DYSFONCTIONNER

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Lundi matin

Il est ici question de techniques, de voix intérieures, de stratégies intimes de résistance, de régime d’absurdité imposé au travail, de l’humain qui persiste… et espère faire quand même rire.

Ça y’est, ça recommence. Ça a l’air grave. Diagnostiquée dysfonctionnaire, on m’écrira en Arial taille 12 désormais. En attendant que tout rentre dans l’Ordre, une inquiétude me prend. Et m’oblige à faire les comptes de mes rechutes…

En passant Le Concours, on s’était pourtant bien assuré que tous les vis étaient serrés. La mécanique ronronnait bien. J’avais calligraphié des « progressions » et des « tableaux de compétences ». J’avais bien répondu à la maîtresse, euh… à l’inspectrice. J’avais caché mes tatouages. J’avais bien compris ma leçon : je n’aimais pas l’Islam, j’aimais La République. Attention au complotisme. Tout était prêt pour que j’enseigne sans me poser de questions.

Le premier poste est pris et avec, la première confrontation brutale à l’organisation de l’école concentrationnaire. Je suis tétanisée. Je découvre que la salle des profs est de droite. Ou plutôt je découvre qu’en fuyant l’establishment étriqué du milieu parental, j’ai cru me réaliser dans un monde de la culture et du « progressisme », et que cette croyance même est de droite. Je me découvre de droite, d’une naïveté de droite, d’un pédagogisme de droite, d’un conformisme de droite. Et tout ça a l’air de s’appeler la gauche.

Pour faire face je me construis une image toute faite de déni : des cheveux de déni, des jambes de déni, une bouche de déni, une langue surtout pleine de déni, qui prophétise ce qu’elle veut voir advenir, qui ne fait par la différence entre ce qu’elle dit et ce qui est… elle parle beaucoup cette langue : organisation collective, respect du droit du travail, pédagogie nouvelle. Elle parle beaucoup toute seule et je ne peux pas la suivre. Elle s’emballe même, et je suis bien embêtée de devoir correspondre à son intransigeance. Plutôt que d’admettre le constat révoltant de l’école-caserne, je me plie à des devoirs incongrus qui n’ont aucune chance de réussir pris en même temps : un conseil d’élèves hebdomadaire, un discours d’une froide radicalité avec tous les collègues, un plaisir malin à me faire la hiérarchie. Ça tourne mal. Ça grince, ça hurle, ça campe des positions. Évidemment tout se raidit. Comment ? Le métier n’est pas la lutte ? La lutte n’est pas le métier ? Je digère (mal) mon incompréhension totale du lieu où j’ai débarqué. On finit par me détester. Et je vois dans cette ostracisation le signe que je suis dans le Vrai. Un peu prophète, surtout barrée. Mal barrée.

Serveler, v.trans.
1 – Répandre la parole de la hiérarchie en lieu et place d’une pratique singulière de la pédagogie.
2 – Croire et faire croire en l’émancipation par les techniques numériques et le management horizontal.
3 (figuré) Se tourner désespérément dans le sens de chaque réforme néolibérale produite par l’administration de l’école-caserne.
Je servèle tu servèles il/elle servèle nous servelons vous servelez elles/ils servellent
ex : « Nous avons bien servelé aujourd’hui. »
Ainsi, le servelage s’apparente à bien des égards à un décervelage. On pourrait même affirmer que servelage et cervelage sont des processus allant en sens inverse. On fait un C avec ses doigts pour bien les différencier. Il ne semble pas exister de point médian entre les deux opérations. Remarque importante : le servelage est toujours volontaire et suppose un agent déjà bien avancé sur le chemin du larbinage (voir larbinerie).

Mal barrée pour l’institution, mon meilleur ami devient l’arrêt-maladie. Arrêt-maladie, je te bénis. Je t’use jusqu’à la moelle, je suce ton suc de repos et de solitude. J’adhère sans réserve à ton amour inconditionnel, cet espace de recul que tu m’offres jour après jour et pour des siècles et des siècles. Amen. Forte de ce nouveau super-pouvoir, j’accrois le vide entre moi et les autres, ceux qui ne comprennent rien. Un jour, ils verront, un jour ils comprendront. Les derniers seront les premiers. Mais quand ? Combien de temps un corps peut-il survivre dans une séparation totale ? Combien de temps un corps met-il à se désagréger de la corrosion de l’hostilité qu’il provoque ? Je fuis les fêtes de profs comme la peste. J’entends des voix désormais. Pas les voix soutenantes des divinités païennes ou des ancêtres qu’on se crée pour survivre. Là, ce sont plutôt les voix réelles qui rebondissent dans les couloirs et les échos sans fin des reproches imaginés (puisqu’on ne me dit plus rien)

