Guillaume Bourain : “La librairie est un lieu où l’on se réenchante”

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SOURCE : Le Comptoir

Trois ans après avoir fondé la librairie Les Rebelles Ordinaires à La Rochelle avec sa compagne et associée Bérangère Bodin, Guillaume Bourain a été sacré « libraire de l’année » en 2020 par le magazine « Livres Hebdo ». L’occasion de revenir avec lui sur cette année particulière marquée par la crise sanitaire, sa vision de la librairie indépendante et la place du livre. 

Le Comptoir : Vous avez été élu en 2020 « libraire de l’année » par le magazine Livres Hebdo. Faut-il voir dans cette récompense le succès de l’approche de la librairie indépendante que vous portez avec les Rebelles Ordinaires ?

Bérangère Bodin et Guillaume Bourain © Les Rebelles Ordinaires

Guillaume Bourain : Livres Hebdo avait sélectionné cinq librairies sur le territoire national pour participer à ce prix qui a été décerné suite à un appel au vote auprès de l’ensemble de la profession du livre : bibliothécaires, éditeurs, libraires, représentants, distributeurs. Cinq portraits correspondant aux cinq nominés ont été publiés afin de pouvoir voter pour celui que l’on trouvait le plus à son goût. Ce qui a été apprécié et récompensé chez nous est l’accent mis sur l’accueil, notre démarche d’ouverture vis-à-vis des lecteurs, des auteurs mais également de gens qui n’appartiennent pas aux métiers du livre. Nous avons par exemple fait des conférences avec des personnalités locales sur des expériences de vie qui font de notre librairie un lieu d’accueil et de vie, sympathique, convivial, avec la volonté de bien recevoir le gens. L’idée est que la librairie soit avant tout un lieu de vie et d’échanges et non un temple sacralisé de la culture, en casser l’image élitiste qu’elle revêt trop souvent aux yeux du grand public et empêche l’accès aux livre car on ne se sent pas légitime.

Le prix des Libraires a eu une réelle importance pour nous car c’est un peu l’image de la petite équipe locale de foot qui a remporté la coupe de France et l’a ramenée à La Rochelle. Les personnes qui nous suivent et nous soutiennent étaient très fières de cela et c’est avec grand plaisir que nous avons partagé ce trophée avec eux. Cela a également permis de donner de la crédibilité à notre projet. Quand nous avons ouvert en 2017, dans les milieux du livre, c’était un peu « Bon, ils sont bien sympas mais c’est un projet de hippies leur truc ». Or, le prix des Libraires nous a permis d’arrêter de nager à contre-courant et de devenir un modèle de librairie parmi tant d’autres.

Comment avez-vous traversé les deux confinements ainsi que la mise en place du couvre-feu à 18h ?

Pendant le premier confinement, nous avons refusé toute forme de vente jusqu’au déconfinement. Cela nous a permis de porter un message intéressant, en soulignant que la vie devait primer sur le commerce — rappelons qu’à l’époque, il n’y avait pas de gel, ni de gants et que les hôpitaux étaient engorgés. Nous avons toutefois prêté des livres sur les deux dernières semaines du confinement aux clients qui commençaient à mal vivre l’enfermement et à qui cela permettait de s’évader un peu. En revanche, cela a été une catastrophe sur le plan économique pour l’entreprise. Le manque à gagner a été violent et entraîné de lourdes pénalités de retard de paiement de factures assez redoutables pour nous. Le phénomène a été renforcé par l’arrêt des événements et l’annulation des festivals, de sorte que depuis un an il n’y a plus d’événement, aussi bien à l’intérieur de la librairie qu’à l’extérieur. Nous avons également mis un temps infini à obtenir notre prêt garanti par l’Etat que nous n’avons reçu qu’en décembre. Et encore, nous avons touché 30 000 euros sur les 50 000 auxquels nous pouvions prétendre… Tout ceci sur une trésorerie en construction puisque nous sommes une jeune librairie. Autant de choses qui fragilisent beaucoup la structure.

