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SOURCE : Bastamag
La mobilisation parviendra-t-elle à faire reculer le gouvernement qui prévoit de démanteler EDF ? C’est à souhaiter. Les précédents en matière de libéralisation du secteur sont connus : augmentation des coûts pour l’usager, dégradation du service et frein à la transition énergétique.
Voilà près de deux ans que le gouvernement français et la Commission européenne négocient la réorganisation d’EDF. Pour le moment, l’État détient 84 % du capital de cet établissement public, transformé en SA en 2004, et introduit en bourse en 2005. Ce qui est prévu par le projet de réorganisation du gouvernement – baptisé Hercule – c’est de séparer EDF en trois entités, et d’en introduire une en bourse. Un pôle serait chargé de la production nucléaire et thermique (EDF bleu), un pôle aurait la charge des concessions hydroélectriques (EDF Azur) et un troisième pôle (EDF vert) regrouperait tout le reste, notamment le solaire, l’éolien et la gestion des réseaux : les infrastructures qui acheminent l’électricité jusque dans les bâtiments où elle est consommée. C’est ce troisième pôle (EDF vert) qui serait introduit en bourse tandis que les deux autres resteraient publics, du moins dans un premier temps.
« Pour l’instant, tout le monde bénéficie de l’électricité, on ne paie pas en fonction de l’endroit où l’on habite »
« Hercule, c’est la fin d’EDF, résume Marie-Claire Cailletaud, responsable des activités industrielles à la CGT. Privatiser le nucléaire, c’est un peu gros, et ce n’est pas sûr que cela intéresse grand monde tant les coûts à venir sont élevés. Mais tout le reste sera privatisé, y compris les réseaux. » Pour cette ingénieure, la privatisation des réseaux est vraiment problématique. « Pour l’instant, tout le monde bénéficie de l’électricité et on ne paie pas en fonction de l’endroit où l’on habite. Mais cela pourrait ne pas durer. On voit qu’avec les réseaux de téléphonie, il y a des zones blanches. Il ne faudrait pas que l’on ait la même chose avec l’électricité. »
En Angleterre, où le réseau électrique a été privatisé dans les années 1990, l’entreprise privée qui contrôle désormais l’approvisionnement enregistre des marges bénéficiaires de 19 % en moyenne sans réaliser les investissements nécessaires au bon fonctionnement des équipements. La situation est si désastreuse qu’en 2019 les Travaillistes promettaient de renationaliser le réseau s’ils revenaient au pouvoir [1]. Ce défaut d’investissement dans les réseaux de transmission est particulièrement imprudent si l’on souhaite augmenter la part des énergies renouvelables. « C’est une production moins stable qui exige le renforcement des réseaux, détaille Anne Debrégéas, ingénieure et porte-parole de la fédération syndicale Sud-Énergie. Si l’on décide par exemple de développer l’éolien off shore, il va falloir tirer de nouvelles lignes. »
Énergies renouvelables : « On risque de revoir nos ambitions à la baisse »
« Les investissements à faire sont colossaux, prévient Marie-Claire Cailletaud. Aucun acteur privé ne voudra les engager. Les actionnaires vont demander des retours sur investissement à deux chiffres, ce qui n’est pas compatible avec l’industrie où ces retours sont à très long terme ; 25 ou 30 ans. » Sans compter que privatiser, cela coûte cher ! En faisant simplement varier le taux de financement de 2 % (taux d’emprunt accordé à l’État) à 9 % (taux généralement demandé par un investisseur privé), le coût total de production de l’électricité double pour le solaire ou l’éolien, précise Anne Debrégéas. « S’il faut payer deux fois plus, ça va être difficile de tout faire. On risque de revoir nos ambitions à la baisse. »
« La révolution de l’énergie verte doit miser sur une approche qui voit les énergies renouvelables comme des biens publics », rapporte une étude de la Fédération syndicale européenne des services publics qui dresse le bilan de 20 ans de libéralisation des secteurs de l’énergie. Au Danemark, « ce sont la propriété et les contrôles publics du réseau qui ont rendu possible la transition vers les énergies renouvelables ». En Allemagne, « la transition énergétique montre que la remunicipalisation de l’énergie va bien plus loin qu’un changement de propriétaire. Les organisations de la société civile réclamant plus d’énergies renouvelables, et un approvisionnement en énergie durable, ont été les principaux moteurs de ce mouvement ». Autre point important : en cas de privatisation, toute stratégie industrielle d’implantation des énergies renouvelables sera rendue difficile. Les acteurs publics ne pourront plus, par exemple, décider d’installer des sites de production dans des zones particulièrement affectées par la désindustrialisation.
