AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : A l'encontre
Entretien avec l’historienne Karima Dirèche conduit par Nadija Bouzeghrane
Quelle analyse faites-vous du rapport «Histoire et mémoires de la colonisation» de Benjamin Stora et des réactions qu’il a suscitées?
Ce rapport concerne, dans son ensemble, les préoccupations de la société française et de ses entrepreneurs mémoriaux dans leurs rapports à l’histoire coloniale. Pourtant, il interroge, en creux, l’absence du rapport algérien sur ces questions. Cette initiative a été prise en commun par les deux chefs d’Etat. Le président Tebboune avait désigné le directeur des Archives nationales, Abdelmadjid Chikhi, comme l’homologue algérien de Benjamin Stora.
La remise du rapport de Abdelmadjid Chikhi aurait permis de prendre connaissance de l’état des lieux de la connaissance produite en Algérie sur ces questions et, plus globalement, sur la façon dont l’université et la recherche académique ont traité l’histoire de la colonisation et ses mémoires plurielles. L’absence de ce rapport rend encore plus forte l’asymétrie des savoirs entre la France et l’Algérie, avec une France hyper présente et qui donne le la.
Y a-t-il, selon vous, des faiblesses ou des manques de ce rapport? Lesquels?
Réconcilier à tout prix les mémoires n’est sans doute pas la meilleure entrée d’analyse. La réconciliation n’est pas forcément la solution quand deux parties ont partagé un passé commun fondé sur la domination et la violence. Il faut laisser le temps faire son œuvre. Il faut distinguer ce qui relève de l’ordre du pragmatisme de la relation bilatérale et de ce refrain de la réconciliation qui répond à d’autres enjeux.
L’une des faiblesses de ce rapport, de mon point de vue, est de niveler les temporalités historiques en mettant sur le même plan la responsabilité des violences respectives et des souffrances subies.
La France a d’abord été un occupant dans un pays qui ne demandait pas à être occupé. Pendant 132 ans, elle a instauré un système marqué par la destruction des équilibres économiques et sociaux, par une législation discriminatoire avec le Code de l’indigénat (qui s’est importé dans toutes les colonies françaises), par la brutalisation et la clochardisation de la société algérienne.
C’est une séquence fondamentale de l’histoire contemporaine de la France, dont un grand nombre de citoyens français en sont issus: enfants de harkis, de supplétifs, d’immigrés, de pieds-noirs, de juifs d’Algérie.
Comment faire en sorte que ces mémoires puissent s’adosser à un récit historique juste qui reconnaît tous les protagonistes dans les dynamiques propres au temps colonial? Le savoir historique sur la colonisation, tel qu’il s’est construit ces dernières années, nous permet d’accéder à cette histoire et d’en connaître sa complexité, ses heurts et ses malheurs.
L’intégration de l’histoire orale, des témoignages et des récits, la démarche anthropologique, l’accès à de nouvelles archives ont ouvert de nombreuses fenêtres sur les réalités passées. Les historiens et historiennes en France ont ainsi renouvelé, depuis longtemps, un certain nombre de lectures en décryptant les violences et les inégalités de la matrice coloniale. C’est pour cela qu’il est indécent d’entendre en France, en 2021, des opinions publiques et politiques célébrer la grandeur coloniale de la France.
La reconnaissance par la France des crimes et violences de la colonisation qu’exigent les Algériens permettrait-elle de décrisper le rapport à cette histoire et aux mémoires qui lui sont liées?
La reconnaissance est essentielle et elle suppose de l’Etat français d’exercer la responsabilité des violences commises en son nom. Pierre Audin [fils de Maurice Audin, militant de l’indépendance algérienne, assassiné par l’armée française et dont le corps n’a jamais été retrouvé] disait, fort justement, que la vérité est plus importante que les excuses. Et la vérité historique est souvent cruelle.
Cette reconnaissance passe par la construction d’un récit honnête et comptable, enseigné et diffusé dans les écoles. La dimension pédagogique est fondamentale dans la constitution d’une citoyenneté critique, apte à se protéger des idéologisations iniques et réactionnaires.
Je ne suis absolument pas partisane du déboulonnage des figures des personnalités historiques de la colonisation. Que la statue de Bugeaud [1784-1849, ce «maréchal de France» se chargea de «pacifier» l’Algérie par «tous les moyens»] reste dans l’espace public, mais qu’on y grave la liste de ses malversations et de ses crimes lors de la conquête de l’Algérie. Ce passé colonial, qui ne cesse d’être réactivé en France (au nom du nationalisme et des souffrances des groupes sociaux dont ils sont issus), devrait désormais accoucher d’une reconnaissance publique de la responsabilité de l’Etat français avec le récit historique qui doit l’accompagner.
La reconnaissance devrait être assortie à la fois de gestes symboliques, mais surtout d’actions pragmatiques. Le rapport de B. Stora préconise le partage des archives coloniales, qualifiées fort justement de «patrimoine partagé commun».
Une des urgences, me semble-t-il, est celle qui concerne le passif tragique des essais nucléaires dans le Sahara [en 1960-1961: quatre essais aériens; de 1961 à 1966: 13 essais souterrains]. C’est une question de santé publique très grave d’autant plus que les informations et les statistiques dont disposent les autorités algériennes sont insuffisantes pour procéder à une décontamination systématique des sites d’expérimentations atomiques.
Pourquoi l’Etat français ne remettrait-il pas les documents cartographiques et les données contenus dans les archives pour procéder, pourquoi pas, à une action commune? A défaut de solder les comptes du passé, cette action regarderait, enfin, le présent et l’avenir.
Comment expliquez-vous que la société française se focalise sur la guerre d’indépendance alors que pour les Algériens, à juste titre, c’est toute la période coloniale (de 1830 à 1962) qui doit être prise en compte?
