit du capitalisme : « Un ensemble de croyances associé à l’ordre capitaliste, qui contribue à justifier cet ordre et à soutenir, en les légitimant, les modes d’action et les dispositions qui sont cohérents avec lui« . Et d’ajouter que « c’est l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme », une idéologie dont les croyances partagées « sont inscrites dans des institutions« .
Les deux sociologues avaient épluché de nombreux textes de management nourrissant la pensée du patronat et irrigué les nouveaux modes d’organisation des entreprises. Pour aboutir à une définition du « nouvel esprit du capitalisme » dont l’objectif est de répondre en partie aux critiques adressées au capitalisme. L’émergence de cette nouvelle configuration idéologique coïncide avec la mise en place d’une « cité par projets » où les salariés sont mobilisés par des projets successifs. Dans ce nouvel esprit du capitalisme, les qualités requises pour être un bon chef de projet ou manager sont les suivantes : « s’insérer dans des réseaux, impulser des projets, être adaptable, flexible, polyvalent, autonome, mais encore doué d’intuition, de compétences relationnelles, savoir prendre des risques ou inspirer confiance », expliquait en 2001 la Revue française de sociologie.
Vingt ans plus tard, les textes qui rentrent dans le corpus de Boltanski et Chiapello sont d’une étonnante actualité (lire ci-dessous l’éclairage du sociologue François Sarfati). On ne s’étonnera donc pas que ce nouvel esprit du capitalisme soit aujourd’hui l’idéologie dominante véhiculée dans les grandes écoles de commerce et le monde de l’entreprise, comme l’affirme Maurice Midena qui décrit dans son livre les étapes de transformation de ces bons élèves, sortis pour la plupart de classes préparatoires, en managers efficaces. Mais qu’est-ce qu’un manager efficace aujourd’hui ? « C’est avant tout quelqu’un qui va mener un projet en temps et en heure, en essayant de rester dans l’enveloppe budgétaire qu’on lui a donné, de ne pas trop dépenser », selon le journaliste.
Pour accomplir sa mission en temps et en heure, il devra « faire preuve d’organisation, planifier les équipes, mais aussi… faire preuve d’agilité, de flexibilité, d’adaptabilité, de réactivité, de leadership… Ce qu’il y a derrière tout ça, c’est la violence de la subordination salariale », poursuit le journaliste qui a vu de ses propres yeux de nombreux managers à peine sortis d’école, contraints, pour atteindre leurs objectifs, de « mettre des coups de pression aux gens de leur équipe, de faire du chantage affectif pour réussir à réaliser certaines tâches… ». Car, si, bien sûr, tous les managers n’agissent pas de la sorte, si on leur demande également d’être bienveillants, d’être capables d’écoute ou d’empathie, « ces qualités sont toujours subordonnées à l’impératif de rentabilité et de réussite de la tâche en un temps record », sous peine, par exemple, de ne pas toucher de primes à la fin de l’année, précise Maurice Midena.
Dans son ouvrage, l’auteur explique aussi que les grandes écoles de commerce mettent avant tout l’accent sur les compétences de « savoir-être » liées aux qualités interpersonnelles des managers (communication, gestion des ego d’une équipe, capacité à prendre des décisions, créativité, audace…) au dépend des « savoir-faire ». Le développement de ces « soft kills » (compétences comportementales) coïncide avec l’avènement du toyotisme, rappelle Maurice Midena qui a repris sur ce point la thèse du sociologue Gilles Lazuech dans L’exception française (1999). À partir des années 1980, les entreprises ont en effet commencé à changer de mode d’organisation pour être davantage réactives et agiles dans un contexte économique de plus en plus incertain. C’est ainsi que le manager moderne aurait progressivement délaissé les compétences techniques (analyse des outils de gestion et de planification, etc.) pour devenir capable de s’adapter en toutes circonstances. Ce qui passe par le développement des qualités humaines suivantes : faire preuve d’intuition, de flair, capacité à trancher…
Pour Maurice Midena, c’est à travers l’acquisition de ces « soft kills » que les futurs cadres dynamiques ingèrent ou incorporent l’idéologie du capitalisme néolibéral. « Quand tu es en école de commerce, on ne te dit jamais que tu vas servir un certain modèle. On te présente des savoirs et des façons de faire teintées de naturalité, d’impératifs, de choses indépassables qui sont normées dans le capitalisme néolibéral. » Un cadre idéologique qui serait « amplifié par l’endogamie sociale et politique de ces écoles », ajoute le journaliste. Cet entre-soi favoriserait également l’apprentissage du pouvoir qui passe notamment par le folklore de la vie étudiante : soirées, week-ends d’intégration, événements associatifs et sportifs, rallyes… Des « machines à fabriquer de l’affect » qui proposent des sources de jouissance quasi illimitées selon Maurice Midena, favorisant l’adhésion au groupe et au projet de formation.
