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SOURCE : Arguments pour la lutte sociale
En Inde, la lame de fond du mouvement paysan s’est d’abord centralisée contre le pouvoir de Modi à Delhi, et a franchi l’étape dangereuse du 26 janvier en se redéployant et en s’approfondissant dans toute l’Inde du Nord au moins, et au-delà. La contribution de Jacques Chastaing de fin février, publiée dans Anticapitalisme et Révolution puis sur notre site et qui a nourri la discussion de la visioconférence internationale du 28 février, à laquelle nous avons eu l’honneur et la joie de rencontrer Nodeep Kaur récemment libérée, permet de distinguer trois étapes dans la montée du mouvement, conduisant au moment actuel :
– la coordination de centaines de groupements paysans, AIKSCC (Coordination de Tous les Paysans en Lutte de l’Inde), impose une grève générale d’un jour aux directions syndicales de salariés, le 26 novembre 2020, et renouvelle ce succès le 8 décembre,
– le SKM (Front Uni Paysan), qui regroupe une partie « en pointe » de l’AIKSCC, appelle à marcher sur Delhi, créant l’évènement permanent qu’est le campement de centaines de milliers de paysans aux portes de la capitale : une place Tahir, un Maïdan, un Occupy Wall Street, une place Taksim, mais en plusieurs exemplaires et non au centre de la capitale, mais tout autour. La phase ainsi ouverte aboutit à la marche du 26 janvier.
– le pouvoir l’a autorisée tout en lui opposant des provocations pour discréditer et lancer la répression. Le flottement dangereux qui se produit alors est surmonté notamment par l’action de Rakesh Tikait, qui organise la résistance, prenant alors la forme de l’affrontement direct avec les bandes du BJP et du RSS (le BJP est le parti ethno-nationaliste-religieux au pouvoir, le RSS sont ses milices, de nature fasciste), et appelle à un, puis plusieurs, Mahapanchayats, assemblées organisées de dizaines voire de centaines de milliers de paysans, structurés en villages (Panchayats) et ouvertes aux ouvriers, aux étudiants, aux Dalits et aux femmes.
Si l’on peut avoir l’impression, au « sommet » du mouvement, d’une concentration croissante – de l’énorme coordination qu’est l’AIKSCC au front plus restreint qu’est le SKM puis à la figure imposante, mais incertaine (il s’agit de l’héritier d’une « dynastie » de dirigeants paysans d’Uttar Pradesh, qui ont essayé les alliances avec les congressistes puis avec le BJP mais en sont aujourd’hui revenus), de Rakesh Tikait, on a le processus inverse à la base : la poussée vers l’affrontement avec le pouvoir central le 26 janvier s’est ensuite redéployée dans une formidable poussée vers l’auto-organisation populaire, continuant à poser la question du pouvoir de manière très directe, car les Mahapanchayats les uns après les autres décident d’interdire, par une sorte de disgrâce sociale, au BJP et au RSS, et souvent à la police, de se montrer dans des régions entières.
Il y a, à l’échelle de l’Inde et du XXI° siècle, du 1905 russe dans ce qui se passe là. L’affrontement central avait pris forme et tourné court, par un massacre, lors du dimanche rouge, 9 janvier 1905. Quelques mois plus tard apparaissaient les soviets d’ouvriers. Le prolétariat indien moderne est très largement présent dans la paysannerie, via les sans terre, les pauvres, les ouvriers agricoles, les liens directs et profonds avec la population des villes. Ce n’est pas un soulèvement de (petits) propriétaires, mais un soulèvement de prolétaires qui pose ensemble les questions de l’humanité actuelle : la question du pouvoir et de la démocratie, qui dirige, qui fait (et que fait !) la police ; la question de la terre et de l’eau, qui les exploite ou qui les entretient, pour le compte de qui (et donc la question écologique, non séparable des questions du pouvoir et de la propriété), et la question de la propriété, pour qui est gérée la terre, qui dirige, là encore.
L’immense silence médiatique officiel, qui dure depuis de nombreuses semaines maintenant, cache l’immense importance et profondeur de cette nappe révolutionnaire qui s’étend et s’approfondit.
