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SOURCE : Usbek & Rica
Entretien avec le géographe Guillaume Faburel, qui publie Pour en finir avec les grandes villes, manifeste pour une société écologique post-urbaine (Le passager clandestin, 2020).
Enfermés au printemps, de nombreux citadins ont, au sortir du confinement, rêvé d’ailleurs. Souvent, d’une nouvelle vie à la campagne. Quelques mois plus tard, s’il est encore difficile de savoir si les départs effectifs seront de nature à évoquer un exode massif, le moment est opportun pour questionner nos vies dans les grandes villes. Un sujet (très) clivant.
Pour les uns, l’avenir est aux villes plus « vertes », végétalisées, favorables aux circuits courts et aux mobilités douces. Pour les autres, ces tentatives louables seront vaines et impuissantes à freiner les dommages causés par une urbanisation destructrice : telle est la position de Guillaume Faburel, professeur en géographie, urbanisme et science politique à l’Université Lyon 2 et à l’Institut d’études politiques de Lyon). Pourfendeur des métropoles, qu’il qualifiait de « barbares » en 2018 (Les métropoles barbares, Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Prix du Livre d’Ecologie politique 2018), il appelle désormais à opter pour le « seul futur viable pour l’humanité et la planète », hors des grandes villes.
Il publie en cette rentrée un manifeste pour une société écologique post-urbaine (Le passager clandestin, septembre 2020), réquisitoire impitoyable qui bouscule, dérange à la lecture tant le sort de millions de citadins y semble scellé, mais qui dessine en parallèle le scénario non fataliste d’un exode urbain heureux, sous conditions. Entretien.
USBEK & RICA
Vous menez depuis 25 ans des travaux de recherche autour de l’aménagement urbain. Avez-vous, initialement, « cru » aux villes ?
GUILLAUME FABUREL
J’y ai cru, oui. Mon objet de recherche au départ était autour des conflits d’aménagement pour cause environnementale, que ce soit pour des lignes à haute tension, des lignes à grande vitesse ou des aéroports. C’est à voir s’époumoner les habitants, à voir au fil du temps le peu d’effets, les frustrations, les énervements que cela pouvait susciter que j’ai commencé à m’interroger sur la faisabilité du changement depuis l’intérieur, malgré la prétendue acuité des enjeux écologiques. Cela a participé d’une prise de conscience de l’incapacité du politique à dépasser son modèle de pensée autour de la croissance, et de l’organisation démocratique à réellement ouvrir la décision. C’est d’ailleurs ce que confirme une nouvelle fois la dernière Convention citoyenne pour le climat.
Je me suis aperçu en parallèle que l’habiter urbain répondait de moins en moins aux attentes, aux désirs que l’on recueillait dans les enquêtes que nous menions. Ces désirs tendent vers d’autres formes d’habiter. Et ils ne sont pas entendus, tandis que se développe une « invivabilité » urbaine à cause d’un défaut de volonté politique face à l’envergure de la crise écologique.
Pour vous, les métropoles ne sont aujourd’hui rien de moins que le « péril qui menace l’humanité », écrivez-vous en introduction. En quoi consiste ce péril ?
Le Covid-19 a été un moment cathartique qui a dévoilé ce qui justement préexistait, une caisse de résonance sur la question de l’inhabitabilité, l’invavibilité des surdensités, des très grandes agglomérations. Le grossissement est à mon sens écocidaire sur au moins trois plans. D’abord écologiquement. J’essaie d’en citer tous les éléments dans l’ouvrage, mais les pollutions (les oxydes d’azote sont responsables de 50 000 morts chaque année), la passion du béton (en France, le bâtiment et les travaux publics représentent 46% de notre consommation énergétique, 40% de la production des déchets et 25% des émissions annuelles de gaz à effet de serre), et l’artificialisation des terres, ou encore les fournaises urbaines à l’occasion de canicules estivales à répétition, comptent parmi les effets emblématiques de la métropolisation.
Ensuite il y a – et c’est très important pour l’écologie – la question de l’autonomie. Nous sommes entrés dans une période de turbulences et la résilience, dont on a beaucoup parlé ces derniers mois, ne peut pas se faire à ces échelles-là. Construire en matériaux biosourcés, ça ne peut pas se faire pour 500 000 habitants… à moins d’étaler sans fin la ville. Il n’y a pas moins autonomes que des masses réunies au même endroit. Elles nous rendent totalement dépendants d’une forme de machinisation du vivant, et aujourd’hui de la numérisation.