elleprovoqueleconflitpartoutoùellepassedetoutesfaçonsalorselledemanderienelleabesoinderienellesecroitsupérieureouquoinonmaisellevapass’excuserpoursessortiesincontrôlablesc’estimpossibledetravailleravecelleelleamêmepasdeplandecoursincapablefumistefainéanteperverse

Ces voix qui venaient remplacer les autres (beaucoup plus belles) que je traînais avec moi ont fini par se bousculer. Comme le fou du village, je me promenais pieds nus en proclamant que le savoir pouvait être vivant. Fatal ! On m’a rien dit directement, oh non, on a simplement fait jouer la pesanteur. Coupure unilatérale des transferts d’énergie. C’est la force du métier. Les inadaptés se taisent d’eux-mêmes, un peu comme un mélange d’eau et d’huile qui finit toujours par se séparer. Alors comme l’huile, je me suis séparée. Je suis tombée au fond de la cuve.

Quand ça passe mes oreilles
ça se tord ça change de sens ça se détériore
je ne comprends jamais ce qu’il faudrait comprendre
y a comme un truc qui déconne au plafond
un court-circuit dans la maison
un trou noir bien suintant qui fait tout déconner
un bizarre bruit de vaisselle et de cheminée mal ramonée
ils y comprennent rien 
que ce qui se passe dans leur tête 
ait tant de mal à s’imprimer dans la mienne 
que mon corps fasse toujours le contraire de ce que leur bouche me dit
C’est pourtant simple !
j’ai beau répéter le bon sens
le bon sens
le bon sens
le sens bon 
ça sent bon
le non sens
vous voyez ?
y a rien à faire
ça donne autre chose 
je ne comprends rien au sens commun
qui est pourtant si simple
à portée de main !
alors pour les tenanciers de l’Auberge de la Logique Immuable
je suis une vieille machine à bricoler
un truc instable à réparer

Tomber au fond de la cuve c’est la mettre en sourdine. Redevenir fonctionnaire et faire taire la pédagogue. J’avais pas compris qu’il y avait deux métiers : on me demandait de tâcheronner (dans la limite de la grille AV- 3456-B fixée par Eduscol, bien sûr). La pensée fallait la laisser à d’autres. Ceux qui avaient fait estampiller leur aura de hussard noir. C’est à eux qu’il fallait faire confiance, en fermant les yeux longtemps longtemps. Ils me diraient comment je dois « impliquer » les élèves. Et aussi que je dois faire des évaluations formatives, sommatives, certificatives avant de revenir aux formatives etcétéra. Si je restais sage, on me laisserait tout faire dans ma classe. Mais pas de mots farfelus hein ! T’ avise pas de chercher un autre sens que celui qu’on te donne. Il est pas bien celui qu’on te donne ? Donc, en faisant comme si, on a critiqué les valeurs de la France. On parlé de leurs religions sans conclure qu’elles étaient réac. On est restés après la sonnerie. On est partis avant la sonnerie. On est allés sur Paris sans autorisation de sortie. J’ai inventé ce que ça pourrait donner en notes, j’ai coché des compétences au hasard pour remplir leurs bulletins, j’ai traduit La Vie en Critères, j’ai hoché la tête au conseil d’administration. Je suis passée sous le radar. L’Oeil de la Communauté ne me regardait plus. J’étais tranquille. De la tranquillité paisible qu’on éprouve quand on se balade dans les cimetières.

Compétence, n.f
Plus petite unité de mesure du comportement en situation scolaire. La rationalisation de la vie et du savoir a nécessité assez vite de faire rentrer les multiples filaments de désir éprouvés par les individus, dans les cases étroites des tableaux Excel. Mais savoir écrire, penser, parler, jouer sont des activités qui ont fâcheusement tendance à s’échapper du Rationnel ! Les experts des sciences de l’éducation, appuyés par les avant-gardes du néo-management, ont ainsi mis à disposition des grilles d’analyse des comportements humains, qui permettent de ne laisser aucune défaillance à l’ombre du « ressenti ». Par chance, il se trouve que ces compétences coïncident exactement avec celles qui seront utilisées pour justifier l’éjection des travailleurs lors des plans de « redressement économique » ! Encore une démonstration que la coopération public-privé fait bien les choses et qu’il ne faut pas être parano non plus.

