La dynamique du mouvement de protestation en Russie

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Arguments pour la lutte sociale

Nous donnons ici une traduction, sous notre seule responsabilité, d’une intéressante interview d’Alexei Gusev, faite par Yuri Colombo sur le site italien Matrioska, site d’un grand intérêt à propos de la Russie auquel nous empruntons aussi la photo illustrant cet article. Alexei Gusev, 51 ans, professeur d’histoire sociale et politique à l’université Lomonossov de Moscou, animateur du Centre Praxis et de la Bibliothèque Victor Serge de Moscou, est membre de la Commission exécutive du Syndicat interrégional des enseignants, affilié à la centrale syndicale indépendante KTR. Le passages en gras sont soulignés par nous.

Dans les récentes manifestations en Russie fin janvier début février beaucoup d’observateurs ont noté que la nouveauté de cette nouvelle vague de protestations réside dans la participation massive des villes de la grande province russe, en Sibérie mais pas seulement. Et il a été souligné que cette dynamique est le fruit non seulement de la revendication de libération d’Alexey Navalny mais surtout de la crise sociale et économique qui traverse le pays. Quel est ton point de vue ?

Dans l’ensemble ces mobilisations sont bien plus fortes que celles de l’été 2019 et que celles de 2011-2012 contre la fraude à l’élection présidentielle. Il y avait eu alors des mobilisations dans la province, mais de façon beaucoup plus limitée que ce que voyons maintenant. Il est remarquable que Saint-Pétersbourg s’est mobilisée encore plus largement que Moscou alors que sa population est inférieure à la moitié de celle de la capitale. Avant les manifestations présentes, nous avions déjà de forts signes de mécontentement comme les manifestations de l’été dernier à Khabarovsk qui n’étaient pas seulement en faveur du gouverneur de la région Sergy Furgal (lequel ne peut certainement pas être considéré ni comme incorruptible ni comme un grand démocrate, étant membre du parti xénophobe de Vladimir Jirinovsky), mais qui visait surtout le centralisme de Moscou et l’autodétermination de la région. Il y a eu également de grandes manifestations dans les régions d’Arkhangelsk et de Syktyvkar contre la décharge des ordures de Moscou chez eux. Naturellement, les facteurs sociaux et économiques jouent un rôle clef dans cette nouvelle vague. Dans la Russie profonde, la situation est bien pire qu’à Moscou. Dans la capitale se concentre le système financier et économique du pays et salaires et niveau de vie y sont bien plus élevés.

En province c’est la misère noire. Notre syndicat des enseignants surveille la situation salariale de notre catégorie. Pas plus tard qu’hier un de nos militants d’Ekaterinbourg – certainement l’une des régions qui n’étaient les moins en dépression du pays, voire au-dessus de la moyenne nationale – a publié des données sur le niveau de salaire moyen dans sa région. Un professeur y gagne environ 24 000 roubles par mois (environ 270 euros au taux de change actuel ndlr) contre 50 000 à Moscou. Dans les petites villes, les salaires sont encore plus bas.

Il faut aussi garder à l’esprit sur les mobilisations de la province que Navalny a réussi dans une certaine mesure à créer ses propres structures. Ses antennes régionales ont joué un rôle organisationnel important. Aucune organisation d’opposition du passé n’avait une structure locale aussi étendue. Et ceux qui construisent ces structures sont loin de n’être que des membres du parti de Navalny.

Quelles couches sociales représente Navalny ?