Au second plan, il y a indéniablement une sentiment de saturation, d’accélération sans fin, d’asphyxie des populations. De plus en plus de personnes disent que leurs vies sont embarquées dans des accélérateurs, des « vortex ». Les corps fatiguent, les esprits s’épuisent, et se pose la question d’autres formes d’habiter. Enfin, il y a une vieille lune qui accompagne la grande ville et les densités urbaines, c’est celle de notre puissance et des sentiments d’illimité. On vient en ville pour grandir et se réaliser, pour s’exposer et surtout – croit-on – pour s’émanciper, mais cela se fait selon des modalités écologiques qui sont juste en train de tuer la planète.
Sur le sujet de l’autonomie alimentaire, qui a ressurgi pendant le confinement, vous citez l’agriculture urbaine qui sera, même développée sur un maximum de terrains réinvestis, impuissante à nourrir les grandes villes. Mais peu de micro-fermes urbaines ont cette prétention. Beaucoup souhaitent en revanche reconnecter les urbains avec la nature, ce qui semble indispensable aujourd’hui.
L’agriculture urbaine recrée du lien, retisse des possibles, alors que les cadres bétonnés nous ont affranchi de tout rapport avec la nature. Elle a donc des des vertus sociales tout à fait évidentes. Mais si l’autonomie n’est pas envisagée par toutes celles et ceux qui ouvrent ces fermes, on retrouve pourtant de manière croissante cette revendication dans les discours des métropoles… Or l’autonomie pose immédiatement la question de la taille. Parler d’autonomie, c’est en fait relocaliser pour retrouver de la mesure, en choisissant ses dépendances. Comme dans les utopies urbaines du XIXe siècle, il faut des unités pour cesser de dépendre des hectares fantômes, mais pas trop petites non plus pour partager les savoir-faire et satisfaire directement le plus grand nombre de besoins. C’est la raison pour laquelle il faut rompre avec tout ce qui fait l’étalement et la grandeur, relocaliser nos économies et activités sociales, arrêter par exemple de faire du logement une variable d’ajustement de l’emploi de plus en plus concentré au profit de déplacements domicile-travail toujours plus distendus, et d’abord recomposer des habitats dans la proximité des ressources écologiques.
La question de l’autonomie est un impensable au-dessus d’une certaine taille en France – je dirais volontiers 20 000 ou 30 000 habitants parce qu’elle implique une rupture paradigmatique : quel est notre rapport à la mobilité tant vantée dans les grandes villes, quelle est notre empreinte tant invisibilisée lorsque nos vies sont à ce point déconnectées de la nature ? Quel est notre rapport au vivant ? L’autonomie, c’est en fait un puissant vecteur de ralentissement, de tempérance, de ménagement, voire d’autolimitation, donc de requestionnement de nos besoins. Ce sont des formes de vie qui ne peuvent se créer lorsqu’on ne peut plus simplement faire directement de sa main du fait des densités et donc du manque d’espaces, de terre. À mon avis, la quête de grosseur – et donc la taille – sont le nœud gordien de notre civilisation urbaine.
La ville – de taille restreinte, donc – vous paraît-elle tout de même compatible avec le développement d’alternatives ? Rob Hopkins, initiateur des Villes en transition, croit par exemple au changement via les villes.
Rob Hopkins croit en effet au changement via les villes, et visiblement notamment les très grandes. Or, à 90%, les Villes en transition comptent moins de 20 000 habitants. C’est donc étonnant de sa part. Ce qui est clair, c’est que converge de tous les côtés l’idée que c’est autour des petites villes et des villes moyennes que l’on doit composer. L’Observatoire en réseau de l’aménagement du territoire européen de l’Union européenne recommande de s’appuyer sur les réseaux nationaux de villes moyennes pour réduire les écarts économiques et les inégalités sociales. Le Forum vies mobiles préconise un réaménagement total du territoire autour de ces mêmes villes pour satisfaire la demande sociale de ralentissement des rythmes de vie. Des archives archéologiques tropicales viennent même de montrer les vertus sociales et écologiques des systèmes urbains décentralisés, en réseau et de faible densité. Contrairement à ce qui a été récemment publié, je ne m’oppose donc pas du tout aux villes en transition. C’est la démesure urbaine qui pose problème.
« On imagine encore dans la ville le lieu de l’amélioration des conditions de vie. Or ça fait maintenant trente ans que ce raisonnement a plus que prouvé ses limites. »
Mais celle-ci est peu « ciblée ». « La grande ville n’est jamais considérée comme un lieu à combattre, c’est comme si elle demeurait un impensable », écrivez-vous, et ce même dans des mobilisations comme celle contre le projet de méga-complexe EuropaCity, au nord de Paris, finalement abandonné fin 2019.