Mais la tranquillité avait un prix. La Voix qui m’avait poussé à croire que je pouvais changer les choses en professant, je lui en voulais. Je me suis vengée d’Elle, en refermant le couvercle dessus. J’ignorais de toutes mes forces la fumée qui s’en échappait parfois. Aucune voix ne s’en va définitivement. Elle est restée là bien tapie en moi, et pendant que je me taisais, pendant que j’acquiesçais, elle faisait son travail de voix minoritaire. Elle sapait le consensus. Sous la forme d’un léger doute, qui s’est creusé comme un sillon, pour devenir un vrai ravin. Il y avait d’un coté les tableaux de l’INSPE, les fiches Eduscol, les référentiels de compétences, ce qu’on montre. Et il y avait de l’autre coté les rires, la recherche de textes insolites, ma manière de bouger, leurs manières de bouger, leurs rires, la scène, les pleurs, le hors-scène, ce qu’on vit.

C’était beau pourtant ces tableaux dans lesquels on projette ce qui va se passer, sans se soucier de ce qui se passe effectivement. Je vivais tous les jours dans ma classe l’écart infini entre ce qu’il fallait montrer, et ce que je voyais. La connaissance ne circule pas en ligne droite visiblement. Elle prend des chemins de traverse. Elle a l’air de passer par les corps. Ces corps qu’on nous demande justement de poser au porte-manteau à l’entrée.

Et ces corps que j’avais en face de moi, c’étaient pas exactement les corps républicains. Ils avaient tous une couille quelque part : trop agitée, trop noir, trop bègue, trop critique, trop pauvre… Avec cette foutue manie d’être différents, ils renvoyaient la scolastique à ce qu’elle était : une entreprise désespérante de normalisation. J’étais censée touiller suffisamment pour que le mélange devienne lisse. Mais rien à faire. Il resterait toujours des grumeaux. Les grumeaux c’est pas grave, on me disait. On les aura à la passoire des classes à examen. Sûrs de leur avantage, ils avaient un train d’avance. Seul, on ne change pas le métier, on change de métier. Ils en avaient vus avant moi. Comme dans un laboratoire, ma lente dégradation était analysée dans les couloirs. Quelques homos sapiens venaient demander des nouvelles, les homo scolasticus gardaient une distance de sécurité.

Algorithme, n.m
Mise en équation des chances de réussite par un système de classement des vœux d’orientation. L’algorithme Parcoursup est ainsi l’application dans le réel de l’idée que le mérite est exactement proportionnel à l’ensemble des notes multipliées par des coefficients farfelus. Chaque lycée étant en mesure de composer son propre algorithme, la répartition des adolescents dans les établissements d’enseignement supérieur est bientôt une immense Tour de Babel numérique. Comme dans le mythe, l’édifice obtenu est toujours pyramidal, précaire et s’écroule à la fin. Mais l’oeuvre collective repose avant tout sur la croyance que cette entreprise miraculeuse serait, parce que mathématique, forcément plus équitable. Le parcours du combattant qui consiste à formuler ses vœux malgré les innombrables critères de sélection-désélection assimile l’ensemble du processus à une sorte de course chevaline. La République en ressort meilleure, paraît-il.
Ex : L’algorithme a bien fait les choses ! Je vais à Assas, comme papa.

En attendant je disais « Oh ! C’est génial » à toutes les appellations contrôlées : Oh c’est génial la classe inversée ! Oh, c’est génial it’slearning ! Quoi ? ça peut corriger tout seul des QCM ? C’est formidable ! Quoi ? T’as créé un padlet pour les impliquer en classe collaborative connectée ? Wahou ! Mais, et les élèves sans connexion ? Et le rapport au monde physique ? Et le plaisir de fabriquer ? … restaient sagement dans ma tête et s’accumulaient comme dans une fosse à purin. Mais La Voix était là, inflexible :

restetranquilleçavamétabolisertranquillementtesidéesàlaconcequetusenscequetuvoiscequetucroisc’estvraic’estlàmêmesiaucunecompétencen’enrendrajamaiscompte

La Voix me permettait de lutter contre un logiciel, ce qui n’est pas rien, quand on considère la place que la rationalité technique a pris dans le monde.

