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SOURCE : Dissidences
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Il y a trois ans, les éditions des Nuits rouges ont célébré à leur manière le centenaire des révolutions russes, rééditant des ouvrages introuvables (Quand j’étais commissaire du peuple1) ou traduisant des études majeures (Pétrograd rouge2). Ce livre d’Emma Goldman, publié pour la première fois en français, est plutôt à rapprocher de celui de Maurice Brinton, Les Bolcheviques et le contrôle ouvrier3. Il est surtout complémentaire du témoignage d’Alexandre Berkman, republié il y a peu par les éditions Klincksieck4. Ils ont en effet vécu ensemble ce séjour en Russie bolchevique, la version donnée par Emma Goldman ayant seulement eu à souffrir d’une première édition partielle, nécessitant une seconde édition plus complète, ainsi que les deux préfaces successives de l’auteure l’expliquent.
Expulsée des États-Unis fin 1919, avec d’autres anarchistes, Emma Goldman fut d’abord accueillie par Zorine, militant bolchevique, à Petrograd. Cette ville, elle l’avait connue du temps de son adolescence, et le contraste avec celle de 1920, dépeuplée et affamée, lui fut un choc. Moscou, qu’elle visita également, lui sembla nettement plus vivante. Elle finit par trouver une activité en s’investissant dans le travail du Musée de la Révolution, ce qui la conduisit à voyager en Ukraine afin de collecter des documents. Elle fit également un séjour à Arkhangelsk, au nord de la Russie, où elle fut particulièrement impressionnée par l’excellente gestion bolchevique, de l’approvisionnement ou des écoles, grâce à un administrateur communiste intelligent et humain, qui réhabilitait les opposants par un travail constructif, le contre-exemple de ce qu’incarnait pour elle la majorité des bolcheviques.
Au contact de cette Russie en révolution qui l’avait tant faite rêver, lui avait procuré tant d’espoir, le doute s’insinua peu à peu : ce sont surtout les privilèges dévolus aux représentants du nouveau pouvoir ou la corruption dont ce dernier était complice qui la choquèrent profondément. Mais elle fut amenée à mettre également en cause l’inefficacité du travail et de la discipline forcée (le livret de travail lui répugnait), ou la centralisation étatique de l’économie, aux résultats décevants. Son regard sur les bolcheviques sait toutefois se faire nuancé, comme le prouve ce passage : « Obsédés par l’infaillibilité de leur credo, se donnant eux-mêmes à fond, ils pouvaient être à la fois héroïques et méprisables, capables de travailler vingt heures par jour, vivant de harengs et de thé, et donner l’ordre de massacrer des hommes et des femmes innocents. » (p. 105).
Un des aspects les plus passionnants du récit d’Emma Goldman, ce sont les nombreuses rencontres qu’elle fit, de personnalités connues (Bill Chatov) ou de simples anonymes (des juifs d’Ukraine, reconnaissants au pouvoir bolchevique de les protéger des pogroms). Nombre de ses interlocuteurs lui demandaient d’ailleurs si la révolution était pour bientôt aux États-Unis, parfait reflet de l’attente de révolution mondiale occupant les esprits à l’époque. Certaines figures se distinguaient à ses yeux par leur idéalisme et leur humanité, Angelica Balabanova surtout, et le Commissaire du peuple à l’Éducation, Anatoli Lounatcharsky, de par son projet éducatif ; ce dernier fit quand même l’objet de ses critiques au sujet d’une pièce de théâtre sur la révolution allemande qu’il avait écrite, Le Forgeron et le conseiller, qu’elle jugeait fort médiocre. Difficile également de rester de marbre face aux évocations de ses camarades anarchistes en proie à la répression de la Tchéka.
S’appuyant sur son expérience personnelle et sur les leçons de ses diverses rencontres, Emma Goldman s’efforce, dans un arrière-propos, de tirer les leçons politiques de la révolution russe5. Pour elle, la révolution en Russie était parfaitement légitime, loin de toute idée de prématurité, mais elle fut trahie par les bolcheviques, obsédés par leur vénération d’un État centralisé. Cet État s’imposa ainsi contre les viviers révolutionnaires des soviets, des syndicats et des coopératives. La cause de cette dérive ? La faiblesse de la culture politique du peuple russe, très majoritairement rural, imprégné d’obscurantisme, rétrograde, qui favorisa, selon elle, l’« escroquerie » bolchevique6. Quant au tournant à proprement parler, comme d’autres opposants révolutionnaires, il s’agit pour elle du traité de Brest-Litovsk, qu’elle va jusqu’à comparer à la trahison de la social-démocratie allemande en 1914 ! Cronstadt, dans cette interprétation, n’est que l’enterrement définitif de la révolution, survenu quasiment au même moment que l’enterrement d’une grande figure de l’anarchisme, rencontré et profondément respecté par Emma Goldman, Kropotkine.
Il y a, chez Emma Goldman, une forme de dichotomie, entre l’émancipation et la contrainte, le peuple et la minorité bolchevique, qui l’empêche de distinguer l’imbrication de ces contraires supposés, ou qui l’amène à constater un « vide artistique » (sic) dans la Russie de l’époque. L’autre point essentiel, selon elle, c’est la négation des valeurs éthiques par les bolcheviques, ce qui l’amène à tracer un parallèle entre eux et les jésuites. Elle a également tendance à ne voir l’implantation communiste hors de Russie que comme résultant de l’argent de Moscou. Pour autant, on notera qu’elle semble se défier en partie de Makhno et de son mouvement, considérés comme trop exclusivement militaire, et qu’elle ne rencontra jamais, en dépit de plusieurs tentatives de la part du premier. Un témoignage de premier ordre, parmi tous ceux émanant de courants révolutionnaires.
1La recension prochainement sur notre blog.
2Voir sa recension sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/8916
3Voir sa recension sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/8756
4Voir la recension sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/8874
5Certains textes d’Emma Goldman sur ce sujet avaient déjà été reproduits dans l’ouvrage d’Alexandre Skirda, Les Anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, chroniqué sur ce blog : https://dissidences.hypotheses.org/8765
6« Un peuple particulier que ces Russes, à la fois anges et démons, sujets aux impulsions les plus élevées comme aux plus brutales, capables de presque tout, sauf d’efforts prolongés. Je me suis souvent demandée si cette dernière caractéristique pouvait expliquer, jusqu’à un certain point, la désorganisation générale du pays et la situation tragique de la révolution. » (p. 163). C’est un des passages où Emma Goldman échappe à sa vision souvent trop binaire, mettant en valeur la complexité d’un pays en révolution.