Entretien avec Danièle Sallenave : pourquoi il est urgent de faire émerger la liberté d’expression “en bas”

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SOURCE : Marianne

Écrivain et membre de l’Académie française, Danièle Sallenave vient de publier un « Tract » intitulé « Parole en haut silence en bas », un texte dans lequel elle déplore que certaines catégories de la population, notamment les plus populaires, n’aient pas voix au chapitre.

Marianne : Pourquoi estimez-vous que la liberté d’expression est insuffisante ?

Danièle Sallenave : Ce n’est pas qu’elle est insuffisante, c’est que la majorité en France en ce moment n’y a pas accès, et surtout ne se l’autorise pas. Or pourtant on ne cesse de le redire « en haut » : la liberté d’expression est une de nos « valeurs » les plus précieuses – je discute d’ailleurs ce mot de « valeur », car à une « valeur » on peut toujours en opposer une autre. À l’occasion des dernières attaques terroristes en réponse à la publication des caricatures de Mahomet, on l’a redit : c’est à notre liberté d’expression qu’ils en ont ! Défendons-la !

Entretien avec Danièle Sallenave : pourquoi il est urgent de faire émerger la liberté d'expression "en bas"

Je ne peux donc que constater qu’il y a deux poids et deux mesures : quel usage la majorité fait-elle de ce droit imprescriptible à la liberté d’expression ? A-t-on entendu le plus petit élément de discussion sur les sujets brûlants de l’actualité, le terrorisme, l’assassinat de Samuel Paty ?

Justement, quel « élément de discussion » ? Selon vous, on n’entendrait pas assez l’opinion de certains Français ?

Ce texte est une suite de celui que j’avais écrit à propos des gilets jaunes, Jojo le gilet jaune. La situation est exactement opposée : les Gilets jaunes, c’était une explosion de la liberté d’expression, venant de gens que nous n’entendions jusqu’ici jamais. Au début j’avais été un peu réservée, trop de propos homophobes ou antisémites. Mais très vite j’ai compris ce qui se jouait. Ils voulaient se faire entendre, et rappelaient que tout le monde a droit à la liberté d’expression de façon inconditionnelle.

Après l’assassinat atroce du malheureux Samuel Paty, il s’est passé l’inverse. Naturellement tout le monde partageait la réprobation, le dégoût, l’horreur devant sa mort abominable. Mais il y avait peut-être des choses qui gênaient, à tort ou à raison, dans cette universelle communion. Il y avait peut-être des réserves. Je ne parle pas de ceux qui parlent de venger le prophète ! Mais, par exemple, est-ce que tout le monde était d’accord pour qu’on fasse de telles caricatures un matériel pédagogique destiné à des enfants, musulmans ou non ? Est-ce qu’il ne fallait pas poser la question de la responsabilité ? Qui a pu, qui a osé le dire ? La majorité ne s’est pas sentie en droit de se faire entendre. Les gilets jaunes, eux, n’étaient pas gênés. Ils allaient sur les plateaux télévisés, et développaient hardiment leurs revendications ou leurs analyses, souvent très pertinentes.

Selon vous, les musulmans en particulier n’auraient pas assez la parole… En quoi ?

Je pense que comme d’autres ils ne l’ont pas suffisamment. Pour prendre la parole, il faut se sentir légitime. D’une manière générale, moins on se sent digne de parler, moins on parle. Et c’est là-dessus que peuvent se développer des tentations de repli ou de séparation.  Tout cela peut être extrêmement dangereux. Je pense surtout que nous devrions être clairs.  Nous devons dire : « Il y a un certain nombre de principes qui sont non négociables, sur lesquels on ne discute pas, mais on essaie de construire un espace commun. » Donc, dans le même temps, il faut accepter de discuter avec des gens qui ne pensent pas exactement comme vous. Du moment qu’ils ne cherchent pas à imposer leur vérité ou à tuer. Moi non plus je ne veux pas imposer ma vérité. Je veux parvenir à construire quelque chose avec tous mes concitoyens d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient. C’est l’un des sujets qui me hantent en ce moment.

Les musulmans sont une catégorie diverse, aux conditions sociales multiples et aux avis différents… En disant qu’on ne les entend pas assez, ne faites-vous pas comme s’ils parlaient d’une même voix ?

En aucune manière ! C’est même tout le contraire : c’est parce que je suis convaincue de l’infinie diversité des opinions que je souhaite écouter, entendre, l’avis de chacun et chacune des « innombrables » qui composent notre société. La force de la démocratie est dans le développement et l’exercice du débat contradictoire, de ses controverses, de ses antagonismes.

En quoi est-ce si important que la majorité se fasse entendre ?