« Il y a une vraie pédagogie à faire vis-à-vis du public afin de faire respecter les gestes barrières avec intelligence et de façon accueillante. »

Nous avons été en revanche très soutenus par la communauté qui suit la librairie et avons bénéficié plus généralement d’un réel élan du public vers les librairies indépendantes. Dès le premier jour du deuxième confinement, nous avons développé un système de drive avec livraison à domicile, permanence tous les jours et diverses possibilités de commander des livres. Autant de choses qui ont été appréciées et nous ont amenées du public. Nous avons également réalisé des travaux d’aménagement pour la reprise des événements dès que nous serons sortis du pic épidémique et qu’il sera de nouveau possible, dans la phase de transition, de refaire des choses dans le respect des précautions sanitaires. Plutôt que de râler sur ce qui devrait être ouvert ou pas, nous préférons essayer de proposer des solutions pour continuer à apporter un service de qualité aux gens, d’autant que nous pensons qu’il y a pire que nous, à l’image des restaurateurs qui doivent rester fermés. Le mois de novembre a ainsi pu être sauvé grâce au click and collect et le mois de décembre qui a suivi a été très important chez nous, comme chez beaucoup d’autres libraires. Ce très gros Noël nous a permis d’avoir une visibilité sur les six prochains mois car c’était le paradoxe d’être libraire de l’année, et au bord de la fermeture au même moment…

Quant au couvre-feu, il constitue un moindre mal par rapport à un reconfinement. Précisons que nous sommes une librairie de proposition,  ce qui implique de pouvoir flâner et se balader dans les espaces pour découvrir ce que nous proposons. En novembre, les livres que nous vendions en click and collect étaient principalement des best sellers plébiscités par la radio et les médias mais notre offre, qui est un peu différente, passait complètement à la trappe car les gens n’avaient plus accès à la librairie. Le couvre-feu a quand même cet avantage de permettre aux gens de continuer à déambuler chez nous. La différence est que nous travaillons maintenant six jours sur sept puisque nous avons rajouté le dimanche matin afin de permettre aux gens qui ne peuvent pas venir la semaine d’avoir un créneau de plus pour passer le week-end. Vu que nous avons également réduit notre pause déjeuner, les journées sont un peu denses mais comparé aux gens qui ne peuvent pas travailler, on ne va pas se plaindre.

Le gouvernement a annoncé un plan de 230 millions pour soutenir les librairies indépendantes. Ce soutien va-t-il dans le bon sens ?

Ce plan s’inscrit dans un plan plus vaste pour soutenir la culture. En ce qui nous concerne, nous avons eu accès très facilement à une subvention du Centre National du Livre, à hauteur de 3 500 euros. Si cette aide était bienvenue,  le montant restait très insuffisant pour nous qui étions dans une situation de fragilité particulière — nos pénalités de retard étaient par exemple du triple de cette somme — , ce qui nous a obligés à refaire des emprunts personnels pour maintenir l’entreprise à flot. Heureusement, nous avons bénéficié là encore de beaucoup de solidarité. Nos amis du bar le Bathyscaphe, par exemple, nous ont fournis une aide précieuse dans la réalisation des aménagements de la librairie afin de permettre une meilleure déambulation. Ils ont travaillé sept jours sur sept par amitié pendant plus d’un mois et nous leur devons beaucoup.

Quid de la gestion du COVID-19 au quotidien ?

Cette crise est grave, il faut en prendre conscience. Notre objectif est simple dans la librairie : que le virus ne s’y propage pas comme une trainée de poudre — nous avons des personnes en grande fragilité qui fréquentent notre lieu — et en même temps que les mesures à respecter ne soient pas vécues comme oppressantes. Il y a une vraie pédagogie à faire vis-à-vis du public afin de faire respecter les gestes barrières avec intelligence et de façon accueillante. Nous devons vérifier si chacun a bien un masque, si untel s’est lavé les mains avant de toucher un livre. C’est parfois un peu usant car cela nous place d’entrée de jeu dans une position de gendarme, alors que ce n’est pas vraiment l’état d’esprit de la librairie dans laquelle on est très libre — on peut d’habitude lire un livre gratuitement à l’étage, le reposer — mais c’est inévitable. Une décoration humoristique à l’effigie de la reine d’Angleterre  a été mise en place afin d’expliquer le « protocole » avec humour et essayer de désamorcer les conflits.