Le 17 février les élections locales au Pendjab, un des États d’où est parti le mouvement, et à travers lequel beaucoup des tentatives de le discréditer se sont manifestées (en le faisant passer pour séparatiste Sikh ou pour servir les gros propriétaires, en réalité pas si gros et pas si nombreux) ont vu l’élimination du BJP et de ses alliés, dont l’Akali Dal, célèbre pour ses pogroms des années 1990 commis au nom de l’Hindutva, et aussi une claque au parti identitaire Sikh, le tout au profit du Congrès et d’une foule de partis locaux.
Le 18 février, le blocage des voies ferrées est majoritaire dans toute l’Inde du Nord et l’extension des Mahapanchayats au Bengale occidental commence, avec le projet de marcher sur Kolkatta pour empêcher le BJP de conquérir des positions de pouvoir dans cet État lors de prochaines élections locales – on remarque que le mouvement s’empare de plus en plus, à sa façon, des élections locales. Dans l’Haryana, État le plus voisin de Delhi, les assemblées villageoises commencent à arrêter les policiers voulant procéder à des arrestations : ils sont détenus puis expulsés avec un document leur signifiant leur interdiction de revenir.
Au Tamil Nadu – tout au Sud de la péninsule – éclatent des manifestations de masse contre les hausses de prix, exigeant la démission du ministre du pétrole. Le 20 février, un Mahapanchayat se tient à Chandigarh par-dessus la frontière entre Pendjab et Haryana – ceci a une énorme signification dans l’histoire de l’Inde, car ces deux États ont été séparés en 1966 dans le cadre des luttes « communalistes » entre Hindous et Sikhs.
Et ce n’est pas tout : le lendemain se tient un Mahapanchayats de 250.000 participantes et participants, Dalits/Mazdoors/Kisans, Intouchables/Ouvriers agricoles/Paysans, expression visible du démantèlement de la séparation des castes par le mouvement d’en bas – ce « système des castes » censé symboliser l’arriération du peuple indien et que le développement capitaliste du pays prétend combattre alors qu’il l’a toujours reproduit …
Notons que l’alliance de tous les exploités et opprimés est aussi au cœur du combat de la camarade Nodeep Kaur, précisément d’origine Sikh, femme, ouvrière et Dalit. Et c’est aussi à ce Mahapanchayat commun que se sont rendus et exprimés des militantes et militantes de la Marche pour le climat, représentant Disha Ravi alors emprisonnée.
Le 22 février, confronté à l’imminence des récoltes, les principaux porte-paroles du SKM s’appuient sur le succès et les leçons de ces deux Mahapanchayats qui auront marqué les consciences, pour appeler à l’action commune paysans/ouvriers/femmes/jeunes/Dalits avec des actions communes les 27-28 février et une mobilisation générale le 8 mars, journée internationale de lutte pour l’émancipation des femmes, appelant à la « troisième phase du mouvement » (après celles ayant conduit au 26 janvier puis l’ayant suivi), celle de l’union de toutes et de tous les exploités et opprimés.
Ainsi, la montée de la révolution prolétarienne et démocratique en Inde rappelle au monde le sens et le contenu de la journée du 8 mars, initiée par l’Internationale socialiste des femmes avant 1914 et par laquelle avait commencé la révolution russe de 1917 !
Les manifestations des 26 au 28 février reprennent ces thèmes et reprennent les symboles de la lutte nationale indienne, se référant par exemple au révolutionnaire paysan et Dalit du premier XX° siècle Swami Sahajanand, dont on cite la phrase :
« Celui qui fait pousser de la nourriture et coud des vêtements, doit maintenant faire la loi. Il s’est battu contre les propriétaires, l’État et les dévots. L’Inde lui appartient, et maintenant il va gouverner. »
Lors de ces nouvelles manifestations et dans les Mahapanchayats qui, dans les États du Nord de l’Inde, sont maintenant les évènements qui rythment tout, Rakesh Tikait déclare que le « gouvernement des voleurs » devra être renversé, par une nouvelle concentration nationale à l’échelle de ce qui est en train de se passer, après les récoltes. Les Adivasis (peuples « tribaux ») hors castes se joignent eux aussi aux Mahapanchayats. Les transports entrent en grève illimitée au Tamil Nadu. En Andhra Pradesh (aussi au Sud) la grève contre la privatisation des aciéries entraîne une grève générale dans tout l’État. Assurément, les grèves ouvrières nombreuses dans tout le pays mais surtout au Sud, l’entrée en mouvement du Bengale, et l’affirmation des Mahapanchayats, ainsi que leur auto-dépassement des divisions entre castes, religions, et sexes, l’ensemble de ces processus cherchent à se combiner à l’échelle gigantesque de toute l’Inde – voir au-delà, on va y revenir. Au Tripura, petit État à l’Est du Bangladesh, les organisations tribales lancent des manifestions de masse de la jeunesse contre le chômage.