J’en suis plus que jamais convaincue. Je crois évidemment en la démocratie représentative – je n’ai pas envie de supprimer les parlements, les élections…  Mais voter une fois toutes les x années, ce n’est pas une démocratie pleinement accomplie. Il faut absolument qu’à tout niveau, que ce soit au sein d’une communauté villageoise, d’un quartier, d’une région, tous et toutes puissent faire entendre leur voix, leur volonté, écouter et connaître celles des autres. On n’a pas suffisamment confiance dans « le peuple », on ne cherche même pas toujours à comprendre de quoi il est fait. Ses attachements, ses fidélités, qui doivent être compris et respectés du moment qu’on n’en fait pas un obstacle au respect de la loi.

Je suis issue d’une famille d’instituteurs républicains, de l’ouest de la France, une région théâtre à la Révolution de la Guerre de Vendée. C’est un épisode terrible de notre histoire, qui s’explique sans doute par les dangers qui menaçaient la Révolution. Mais il est clair les hommes des Lumières et de la Révolution n’étaient pas en mesure de comprendre de quoi était faite la résistance de la Vendée, attachée farouchement à ses traditions et à sa religion. On l’a traitée par la violence, des massacres, des destructions. La loi est la loi, nos principes ne sont pas négociables, mais la République devrait s’inspirer de cette formule de Rosa Luxemburg : « La liberté c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. » Évidemment ce n’est pas celle de prendre un couteau pour tuer.

Selon vous, il manque de lieu public de débat, d’”agora”…

Et comment ! Au moment des Gilets jaunes, il était devenu possible de descendre de sa voiture et de venir discuter avec eux. Ils avaient inventé un endroit pour le faire, le rond-point était leur agora. C’était génial. Mais tout ça est fini. Pour préparer le « grand débat », l’État avait mis à disposition dans les communes des cahiers « citoyens ». Personne ne sait aujourd’hui ce qu’ils sont devenus. De même, la consultation sur l’écologie. Au bout du compte, le président s’est montré un peu impatienté à l’idée que cela lui créerait des obligations ! Je pense que cela fait mauvais effet : beaucoup vont penser, à juste titre, que ce sont « des effets d’annonce » et rien de plus. Il faut que ces initiatives aboutissent à quelque chose, sinon on pensera que c’est du pipeau.

Pourquoi les réseaux sociaux ne jouent pas ce rôle selon vous ? Sur Twitter par exemple chacun peut donner librement son avis.

D’abord parce que les réseaux sociaux sont dans la logique contemporaine où on est souvent plus soucieux de « s’exprimer », de montrer la première dent de bébé, la photo du chat et celle des vacances, que d’exercer, comme on disait à la Révolution, « le droit de communiquer ses opinions ». Et je suis parfois un peu inquiète de voir comment n’importe quoi, vrai ou faux, peut flamber très vite. Mais n’est-ce pas parce qu’il n’y a pas d’exutoire pour une expression citoyenne ? Sauf au moment des élections ? D’où la manœuvre de l’extrême droite, qui « surfe », comme on dit aujourd’hui sur le thème suivant « vous n’avez jamais l’occasion de vous exprimer, venez le faire chez nous. » Cela me fait peur.

Comment faire en sorte qu’il y ait de nouveaux lieux communs où les citoyens pourraient débattre et exprimer leurs opinions ?

Je pense qu’il va falloir se livrer à une reconquête énorme. Cela ne se fera pas du jour au lendemain et surtout pas par un décret venu d’en haut : « Chers concitoyens, venez discuter ! » Non, cela ne marchera pas. Mais en fait tout cela n’est pas simple, car il y a une grande résistance, à droite comme à gauche, à ouvrir largement l’expression et le débat politiques. L’argument, c’est souvent, mais n’importe qui ne peut pas discuter de tout !

La politique, c’est sérieux ! Justement ! Il faut donner ou rendre à chacun le goût du débat, l’habitude et l’entraînement. Regardez, sous le Second Empire, surtout vers la fin, il y avait partout des clubs ouvriers ou populaires, où les gens, le soir, hommes comme femmes venaient discuter. C’est ce qui explique le surgissement de la Commune lors de l’effondrement de l’Empire. Discuter, débattre, parler, écouter, cela se cultive et s’améliore. Je me souviens de documentaires militants des années 1970, où on voyait des ouvriers, des ouvrières qui disaient : « Je n’avais pas l’habitude de parler en public, mais je m’y mets, je sais mieux m’y prendre. » J’ai confiance, cela peut revenir. Mais le temps presse, il le faut vraiment.

* Danièle Sallenave, Parole en haut silence en basGallimard, coll. « Tract », 64 p., 4,90 euros


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