L’histoire de la colonisation, dans ses réalités discriminantes, inégalitaires et spoliatrices, a été reléguée au profit d’une mémoire de la souffrance des Français d’Algérie. Ceci dit, l’Etat algérien focalise également le récit national sur la guerre d’indépendance en privilégiant une mémoire sélective, évoquée au nom des victimes, des héros et de la muséification de la souffrance nationale.
Quelle place accorder à tous ceux qui ne sont ni des héros ni des victimes? Il est urgent de diffuser les travaux de certains historiens algériens produits en toute confidentialité et rarement valorisés par l’institution académique.
A quand une histoire consacrée aux pieds-noirs, aux harkis, aux juifs enseignée à l’école? A quand une histoire de la pratique de la torture par l’armée française? Je ne parle pas de témoignages et de récits de vie publiés. J’évoque une démarche scientifique, exigeante, qui décrypte, explique et analyse les réalités coloniales au prisme de l’Algérie et non de la France.
La discipline historique en Algérie a un statut ambivalent. Elle est à la fois la discipline de la nation et de l’identité nationale et la parente pauvre des sciences sociales et humaines.
Comment expliquez-vous que des jeunes nés après l’indépendance de l’Algérie se revendiquent dans les manifestations pacifiques du hirak des héros de la lutte de libération nationale, à l’exemple de Abane Ramdane, Larbi Ben M’hidi, Hassiba Ben Bouali et d’autres encore?
Le hirak a laissé exprimer la volonté d’une grande partie des manifestant·e·s à rompre avec les récits historiques d’Etat. En se focalisant sur le rejet unanime du régime politique, la contestation populaire a renoué avec les notions de résistance de la longue lutte anticoloniale. Le hirak reprend à son compte les fondamentaux de l’histoire révolutionnaire algérienne (résistance, esprit de sacrifice, engagement, patriotisme) pour lui réinsuffler son idéal premier considéré, par l’opinion publique, comme disparu.
La réappropriation des symboles révolutionnaires (le 1er Novembre, l’emblème national, «un seul héros, le peuple», …) participe à cette volonté de renouer avec une histoire de combats et de résistances dont le but était la liberté, la justice et l’égalité. Les martyrs ne viennent pas alimenter la traditionnelle rhétorique anticoloniale mais condamner la confiscation de l’indépendance et l’illégitimité de ceux qui y ont participé.
Le hirak a montré que les Algériens ont une connaissance intime de leur histoire, qui a résisté aux instrumentalisations du pouvoir. Les pancartes et les mots d’ordre des manifestants font référence à un besoin d’une narration «juste» qui reconnaît les siens, débarrassée de toutes les falsifications et impostures.
En occupant ainsi l’espace public, les Algériens réinventent un patriotisme qui leur est cher, loin des commémorations officielles et insipides vidées de leur sens historique. Et sans doute une aspiration de la société algérienne à une plus grande justesse de la «vérité historique», conjuguée à une demande de justice réparatrice et à une reddition des comptes.
Dans quelle mesure cette appropriation par les générations post-indépendance de leur histoire et par là même de la mémoire collective participe à l’affirmation de leur identité et à la revendication d’une nation riche de sa pluralité linguistique et culturelle?
Les acquis de la mobilisation citoyenne ont permis, à l’échelle de l’opinion publique, de mettre à distance les récits et discours d’Etat usés jusqu’à la corde. Il était très intéressant, par exemple, de voir comment la rhétorique d’Etat du séparatisme kabyle a été contre-productive dans l’épisode de l’interdiction de l’emblème amazigh.
On a observé un large consensus autour de la pluralité ethnique et culturelle du pays. En ce sens, l’apprentissage de la culture citoyenne qu’a constitué le hirak depuis son émergence dans le paysage politique a fait dire: «2001, on nous a séparés; 2019, on va les briser.» Ce consensus, «Nous sommes tous Algériens», résonne comme une réconciliation nationale souhaitée par le bas et dans l’espace public partagé désormais par un très grand nombre d’Algériennes et d’Algériens.
… et à l’écriture d’un récit national délesté des non-dits, des tabous, désinstrumentalisé et dans lequel tous les Algériens se reconnaîtraient?
L’Algérie est, depuis 1962, confrontée au poids de son passé et par là même au choix de son passé. Entre histoire coloniale rejetée, sinon mal assumée et histoire nationale arabo-musulmane, son écriture est soumise à des conflits de mémoires et à des manipulations concertées.
Et dans les choix à faire, celui de la guerre d’indépendance demeure l’épisode historique matriciel et canonique (du moins tel qu’il est enseigné dans les écoles et les universités) de la naissance ou de la résurrection (selon les auteurs) de la nation algérienne.
Il me semble que pour la société algérienne (du moins pour cette écrasante majorité de jeunes), la période coloniale appartient définitivement à un passé révolu; pourtant ses violences, ses injustices, ses discriminations renvoient douloureusement en écho à celles commises par un régime politique certes indépendant, mais autoritaire et prédateur.
La foule contestataire a laissé exprimer une étonnante capacité à se défaire des récits nationaux tels qu’ils sont diffusés par les institutions d’Etat pour extérioriser une critique sévère et lucide de la manipulation de l’histoire du pays. «Qu’avez-vous fait de notre indépendance?» est la question qui renvoie à la responsabilité des gouvernants. (Entretien publié en date du 21 février dans le quotidien El Watan)
____
Karima Dirèche est directrice de recherche CNRS/Aix-Marseille Université. Elle est spécialisée en histoire contemporaine du Maghreb. Karima Dirèche a notamment dirigé l’ouvrage collectif L’Algérie au présent, entre résistances et changements, IRMC/Karthala, 2019