Dans les pensées académiques, militantes, politiques, il y a une unicité du méta-récit de l’urbain. On l’a vu avec le « Printemps des tribunes », publiées un peu partout pendant le confinement, qui appelaient au « monde d’après », à « ne pas revenir à la normale », dénonçaient tout… sans jamais citer la ville en voie active de métropolisation. Or loin d’être un support inerte, la ville est le terreau fertile du capitalisme dorénavant globalisé. C’est la grande ville qui promet le salut de nos existences… par la consommation.
Ces filiations de pensée puisent dans des références urbaphiliques : Henri Lefebvre ou David Harvey pour ne citer qu’eux (philosophe et géographe vantant le « droit à la ville », ndlr) ont été ou sont des urbaphiles, tout comme Guy Debord et bien d’autres. Et dans les mondes académiques de la géographie, de la sociologie, de la science politique, cette urbaphilie est non moins omniprésente. Très souvent par ce que les universitaires sont de fervents utilisateurs des espaces métropolitains pour les crédits de recherche, la professionnalisation des cursus ou plus simplement l’accès aux transports rapides pour quelques conférences.
Du côté des militants, dans la longue tradition de l’émancipation, on imagine encore dans la ville le lieu de l’amélioration des conditions de vie. Or ça fait maintenant trente ans que ce raisonnement a plus que prouvé ses limites. Quant aux politiques, même conscients de l’inversion complète qu’il va falloir réaliser pour s’en sortir, ceux qui s’engagent croient dans les institutions. Comme nombre de militants d’ailleurs. Or pour moi, croire que les nouvelles métropoles pourront infléchir la donne est un leurre. Faut-il lutter de l’intérieur ou faire sécession ? Pour moi, même les militants de mouvements comme Extinction Rebellion qui s’enchaînent et bloquent, occupent et neutralisent, sont, en vivant dans les grandes villes, insérés dans ses mécanismes. Souvent, ils participent à sa gentrification. Certaines brochures de métropoles font mention de squats… C’est dire à quel point de digestion de la contre-culture nous en sommes arrivés, à notre corps défendant.
Vous condamnez l’avenir des grandes villes alors que de plus en plus de gens sont amenés à y vivre ! D’ici 2050, selon l’ONU, près de 7 personnes sur 10 vivront en milieu urbain contre à peine plus d’une sur deux aujourd’hui. En France, on estime que 80% de la population vit en espace urbain.
L’urbain n’est pas seulement la grande ville ! Je réfute l’idée qu’il y ait une attractivité démesurée des espaces métropolitains. Toute statistique est politique. En sortant des seules grandes aires urbaines qui incluent en fait, dans les décomptes métropolitains, les bourgs et villages périurbains proches, ou alors en tenant compte du solde migratoire et non du solde naturel (différence entre le nombre de naissances vivantes et le nombre de décès, ndlr), on s’aperçoit que la très grande majorité des métropoles françaises est moins attractive que ceci est prétendu à longueur de journée. Même l’Insee, mais à bas bruit, nous dit que la dynamique la plus importante en France est du côté des ruralités, avec une augmentation du nombre d’habitants de l’ordre de 0,7% par an dans les communes de faible densité. Et, puisque néanmoins certains y vont, nous avons affaire à une attractivité très très inégalitaire. Les jeunes qui ont le bac y vont pour leurs études, le troisième ou quatrième âge avec quelques moyens y revient par commodité, pour avoir accès aux services. Les classes dirigeantes et les « premiers de cordée » y sont comme des poissons dans l’eau. La petite bourgeoisie intellectuelle ne jure que par cela. Les créatifs de tous domaines y sont légion. Pendant ce temps, les classes populaires sont évincées, les migrants parqués, les étudiants précaires entassés et les SDF partout refoulés. La grande ville qui serait pour tous synonyme d’accueil, d’hospitalité, de multitude ou de mosaïque sociale est un leurre.
On parle beaucoup d’« exode urbain » ces derniers mois, le confinement ayant réveillé chez beaucoup de citadins des désirs de nature et de campagne. Mais n’a-t-on pas tendance à surestimer cette dynamique, nourrie de fantasmes ?