Les années ont passé. Le cycle des rentrées, réveillons, retours en classe, réunions de fin d’années s’est succédé. On passait et repassait les plats. L’inertie les prenait comme moi. Au fil des discours de fin et de début d’année, la langue des technocrates a fait son chemin dans nos consciences. Les appellations contrôlées de la pédagogie ont bientôt recouvert entièrement nos bricolages, qui pourtant existaient toujours et tenaient la baraque. Il fallait parler efficace, et la langue que j’avais fuie en me réfugiant dans la Poésie est revenue par-derrière. Incapable de lutter contre l’hégémonie, La Voix s’est faite fluette. Il ne me restait d’Elle qu’un léger décollement à l’écoute des mots de l’institution. Je me sentais planer un peu. Elle m’engourdissait les membres, les oreilles surtout. Alors, Elle s’est tue d’elle-même, fatiguée sans doute de me soutenir sans perspective d’amélioration. Elle a du se dire que mon sort était réglé et qu’elle n’y pouvait rien. Je ne lui en voulais pas. J’étais contente même de l’oublier. Que l’innommable devienne le normal ! Que l’abject devienne le délicieux ! Que la fatigue devienne l’enthousiasme !

Béatification, n.f
Ultime espoir de reconnaissance laissé aux prisonniers de l’enseignement de masse. Dès la passation du concours, on leur avait ainsi indiqué que la vocation était importante et qu’on ne faisait pas ce métier pour la paye. Ils étaient loin encore de se douter à quel degré d’abnégation ils allaient devoir se hisser pour se placer sous les auspices favorables de leur inspection. Entre mille injonctions contradictoires, l’ancien poète et le futur fonctionnaire se contorsionne, cherchant à traduire la parole sibylline des fiches Eduscol en contenus conformes, et subir, si Dieu le veut, une visite-conseil positive tous les six ans. Au bout de combien de visites-conseil le ciel de la Liberté Pédagogique se dégage-t-il ? Nul ne le sait. Mais chacun s’applique néanmoins scrupuleusement à ses ablutions bi-quotidiennes, au cas où…

Libérée d’Elle, je me suis délectée dans ce nouveau rôle, longtemps attendu, du renoncement. J’ai fait mon repentir, et j’ai adhéré à tous les projets sans distinction : les voyages d’intégration, les Accompagnements Personnalisés qui n’en sont pas, les réflexions sans fin sur l’évaluation. On a commencé à me regarder différemment : avec le regard admirateur de la reconnaissance mutuelle. C’était bon ! C’était doux ! Je me suis sentie bête. Qu’est-ce qui chez moi avait pu merder à ce point-là pour que je prenne d’emblée le chemin barré à la fin ? Y en avait eu pourtant des panneaux d’avertissement ! C’était si simple d’être normale, comme un adoucissement général des rapports humains alentour. Alors c’est ça, je me suis dit, c’est ça. Je l’ai trouvée. Je l’ai invoquée. La Vocation. C’est une facilité d’être aux autres. Un amour qui se déverse dans tous les détails. Tiens, je t’ai amené tes couverts ! C’est comme dans une chanson des sixties. Le soleil brille, les copains sont là, et c’est pour la vie.

C’est donc au moment précis où le B de Béatification brillait dans le ciel, que je subis un voyage imposé par les circonstances avec un amant de passage. Long et odieux. Mais au milieu du désastre, me sont tombés entre les mains quelques livres rescapés des années 70. Une époque où désirer l’impossible avait acquis un nouveau crédit. Et l’un des livres commençait par :

« Peut-être, pour un temps, sommes-nous voués au monologue…
Aussi, résignés, avions-nous projeté d’écrire « Freud à l’école primaire » et « Chronique de l’école-caserne ». Or c’est un autre livre que nous vous présentons. Le problème numéro 1 demeure à nos yeux l’école-caserne, l’école de la non-communication, l’institution bureaucratique héritée de l’Empire, vouée par sa structure verticale à la pétrification et à l’absurdité… »

Peut-être pour un temps sommes-nous voués au monologue…

Alors se sentant appelée par un ami, La Voix se réveilla immédiatement. Je la reconnus avant même qu’elle ne parle.

Ca y’ est, je dys-fonctionne.


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