Ce qui est davantage intéressant pour une librairie comme la nôtre qui porte une réflexion sur la société contemporaine est de pouvoir aborder avec les gens les débats autour de la fameuse « dictature sanitaire ». Si certains ne veulent rien entendre, c’est l’occasion de discuter avec d’autres et d’échanger sur les contradictions de chacun, à l’image de ceux qui enfilent un vieux masque usé qui ne sert à rien afin d’exprimer leur refus des mesures sanitaires, sans voir de prime abord que porter un masque qui ne sert à rien, en plus d’être dangereux pour eux et les autres, est un geste vide de sens et se plier à un geste vide de sens, c’est là que réside la soumission, même si on râle. Nous expliquons que nous n’obéissons pas ici à un gouvernement ; le masque a par exemple été obligatoire chez nous dès le déconfinement, là où le gouvernement avait laissé une marge à chaque commerce avant de revenir dessus. L’idée est de se protéger les uns les autres par deux gestes simples : le port d’un masque approprié sur le nez et la bouche, et le nettoyage des mains. C’est tout ce que l’on peut faire à notre échelle pour enrayer un peu les choses, alors faisons le. On remarque souvent que ce sont les mêmes clients qui nous reprochent d’être drastiques, qui s’emportent 15 minutes plus tard contre le « laxisme sanitaire des grandes surfaces » ou le fait qu’il y ait trop de monde sur le port. En fait, les gens sont très ambivalents et en ont surtout marre de cette situation, alors ils râlent ! Il ne faut pas le prendre personnellement et essayer de négocier avec cela même si c’est usant ; cela demande un grand travail sur soi, on développe son zen. Cela marche dans 99% des cas et dans des cas extrêmes, nous refusons l’entrée en magasin.

« Sans les événements pour défendre la plume de jeunes auteurs ou d’auteurs en particulier, on perd le côté vivant qui est essentiel. »

Les plus touchés par la crise semblent être les jeunes auteurs et les petites maisons d’édition. Quel rôle peuvent jouer les librairies indépendantes à leur niveau ?

En tant que librairie indépendante, nous avons effectivement une carte à jouer mais sans les événements pour défendre la plume de jeunes auteurs ou d’auteurs en particulier, on perd le côté vivant qui est essentiel. De la même manière que quand vous êtes musicien, sans pouvoir faire de concerts, il y a quand même un truc en moins que vous ne pouvez pas remplacer. Avec Zoom cela ne fonctionne pas, ce n’est pas du tout la même chose et on est privé de quelque chose. Nous allons quand même réaliser des petites vidéos au sein de la librairie pour conseiller des bouquins avec enthousiasme, avec des trucs un peu amusants, mais le plus important c’est le dialogue avec les gens. Mon premier rôle c’est d’aller vers le lecteur, discuter avec lui pour savoir s’il recherche quelque chose en particulier et de proposer. Je pense que ma force est plus dans la proposition que dans l’orientation. Si je peux bien sûr être enthousiaste sur un livre en particulier que j’ai adoré, le plus souvent ce n’est pas moi qui arrive en disant « il faut avoir lu cela« . C’est plutôt « si vous aimez tels types de trucs, il y a ceci ou cela » pour qu’à la fin ce soit eux qui fassent leur choix.

Il ne faut pas oublier qu’un livre sur deux ou trois est destiné à un cadeau et souvent pour quelqu’un qu’on connait peu. Or, compte tenu de l’abondance de publications et le peu de relais — il y a en gros dix bouquins dont on va parler en permanence sur tous les médias et les autres sont ignorés — je cherche plutôt à savoir à qui s’adresse tel ou tel livre plutôt que d’avoir un avis dithyrambique sur l’un ou l’autre.

Dans cette crise sanitaire, les principaux gagnants semblent malgré tout avoir été les géants du numérique. Quels sont les véritables risques que font courir une multinationale comme Amazon sur la chaîne du livre ?

Le problème que pose Amazon est surtout celui de l’inégalité logistique. La Poste a des accords privilégiés avec eux, alors que cela nous coûte très cher d’envoyer un livre. Une directive, qui intègre désormais dans le tarif Colissimo l’épaisseur du colis et plus seulement le poids, cible clairement le livre et a été prise sous la pression de la multinationale américaine. En cela, la mesure de remboursement des frais d’envoi des livres décidée par Roselyne Bachelot afin de nous permettre d’être à un centime d’euro, comme eux, est plutôt bienvenue. Cela dit, je reste confiant dans l’avenir et pense que cette entreprise a fait son temps. Elle a correspondu un temps à une sorte d’El Dorado avec la possibilité de recevoir un livre en une heure mais les gens vont déchanter. Regardez Mc Donald qui a également connu son heure de gloire jusqu’à ce que les gens s’aperçoivent que ce n’est quand même pas terrible d’aller y manger tous les jours. Je pense qu’Amazon va connaître le même destin et devenir le McDo du livre. Au contraire, la librairie est un lieu où l’on se réenchante par la joie simple, celle d’un échange au quotidien, avec quelqu’un qui vous parle et vous reconnaît.