Le confinement a dévoilé un mouvement qui était déjà engagé : on estime que 600 000 à 800 000 personnes auraient quitté les grandes villes entre 2015 et 2018. Et on sait depuis trente ans que les Franciliens veulent à 80% quitter l’Ile-de-France ! À l’échelle nationale, une étude du Cevipof de juin 2019 l’a encore montré, seuls 14% des Français veulent vivre dans une métropole, et à la question, « si vous aviez le choix, où souhaiteriez-vous vivre ? », 45 % d’entre eux répondent « à la campagne » et 41 % « dans une ville moyenne ». La métropole ne fait même pas rêver les jeunes actifs diplômés, pourtant cibles premières des politiques métropolitaines.
Il y a certes un vieux romantisme à la française qui est adepte du folklore villageois et qui fantasme sur les espaces de nature, mais il y a bien plus encore une prise de conscience. Aux États-Unis, on parle même de « grande dispersion 2020 », en Chine, les jeunes générations nées dans les champignons urbains aspirent de plus en plus à aller repeupler les espaces ruraux délaissés par leurs parents. Quand on regarde la diversité des situations, on sent bien qu’il y a un malaise grandissant, et que ce n’est pas une lubie opportuniste d’un moment qui va vite se clore. Les agents immobiliers n’en sont pas les seuls témoins. La Bretagne est en surchauffe, le triangle Sud-Est est en surchauffe, la Côte Atlantique également… Il y a des demandes, des visites, des installations. Les réseaux de type Colibris n’ont jamais eu autant de demandes. On sent bien qu’il y a une dynamique.
« Le simple fait de s’installer dans des espaces plus ouverts conduit à modifier quelques comportements, ou simplement à se poser la question de ses propres besoins »
S’il y a dans les années à venir un réel basculement des métropoles aux espaces ruraux, la campagne ne risque-t-elle pas de ressembler à la ville ? L’artificialisation ne risque-t-elle pas de se poursuivre à la campagne ?
Ce qui motive de plus en plus les personnes à partir vivre dans les espaces ruraux, c’est l’expérimentation d’une manière alternative d’habiter, en se rapprochant du vivant, c’est aussi une manière de coopérer, en retissant des liens à l’échelle locale. On cherche aussi à reconquérir une autonomie, à autogouverner un peu sa vie, ce qui n’est en aucun cas une autarcie. Je fais le pari que même si vous arrivez à la campagne avec un SUV et voulez y installer la 5G – pardonnez-moi la caricature – le fait même de s’installer à cet endroit-là va de fait modifier votre manière de penser. Le simple fait de s’installer dans des espaces plus ouverts conduit à modifier quelques comportements, ou simplement à se poser la question de ses propres besoins. On remet alors en mouvement une écologie qui n’est plus punitive mais réellement créative. Car s’exprime la part du vivant qui reste encore en nous… Il a fallu en passer, ces derniers mois, par l’épreuve des corps dans l’urbain saturé pour réfléchir encore plus à d’autres manières d’habiter. C’est toute la puissance de l’écologie des lieux.
Vous le dites vous-mêmes en introduction, celles et ceux qui quittent les grande villes sont « hélas surtout celles et ceux qui peuvent économiquement se le permettre ». Comment dépasser cette situation ?
Ce sont de moins en moins les seuls privilégiés qui partent. Je travaille beaucoup avec des micro-collectifs, qui comptent des jeunes ayant pour certains un bac+4 mais sont précaires. Ils vivent avec 400 euros par mois. Des personnes aux formes de précarité diverses s’installent loin des centres métropolitains, des groupes sociaux de la classes moyenne en voie de déclassement rapide vont, passé 30 ans, aller chercher plus loin… L’exode urbain est loin de ne concerner que les cadre sup’ un peu surmenés. Je ne dis pas que c’est équilibré, mais c’est en train de se diversifier. Ainsi que de se rajeunir et de se féminiser. Quant aux classes populaires, pourquoi faudrait-il les abandonner au béton et à la saturation ? Pourquoi parler de crise du logement alors même que la moitié des logements et commerces vacants sont dans les périphéries.
Pour le spécialiste des migrations François Gemmene, les grandes villes devraient se préparer davantage à l’exode urbain, en accompagnant le départ de leurs citadins.
Bien sûr, il faudrait soutenir et accompagner. Les équipes des métropoles sont très sensibles au sujet de l’exode urbain, elles commencent à se rendre compte que les gens n’en peuvent plus. Mais cela ressemblerait à un suicide, pour les politiques, que de le reconnaître. Je souscris en tout cas à ce souhait d’anticipation. C’est dans cette optique que nous lançons les États généraux de la société écologique post-urbaine en mai 2021. Avec une quarantaine d’organisations non urbaines… comme urbaines.