Ces soirées et week-ends d’intégration, qui riment encore trop souvent avec le fameux bizutage qui, non seulement, permet de créer un esprit de corps, mais définit aussi les bases de la hiérarchie qui régit les rapports entre individus. Le bizutage, c’est aussi, selon la sociologue Brigitte Larguèze, une « ritualisation de l’obscénité » où « l’absence de révolte » face aux violences subies « prend souvent l’aspect de la servitude volontaire ». Ce sont ces violences symboliques – et les comportements extrêmes qui vont avec – qui participent au « glissement des valeurs communément admises vers des normes plus libérées, voir brutales », selon Maurice Midena. C’est ainsi que ces violences deviennent « tout à fait acceptables et légitimes », avant d’être incorporées puis reproduites dans le monde de l’entreprise par les jeunes managers, estime-t-il.
Pour étayer son analyse, Maurice Midena prend l’exemple des rallyes qui se déroulent durant les campagnes BDE (bureaux des élèves, NDLR). De quoi s’agit-il exactement ? Les étudiants des promotions supérieures vont appeler les « listeux » pour leur demander des services : des « rallyes bouffe », des « rallyes massage » pour relaxer les deuxième année particulièrement fatigués, des « rallyes beuh » où les étudiants doivent ramener du cannabis à leurs aînés… « C’est un grand moment de l’apprentissage de la subordination et de la domination, car des gens décident, exigent et tu dois exécuter car c’est un moyen de te faire bien voir », considère le journaliste. Des rapports de domination qui se perpétueraient dans le monde de l’entreprise, y compris pour les cadres qui sont tout en haut de l’organigramme qui, pour la plupart, continuent à se soumettre au pouvoir des marchés.
Mais cet aveu d’impuissance débouche rarement sur une remise en cause de l’idéologie néolibérale qui a bercé durant de longues années ces étudiants. Premièrement, parce que les grandes écoles de commerce sont des espaces de dépolitisation, selon Maurice Midena, qui fustige le vide intellectuel et l’absence de débats de fond qui rythment la vie de ces étudiants. À titre d’exemple, les cours de management « s’appuient sur les bases les plus superficielles et les moins stimulantes de la recherche en sciences de gestion et se limitent en général à la restitution de courants de pensée néolibéraux », a pu observer le journaliste qui déplore le manque de discours critiques et de mise en perspective historique des cours dans ces écoles. Si bien que la plupart des étudiants finissent par rentrer dans le même moule idéologique. Deuxièmement, parce qu’ils ont en général la garantie de trouver à la fin de leur formation un emploi bien rémunéré. Et c’est justement « en payant très bien une petite frange de la population que tu crées une sorte de classe « tampon » entre les classes les plus aisées et les classes moyennes. Leur rôle est de légitimer la domination capitaliste », analyse Maurice Midena.
En effet, pour mobiliser cette force de travail, pour motiver les personnes qui seraient prêtes à voguer vers d’autres cieux pour être plus en phase avec leurs valeurs, les entreprises n’hésitent pas à jouer sur la corde sensible de l’argent. Mais il y a également une autre façon de motiver ces salariés. En utilisant une espèce de bâton aux faux airs d’épée de Damoclès. Il s’agit, bien sûr, d’agiter le spectre du chômage et de la précarité, dans un monde devenu de plus en plus instable et liquide, un monde où les individus et les salariés peuvent à tout moment être interchangeables. L’avènement de la postmodernité et la montée du néolibéralisme plongent en effet les individus dans une incertitude constante et une insécurité permanente qui précarisent leurs modes de vie, expliquait le sociologue Zygmunt Bauman, le penseur de la « modernité liquide« .