La France dépourvue de planification industrielle
Anne Debrégéas évoque le mauvais exemple du développement du solaire dans les années 2000, qui reposait sur les investisseurs privés via des appels d’offre, puis sur un soutien via des tarifs d’achat garantis de l’énergie produite. « La collectivité a surpayé le développement du secteur photovoltaïque avec des tarifs de rachat très élevés. S’apercevant que c’était vraiment trop haut, ils ont marqué un coup d’arrêt qui a littéralement démoli la filière. En moins de deux ans, 20 000 des 30 000 emplois du secteur ont été détruits. La filière ne s’en est jamais remise. » L’absence de filière publique, de formation assermentée et de garantie unifiée a de plus entraîné de nombreuses malfaçons, et un découragement pour certains particuliers et collectivités.
« On n’a aucune planification industrielle en France, regrette Marie-Claire Cailletaud, et un vrai problème de désindustrialisation. Le développement, même faible, des énergies renouvelables n’a pour le moment pas profité à notre pays. On se contente souvent de faire de l’assemblage de pièces importées. La valeur ajoutée ne reste pas ici. C’est dommage. » Moins chère à court terme, l’importation de matériel asiatique ne favorise pas la création d’emplois qualifiés, et elle charge le bilan carbone de la filière des énergies renouvelables.
La recherche et l’innovation au point mort
Pour se développer, le secteur des énergies renouvelables aurait intérêt à s’appuyer sur un secteur de recherche et développement (R&D) solide. Or, depuis qu’EDF a été partiellement privatisée, en 2004, le secteur a fondu comme neige au soleil : les effectifs sont passés de 2700 personnes à 1800 en 20 ans. Et la saignée devrait se poursuivre, malgré les défis immenses auxquels il faut faire face, notamment du côté des économies d’énergie : inventions de processus de production économes, réflexions sur le colossal chantier de la rénovation énergétique – le secteur du bâtiment étant responsable en France du quart des émissions de gaz à effet de serre. « On va faire face à une rupture technologique majeure, avec une obligation de revoir tout notre parc de production, et on retire de la R&D, cela n’a pas de sens », proteste Anne Debrégéas.
« La R&D a intérêt à se faire au sein d’une entreprise intégrée, insiste Marie-Claire Cailletaud. Il y a un vrai intérêt à travailler de manière coopérative. A profiter de ce que savent les autres. S’il y a de la concurrence, on a des œillères, on est forcément moins bons. » On peut citer à titre d’exemple le secteur éolien, éclaté en une multitude d’acteurs, ce qui fait qu’aucune structure ne peut prendre en charge la R&D sur des problèmes généraux. « Sur la maintenance, cite Anne Debrégéas, il existe des tentatives d’organisation autour d’une structure fédérant environ 600 entreprises concurrentes qui ne veulent pas nécessairement faire part de ce qu’elles savent. C’est infernal pour avancer. On voit là combien le secret commercial nuit à la recherche. »
« L’électricité est un produit de première nécessité, pour les particuliers – 13 millions de personnes sont en situation de précarité énergétique en France – mais aussi pour les industriels, rappelle Marie-Claire Cailletaud. On ne peut pas laisser cela dans la main du marché. Et EDF appartient aux usagers. Ce sont eux qui ont financé les installations grâce à leurs factures. Nous espérons vraiment que le gouvernement va revenir sur son projet de privatiser le secteur électrique ; et que l’on va pouvoir remettre en avant l’intérêt général et la discussion démocratique. »
Nolwenn Weiler