La Russie au plan économico-social est pleinement contemporaine. Navalny représente des couches qui s’opposent à l’élite dominante. Dans la Russie d’aujourd’hui, l’élite dominante s’agrège autour de la bureaucratie d’État et des entrepreneurs directement liés au Kremlin, le tout prolongé des strates liées à « l’usage de la force » telles que la police, l’armée et les services secrets. Toutes les autres classes et strates se sentent opprimées, elles sentent les inégalités sociales croître, elles sentent la corruption grandir autour d’elles. La corruption est bien pire aujourd’hui que dans les années 1990. Mais, si l’on regarde globalement la composition sociale de ceux qui descendent dans la rue aujourd’hui, ce sont pour la plupart des salariés, ce qu’on pourrait appeler le prolétariat du 21e siècle qui n’est plus seulement industriel. Est aussi présent le secteur du petit business. Cela nous fait une sorte d’agglomérat social assez fourni, qui ne se retrouve pas chez lui dans la Russie de Poutine.

Mais quelles sont les positions politiques de Navalny, le libéralisme ?

Il faut bien comprendre qu’aujourd’hui, la confrontation en Russie n’est pas entre « libéraux » « non libéraux ». Aujourd’hui, l’affrontement oppose partisans et adversaires de la démocratie. Sous l’égide de la revendication de démocratie on a aussi bien des libéraux, que des socialistes et certains secteurs se définissant comme nationalistes. Tous aspirent à un changement politique radical … afin de créer les conditions dans lesquelles les positions politiques diverses et les programmes économiques et sociaux pourront se confronter librement les uns aux autres, avec un système d’information libre, la libre organisation politique et bien entendu des élections libres.

Il y a d’ailleurs des secteurs libéraux qui soutiennent le régime, comme Yavlinski de Iabloko. Ce n’est pas une nouveauté : dans la révolution de 1905, le mouvement Vekhi [« Jalons », libéraux passés à droite, ndr] et des pseudos-marxistes comme Pierre Strouvé s’étaient opposés au mouvement.

Pour ce qui est des positions de Navalny, elles ont fluctué au fil du temps. Il a commencé sa carrière politique en tant que représentant des petits actionnaires de grands groupes économiques tels que Gazprom, puis il a adopté des positions nationalistes et a participé au Russky Marsch, manifestation annuelle de l’extrême droite russe. En 2008, il s’est placé aux avant-postes de l’impérialisme grand-russe pendant la guerre avec la Géorgie. Mais ces dernières années, ses positions ont évolué, et maintenant il tient compte des questions sociales. On pourrait maintenant le dire libéral de gauche. Il s’est basé sur la question de la corruption, affirmant qu’elle représentait une distorsion du système. Que le système en lui-même allait bien mais qu’il y avait le problème des corrompus. Mais à présent, Navalny est arrivé à la conclusion qu’il ne s’agit pas d’une déformation du système mais du système lui-même, le qualifiant de système de l’inégalité. Le problème n’est plus seulement que Poutine construit son « château doré » mais que Poutine et le petit groupe qui l’entoure contrôlent toutes les ressources politiques et économiques du pays. En outre Navalny a contribué à la création du Syndicat des médecins dirigé par Anastasia Vasileva, actuellement assignée à résidence, ainsi que du Syndicat des enseignants du primaire. Cette évolution n’est pas due tant à sa réflexion personnelle qu’à la pression venant du bas de la société. Les gens d’en bas ne sont pas intéressés par le nationalisme borné. L’on sait que le pouvoir, qui agite le nationalisme, a déjà tout privatisé et monopolisé, en même temps.

Mais à présent Navalny a pris 3 ans de prison et le mouvement anti-régime ne pourra pas s’en tenir à dénoncer la répression et la corruption. La lutte politique en Russie est toujours une lutte pour le pouvoir, les espaces de méditions réformistes sont des plus limités, c’est un mur contre un mur. Dans ces conditions, la question est celle quelle stratégie et quelle tactique ?

La limite présente est qu’il n’existe pas d’orientation politique claire. Il n’y a pas de force politique qui puisse unir le mouvement autour d’une proposition réaliste et concrète. L’équipe dirigeante de Navalny elle-même dépend directement du chef, c’est une structure descendante qui revendique le droit de parler au nom de tous. Il n’y a pas d’orientation définie au-delà des revendications démocratiques générales. Il devient donc important à mon avis de construire cette structure politique, car l’expérience des révolutions du XXe siècle nous enseigne qu’ont vaincu celles qui ont su unifier différentes tendances et des organisations y compris sociales telles que les syndicats, etc.