Dans le roman L’Enfer de Gaspard Koenig, l’enfer correspond à un monde dans lequel un type, dans une zone duty free d’aéroport, peut et doit acheter indéfiniment toutes sortes de choses, sans aucun désir. C’est cela que propose Amazon. Une espèce d’algorithme infini qui vous permet d’acheter ceci ou cela et de vous faire livrer mais quel intérêt ? En revanche, le gros problème est cette image d’impunité dont bénéficie la multinationale par rapport au gouvernement. Cela a été un bras de fer pour leur faire respecter les restrictions sanitaires afin de protéger leurs salariés, là où un magasin lambda aurait été fermé en deux minutes. On sent bien qu’il y a deux poids deux mesures. Si les géants du numérique ont bien été les grands gagnants de la crise sanitaire, il y a quand même une prise de conscience des méthodes de ces gens-là qui en ont choqué plus d’un et fait basculer beaucoup de personnes. Mais, à mes yeux, Amazon ne fonctionnerait pas sans les clients, et il faut aussi se demander comment on a envie de vivre.

En France, le secteur est malgré tout protégé par le prix unique du livre.

Oui, cette loi votée sous Jack Lang en 1981 et qui fête ses 40 ans cette année est aussi formidable que méconnue. Beaucoup de personnes ignorent aujourd’hui que le prix des livres est le même en librairie que dans les grandes surfaces. Le plus souvent, la communication consiste à dire que les grandes surfaces n’ont pas le droit de vendre moins cher que les librairies. Je préfère dire de façon humoristique que nous arrivons à vendre au même prix que la Fnac ! Avec le prix unique du livre on peut dire aux gens : « oui, il y a Amazon mais avouez que c’est quand même beaucoup moins sympa qu’ici. » En réalité, même sans prix unique, les choses peuvent parfois se faire en bonne intelligence. Au Québec, des grandes surfaces, comme Renaud Bray, restent raisonnables vis-à-vis des librairies indépendantes car elles estiment qu’elles ont besoin d’elles pour survivre et que les deux sont complémentaires. Cela dit, rien ne garantit que cet équilibre soit préservé le jour où ils seront rachetés par un fond de pension et en cela, c’est intéressant que nous disposions d’une loi.

« Au contraire d’Amazon, la librairie est un lieu où l’on se réenchante par la joie simple, celle d’un échange au quotidien, avec quelqu’un qui vous parle et vous reconnaît. »

On annonce depuis des années en France la révolution du livre numérique, ce dernier semblant avoir connu son heure de gloire avec la fermeture des librairies lors du premier confinement. Quel est votre regard sur ce phénomène ?

Je ne suis pas inquiet sur le livre numérique car je considère que quand une révolution technique doit avoir lieu, elle a lieu. Aujourd’hui, nous avons tous un smartphone mais d’autres choses ne prennent pas. Le livre numérique peut présenter un intérêt pour deux usages. Quand l’on part en voyage, une liseuse permet de ne pas emporter 140 bouquins avec soi, et pour les personnes âgées une tablette permet d’agrandir les caractères et a l’avantage de ne pas être lourde à déplacer. Pour autant, cela ne remplacera pas le livre papier. Les livres numériques ont été beaucoup téléchargés pendant le premier confinement car les gens n’avaient pas été prévenus et n’avaient donc pas pu anticiper la fermeture des magasins et des librairies. En revanche, la veille du second confinement, ils sont venus faire des réserves en masse et cela a été notre plus grosse journée de tous les temps en termes de chiffre d’affaire, ce qui a également été le cas pour de nombreuses librairies. Preuve que pour un grand nombre de personnes, le livre physique continue d’avoir une réelle importance. D’ailleurs, beaucoup de choix se font sur le format, la couverture et l’objet a une réelle importance. Quand, les objets sont beaux, cela fonctionne tout de suite.

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