Dans un article sur l’essence du néolibéralisme publié dans le Monde diplomatique en 1998, Pierre Bourdieu ne disait pas autre chose. Selon le sociologue du Collège de France, l’institution d’un monde darwinien de la lutte de tous contre tous, à tous les niveaux de la hiérarchie, « trouve les ressorts de l’adhésion à la tâche et à l’entreprise dans l’insécurité, la souffrance et le stress ». Et d’ajouter que le programme politique du néolibéralisme, qualifié d’utopie, ne réussirait « pas aussi complètement » sans « la complicité des dispositions précarisées que produit l’insécurité et l’existence, à tous les niveaux de la hiérarchie, et même aux niveaux les plus élevés, parmi les cadres notamment, d’une armée de réserve de main-d’œuvre docilisée par la précarisation et par la menace permanente du chômage. Le fondement ultime de tout cet ordre économique placé sous le signe de la liberté, est en effet, la violence structurale du chômage, de la précarité et de la menace du licenciement. »
JULIEN MOSCHETTI
Pour aller plus loin sur le sujet :
« Les cadres se sentent dominés par la puissance des marchés »
Pour François Sarfati, professeur de sociologie à l’université d’Evry Paris Saclay, les textes qui rentrent dans le corpus Du nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello « continuent à avoir la même force performative. L’idée d’une cité par projets, dans laquelle on s’engage dans un temps court à réussir un projet, avec une idée de performance, avant d’aller vers un autre projet, et de vivre la vie comme une succession de projets dans laquelle on doit rester flexible, fluide, adaptable. Tout cela reste encore aujourd’hui des mots d’ordre extrêmement puissants du capitalisme contemporain. »
Interrogé par QG, François Sarfati rejoint le point de vue de Maurice Midena, lorsque celui-ci affirme que le cadre idéologique néolibéral des grandes écoles de commerce est « amplifié par l’endogamie sociale et politique de ces écoles ». Pour le sociologue, cet entre-soi social et politique permet l’apprentissage du pouvoir. Car « une organisation suppose de partager les codes, les normes et les valeurs des gens de pouvoir. Au delà des savoirs techniques et des savoirs d’expertise, ce qui compte, ce sont les manières d’agir en conformité avec les milieux professionnels auxquels on se destine. »
Un apprentissage de la domination qui passe notamment par le folklore de la vie étudiante et ses rituels, qui « permettent l’apprentissage d’une forme de domination sociale ». Même si les recrutements sont tellement endogames dans les grandes écoles de commerce que « ces apprentissages ont déjà été effectués au sein de la cellule familiale. » Ce qui n’empêchera pas ces écoles de « convertir une certaine conception de la domination acquise dans la famille vers une domination dans le monde de l’entreprise », précise le sociologue pour aller encore plus loin.
Selon lui, ces rapports de domination se perpétuent dans le monde de l’entreprise, y compris pour les cadres qui sont tout en haut de l’organigramme. Quand on les pousse dans leurs retranchements, ces cadres « finissent par avouer leur impuissance. Eux aussi ont le sentiment d’être dominés par la puissance des marchés ». Autrement dit: ces lieux de pouvoir sont aussi des lieux dans lesquels on apprend à subir une forme d’impuissance vis-à-vis de la finance. Dans le monde de l’entreprise, « il ne s’agit pas d’avoir du pouvoir pour transformer le monde, il s’agit de pouvoir faire avec le monde tel qu’il est. Face à un monde globalisé et à une économie financiarisée, ces cadres se pensent toujours trop « petits » pour pouvoir changer la donne, si bien qu’ils se soumettent individuellement et collectivement. »
Enfin, comme Maurice Midena, François Sarfati évoque l’utilisation du levier « argent » pour motiver les salariés. « Quand les valeurs du monde l’entreprise ne correspondent pas aux travailleurs, les entreprises leur proposent un salaire à la prime ou d’autres incitations économiques pour mieux les mobiliser, comme cela se passait déjà dans les manufactures à la fin du XIXe et au début du XXe ». Le sociologue pense aussi, comme Pierre Bourdieu, qu’il existe une autre façon de motiver ces salariés. « Après 30 ou 40 ans de crise, on assiste une fragilisation des salariés, y compris des couches supérieures du salariat, qui ne sont pas à l’abri d’être mis à la porte ou placardisés. L’avènement du chômage des cadres est un événement très important de ces dernières années, même si le diplôme reste très protecteur, et même si le taux de chômage reste moins important que pour d’autres statuts professionnels. »
Propos recueillis par Julien Moschetti