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SOURCE : Reporterre
Le 4 octobre, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie votera pour ou contre son indépendance. Le film « Nation.s » de Florent Tillon et Hélène Magne va au-delà de cette échéance et pose un regard acéré sur la destruction écologique de l’île. La culture kanak résistera-t-elle à la mondialisation et au triomphe de l’économie ?
C’est l’une des dernières colonies françaises, « un caillou » perdu au milieu de l’océan Pacifique à 17.000 kilomètres de la métropole. Une île de contrastes où l’on ronge les montagnes pour en extraire le nickel et où les touristes surfent paisiblement sur la barrière de corail. Ces derniers jours, la Nouvelle-Calédonie revient dans l’actualité. Dimanche 4 octobre, un nouveau référendum s’y tiendra pour voter pour ou contre l’indépendance de ce territoire appelé Kanaky par la population mélanésienne autochtone.
Derrière la question de l’indépendance, les enjeux géopolitiques sont énormes. L’île est la quatrième productrice mondiale de nickel et son espace maritime représente 13 % de la zone économique exclusive [1] de la France. Fortement émettrice de gaz à effet de serre du fait de ses activités minières, la Nouvelle-Calédonie n’a jamais ratifié le protocole de Kyoto et rejette autant de CO2 par habitant que les États-Unis.
C’est dans ce contexte que sort le film Nation.s réalisé par Florent Tillon et Hélène Magne. Diffusé depuis plusieurs semaines dans les réseaux militants en France, sur des Zad et chez les tribus en Kanaky, le film, en libre accès sur la plateforme Vimeo, pose un regard acéré sur la destruction écologique de l’île. Il tente de faire entendre, dans ces tristes tropiques, d’autres voix que celles glorifiant le développement. Ils évoquent souvent la Coutume, cet ensemble d’usages et de règles sociales qui constitue la forme de vie kanak traditionnelle, menacée aujourd’hui par l’économie et la politique.
« Il n’y a rien qui rend plus muet qu’un référendum »
Alors que le référendum approche, les réalisateurs regrettent que « l’écologie, la coutume et le rapport à la spiritualité soient complètement évacués des débats autour de l’indépendance ». Plutôt que de s’adresser aux institutionnels, ils ont décidé de filmer les marges, des jeunes qui sabotent des mines, des groupes qui vivent dans des squats à Nouméa, juste à côté des hôtels de luxe et des lumières criardes. La colonisation est bien là, palpable à chaque instant, comme une blessure à vif. « Pendant que l’on respecte la légalité républicaine, on continue de nous exploiter », prévenait déjà Éloi Machoro, un leader kanak, assassiné par le GIGN en 1985 après avoir appelé au boycott des élections locales.
Même s’ils soutiennent le vote pour l’indépendance, les deux réalisateurs interrogent le processus en cours. « Il n’y a rien qui rend plus muet qu’un référendum, souligne Hélène Magne. Un référendum est basé sur deux possibilités, qui ne sont chacune que contenue dans trois lettres, oui ou non ». Un destin commun ne se construit pas forcément par les urnes. « Il se fait d’abord en se rencontrant, en tombant en amitié, en se mêlant dans les quartiers, dans les territoires, en gagnant en autonomie », dit Florent Tillon.
De l’autonomie, il en est question dans le film, ou plutôt de son absence. La Nouvelle-Calédonie importe la majorité de son alimentation alors que la nature y est prodigue. Dans les magasins, tout est extrêmement cher, une part de pastèque se vend à sept euros. « Le mythe de l’attraction urbaine et de l’économie pousse des jeunes à partir d’un endroit où tout était gratuit et où les jardins vivriers vivriers, la chasse, la pêche, permettaient d’être auto suffisant, en dehors de l’économie » constatent, amers, les cinéastes. La ville, elle, n’est pas résiliente. Il faut faire venir des paquebots d’Australie, remplis de produits congelés et de marchandises en tous genres, pour assouvir ses besoins.
« L’usine, arrivée chez nous sonne le glas de la terre et de l’Homme »
Né au pays, Florent Tillon n’y était pas revenu depuis trente ans. Les tours, les centres commerciaux, les rocades d’autoroute ont poussé plus vite que les ignames ou la végétation. « C’est étonnant de voir la rapidité avec laquelle on ronge le monde. Quand j’étais petit, on récoltait des clovisses [une sorte de coquillage] sur les plages, juste à côté de Nouméa, maintenant c’est fini ».