Il y a l’espoir que cette auto-organisation prenne forme. Il se forme des groupes pour le soutien aux détenus politiques par exemple. Navalny propose par ailleurs la tactique électorale du « vote intelligent » qui consiste dans certaines circonscriptions dans le vote pour des candidats du Parti communiste et d’autres partis parlementaires d’opposition, lors des prochaines élections législatives qui auront lieu à l’automne. Je doute que cette tactique soit valable. Je pense que tous les partis qui siègent au parlement, de facto ne se distinguent pas du parti du régime Russie unie, et, de plus, ils votent sur toutes les lois proposées par le gouvernement et sur certaines questions, sont parfois plus à droite et plus impérialistes que les poutiniens.

Ces dernières semaines on a vu le secrétaire du Parti communiste à Moscou, Rashkin, prendre des positions très différentes de celles du secrétaire national, Ziouganov[Rashkin appelé à participer aux manifestations lancées par Navalny, ndr]. On pourrait penser qu’il y a une fronde réelle car dans beaucoup de villes de province les communistes ont participé, aux premiers rangs, aux manifestations …

Rashkin a soutenu le droit des gens à manifester, mais la position du parti officiel reste inchangée. Zyuganov soutient qu’il s’agit d’un mouvement dirigé par les puissances occidentales et les États-Unis. Il y a certainement des communistes dans la province qui ont des positions différentes et même radicales, mais aux élections ils ne présenteront que des candidats alignés. S’il y avait une scission alors la situation changerait certainement, mais pour l’instant, nous ne voyons rien de tout cela à l’horizon. Là encore, la ligne du « vote intelligent » me paraît sans perspectives.

Cependant, de nombreuses personnes qui se sentent anti-régime, en particulier les jeunes, ont voté cet été lors du référendum sur les changements constitutionnels. Ils considéraient le boycott encore plus inutile que le vote non. Ils voulaient montrer au pouvoir qu’ils ne sont pas résignés, que malgré tout ils veulent peser : « ils compteront aussi ces votes en fait et ils se rendront compte que nous sommes nombreux de toute façon … »

Points de vue respectables, certes. Notre système électoral est mixte et donc 50% des députés sont élus sur la base des listes de parti mais 50% sur une base uninominale. S’il l’on peut imposer des candidats indépendants ici, ils devront certainement être soutenus, et la mobilisation protestataire pourra également suivre d’autres voies, si ces candidats indépendants potentiels n’avaient pas la possibilité de participer comme cela s’est déjà produit à l’été 2019. Je crois que les manifestations sur ce terrain seront là, et qu’elles feront un nouveau bond en avant. dans la conscience et l’organisation de ceux qui descendent dans la rue.

Reste le risque réel que Poutine face à cette situation réagisse par des aventures militaires. On l’a déjà vu en 2014 lorsque, face aux protestations deux ans plus tôt, le régime s’est jeté à corps perdu dans le conflit ukrainien. Il tenté de déplacer l’attention des gens vers la politique étrangère, ce qui explique aussi en partie l’intervention en Syrie. Cela a aidé le pouvoir à surmonter la crise, une vague de fierté nationaliste s’est développée face à l’annexion de la Crimée (ce qu’ils appelaient le « printemps russe »), ce qui s’était déjà produite avec le tsarisme au début de la Première Guerre mondiale. On sait comment cette euphorie s’était terminée. Et la crise économique interne a elle aussi commencé, avec la baisse des revenus des gens par rapport à la croissance de la première décennie 2000 due aux prix de matières premières. Or, les aventures militaires en Ukraine et en Syrie coûtent cher et de nombreux Russes sont immédiatement en mesure de relier tout cela à leur propre situation misérable.


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