Le 28 février, des délégués élus de Panchayats et des représentants de Dalits se réunissent à Delhi et appellent tous les Dalits à entrer en action. Le SKM (Front Uni Paysan) rencontre le même jour les 10 confédérations de salariés, et il en sort dans l’immédiat un appel à une action commune dans toute l’Inde contre les privatisations le 15 mars, élargissant le mouvement déjà très fort en Andhra Pradesh, puis à une journée d’hommage national à Baghat Singh, nationaliste indien ayant rompu avec Gandhi, pendu par les occupants britanniques en 1931, s’affirmant marxiste à la veille de sa mort.
L’on peut, certes, s’interroger sur la « lenteur » de certains processus, mais en l’occurrence nous ne sommes pas du tout dans la même situation que, par exemple, celle de « journées d’action » qui se succéderaient de loin en loin. L’effervescence est totale et gagne tout le pays, sous la forme des Mahapanchayats ou sous d’autres formes, plus « ouvrières-traditionnelles » peut-être au Sud et au Bengale, mais aussi par le biais des Dalits, des Adivasis et des tribus, ainsi que par la jeunesse dans laquelle tout cela est repris et brassé, les revendications féministes et climatiques étant pleinement présentes. Il n’y a aucune arriération dans cette poussée révolutionnaire : elle est, au moment présent, la pointe avancée de la vague révolutionnaire planétaire.
En fait, sous cette fausse lenteur qui est un déploiement et un approfondissement, l’impression domine que la tempête approche et que cette immense vague n’est encore qu’une … vague, devant ce qui pourrait venir. Car les acteurs de la lutte sentent et savent que les questions du pouvoir, de la terre, de la propriété, sont devant eux et sont bien là.
Au Pakistan, la poussée est là aussi malgré les atermoiements permanents de l’opposition parlementaire. Ici aussi une échéance est dans le paysage : le 26 mars est maintenant désigné pour le départ du pouvoir et de l’État militaro-islamiste … Des manifestations paysannes démarrent dans la région de Lahore.
Au Bangladesh (cf. l’article de J. Chastaing sur notre site le 23 décembre), la situation était jusque là décalée, les importantes luttes sociales « économiques » de 2019 ayant été stoppées au prétexte du Covid. Si vous cherchez sur un moteur de recherche « Bangladesh manifestations » en France encore ce jour, vous ne trouverez que les manifestations islamistes anti-françaises. Pourtant la situation a commencé à basculer : le probable assassinat en prison de l’écrivain Musahqt Ahmed, et les actes de torture contre le caricaturiste Ahmed Kabir Kishore, qui avaient dénoncé la gestion de la pandémie par le pouvoir, ont déclenché des manifestations de masse, qui affrontent la police.
A l’aune de ce qui se passe en Inde, le Bangladesh peut donc lui aussi entrer dans la zone des tempêtes.
Y est entré, sans aucun doute, le Myanmar ou Birmanie. Les militaires, aidés par l’impérialisme chinois, ne s’attendaient pas à une telle résistance, car c’est plus qu’une résistance : c’est un soulèvement. Ils pensaient que l’usure des aspirations populaires pendant les années de pouvoir équivoque d’Aung Sang Su Kyi, marquées notamment par un début de génocide contre les Rohingyas, leur avait donné le champ libre. En fait, la grève générale pour la démocratie affronte l’armée, qui tire.
C’est donc toute l’Asie du Sud qui entre dans la tempête sociale et démocratique. Deux questions immédiates se posent, outre celle de briser le mur de la désinformation par le silence :
– A quand une manifestation devant l’ambassade birmane et son chaperon impérialiste chinois ?
– Et si on faisait du 8 mars une journée internationale de solidarité avec les femmes indiennes ? Car le 8 mars indien va retentir dans le monde. Retentissons avec lui !
VP, avec le matériel de JC. Le 06-03-2021.