En recoupant des images d’archives, le film revient sur les pollutions provoquées par les rejets des mines. Les accidents sont fréquents et la justice plus qu’inique. En 2014, 96.000 litres de produits toxiques et d’acide chlorhydrique on été déversés dans une baie au sud de l’île. L’entreprise n’a été condamnée qu’à 2.000 euros d’amende tandis que les jeunes de la tribu de Yaté qui s’étaient révoltés ont subi, eux, de la prison ferme. « L’usine, arrivée chez nous, sonne le glas de la Terre et de l’homme », slame un jeune Kanak dans un clip vidéo.
La caméra filme aussi les mines béantes qui défigurent les montagnes. « Quand tu arrives là-bas, ça te frappe immédiatement au corps, raconte Hélène Magne. Les sites sont gigantesques, on se croirait sur la planète Mars. On perd toute échelle. On ne peut même plus imaginer à quoi ressemblait le paysage avant. Il ne reste qu’une terre rouge creusée par d’énormes machines ».
L’indépendance permettra-t-elle de changer la donne ? C’est toute la question que pose le film. Comme le dit Hélène Magne, « la colonisation ne se résume pas à des costumes beiges, des chapeaux ou des fouets ». Elle irrigue les esprits et façonne les imaginaires. Pourra-t-on s’en libérer ?
« Dans les années 1960, l’approche décoloniale s’est faite sur la base du développement et de la répartition des richesses. Elle s’est faite autour du consensus technique et économique qu’il y avait à l’époque, analyse Florent Tillon. Il faut maintenant défricher un nouveau chemin. Et ça ne concerne pas que les Calédoniens ».
Le réalisateur prend pour exemple le Vanuatu, à 600 kilomètres de la Nouvelle-Calédonie, qui a opté pour l’indépendance en 1980. La population a su avec la décolonisation conserver sa propre structure sociale dans une forme syncrétique avec l’apport occidental . « Ils ont débuté une transition vers une forme de renoncement, explique-t-il. Ils ont préféré fermer les mines plutôt que de participer au cauchemar mondial. » Il continue :
Une écologie décoloniale est un concept qui pourrait devenir une arme pour abattre le capitalisme. Mais comment se décoloniser de l’économie si l’on épouse ses formes institutionnelles, et que l’on ouvre de nouvelles mines pour de nouveaux marchés ?
L’interrogation vaut aussi pour les enfants de la métropole et les Occidentaux. D’ailleurs dans leur film, les deux coréalisateurs tentent d’établir des liens avec les luttes d’ici. Déjà dans les années 1970, les paysans du Larzac s’étaient alliés aux Kanaks pour défendre leur terre et des formes de vie non affiliées au capitalisme. « Entre les différentes luttes, il y a des ponts mais aussi des souterrains… Et il faut savoir les emprunter », rajoute Iabe Lapacas, un acteur kanak vivant sur le sol français et ayant aidé les réalisateurs pour la tournée du film. Aujourd’hui, entre les zads, les ronds-points des Gilets jaunes et la Kanaky, des ponts et des souterrains peuvent-ils à nouveau être empruntés ?
Pendant la tournée, nous avons fait visiter Notre-dame-des-Landes à François Eïra Kare, un indépendantiste kanak. “Il n’y a pas de barrière, pas de propriété, la vie se façonne en dehors des injonctions marchandes”, remarquait-il, tout en comparant la Zad avec les formes de vie autochtones de son pays. »
L’indépendance est un long chemin et s’il appartient exclusivement aux Kanaks d’en choisir la voie, tout le mérite du film est de montrer qu’elle ne se résume pas à une échéance électorale. C’est aussi une autre manière d’habiter le monde.
- Nation.s, de Florent Tillon et Hélène Magne, 2019, 98 min, Chacapa Films. Du 25 septembre au 10 octobre : le film Nation.s est accessible gratuitement depuis la page Facebook du film et sur la plateforme Vimeo.
[1] Une zone économique exclusive est une bande de mer ou d’océan située entre les eaux territoriales et les eaux internationales, sur laquelle un État riverain (parfois plusieurs États dans le cas d’accords de gestion partagée) dispose de l’exclusivité d’exploitation des ressources, selon le site Géoconfluences.