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SOURCE : Marianne
En 1909 paraît “La Machine s’arrête”, une dystopie décrivant une société dominée par la technologie. Un siècle plus tard, la maison d’édition L’Échappée republie le texte d’E.M. Forster. Pour Pierre Thiesset, qui dirige la collection “Le pas de côté” où sort la nouvelle, le côté prophétique de cette oeuvre s’est largement réalisé.
Marianne : Pourquoi avoir choisi de republier La Machine s’arrêteaujourd’hui ?
Pierre Thiesset : Ce texte fait partie des grands chefs-d’œuvre de la littérature d’anticipation. C’est une lumineuse critique de notre société technicienne, écrite avec un siècle d’avance. Forster imagine une civilisation où la communication se fait à distance, où les écrans sont omniprésents et où tout le monde est à la merci d’une gigantesque machinerie. Il s’interroge sur le dépérissement de l’humain dans un milieu devenu aussi artificiel. Les similitudes entre ce qu’il décrit et l’emprise actuelle d’Internet sont frappantes. C’est une petite pépite pour nous autres qui remettons en cause la sujétion à la technologie, d’où notre volonté de la republier.
Quelle fut sa réception par le public à sa publication ?
D’après ce que j’ai pu en lire, elle a été mitigée. Quelques-uns ont salué cette œuvre, en y voyant une profonde défense de la dignité humaine face aux bouleversements qu’engendre l’évolution techno-scientifique, à l’atrophie de nos facultés dans un monde de machines. Mais plusieurs critiques la jugeaient excessive et “peu convaincante” : une civilisation aussi automatisée ne leur semblait pas concevable au début du XXe siècle, trop éloignée des conditions d’existence d’alors. En poussant le développement industriel au bout de ses conclusions logiques, Forster avait pris de l’avance sur son temps. C’est plus tard que l’importance de ce texte a vraiment été reconnue, depuis que la réalité a largement rejoint la fiction.
Dans quel courant intellectuel s’inscrit E.M. Forster ? Peut-on le rattacher au mouvement techno-critique?
Il est avant tout considéré comme une grande voix de l’humanisme. Ce n’est pas un doctrinaire qui assène ses vérités, mais quelqu’un qui s’exprime avec pondération. Pour lui, “l’homme est la mesure de toutes choses” et les relations personnelles authentiques ont une valeur suprême. Dans beaucoup de ses écrits, il s’en prenait avec ironie à l’esprit utilitariste et hypocrite d’une bourgeoisie anglaise au cœur “non développé”. Et il n’a cessé de défendre la tolérance, les libertés fondamentales, la singularité de l’individu face à la montée du totalitarisme, à l’organisation centralisée et à la massification de la société.
Forster était effectivement très critique de l’idéologie du Progrès. Il mettait en cause la croissance illimitée et le culte de l’argent. Il constatait que le développement des sciences et des techniques portait atteinte à tout ce à quoi il tenait : l’art et en particulier la littérature, les liens humains, la campagne. Très sensible à la nature – des visions panthéistes se dégagent même de certaines de ses œuvres –, il souffrait profondément de la destruction des paysages, de l’envahissement des automobiles, de la prolifération de la banlieue, de la pollution et de l’anéantissement de formes de vie autres qu’humaines. Des passages de ses essais, articles et pièces de théâtre montrent clairement un positionnement “techno-critique”.
En 1909, Forster alertait déjà ses contemporains sur les risques d’une société technicienne poussée à l’extrême : dégradation des relations humaines, perte des facultés physiques, appauvrissement des expériences sensorielles… Autant d’alertes qui font écho aujourd’hui aux constats des professionnels de la petite enfance, des professeurs ou des médecins concernant les ravages des écrans. Pourquoi les voix critiques des technologies ont-elles toujours été aussi peu entendues?
Les similitudes entre ce que pressentait Forster il y a un siècle et les ravages actuels des écrans sont en effet saisissantes. Je vois malgré tout une différence : au début du XXe siècle, on imagine plutôt que la mécanisation intégrale de l’existence finirait par “réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal”, pour reprendre George Orwell, un auteur qui a côtoyé E. M. Forster. Dans La Machine s’arrête, les personnages dont toute la subsistance est prise en charge par la machinerie omnipotente ont une existence purement cérébrale, qu’ils satisfont notamment par de nombreuses “téléconférences” érudites.
Or l’emprise technologique actuelle engendre non seulement une diminution de nos capacités physiques, mais lamine aussi notre psychisme et nos facultés intellectuelles. Ce que montre par exemple le neuroscientifique Michel Desmurget dans son livre La Fabrique du crétin digital : “Jamais, sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle.”Ce constat est documenté par plusieurs ouvrages salutaires parus ces dernières années.
Pourquoi ces voix critiques sont-elles peu entendues ? Parce qu’elles mettent radicalement en cause la dynamique du techno-capitalisme. La classe dominante ne veut absolument pas s’en inquiéter, elle qui au contraire numérise à tout-va et nous somme sans cesse de nous adapter aux innovations technologiques… Mais je pense que la critique des technologies est tout à fait audible pour une grande partie de la population, qui se rend bien compte dans la vie quotidienne que le “progrès” technique apporte son lot de régressions.
Il suffit de voir passer dans la rue un adolescent transformé en zombie courbé sur son ordiphone pour avoir quelques doutes sur l’évolution… Et je renvoie à un livre comme Technocritiques de l’historien François Jarrige pour rappeler que le “progrès” technique n’a absolument pas suscité une adhésion enthousiaste et consensuelle, mais qu’il s’est au contraire toujours heurté à de vives contestations.
À la fin de la nouvelle, une mesure du Comité central rétablit la religion, celle de La Machine. Peut-on affirmer, aujourd’hui, que la technologie a pris la place occupée autrefois par la religion ?
Oui, il y a bien une ferveur religieuse autour de la technique, qui a été véritablement sacralisée comme l’analysait le grand critique du système technicien Jacques Ellul. Il suffit d’écouter tous ces hommes politiques célébrer l’Innovation ou déplorer que leurs ouailles perdent la “foi” dans le Progrès pour s’en convaincre.
Dans la nouvelle, la mobilité des corps est extrêmement restreinte, à l’opposé du monde tel que nous le connaissions avant le covid. Les humains vivent cloîtrés dans des chambres-cellules toutes identiques, et il leur suffit d’actionner des interrupteurs pour faire venir les choses à eux. Finalement, avec l’arrivée du covid, glisse-t-on vers une réduction durable de notre mobilité ?
Dans La Machine s’arrête, les individus perdent le désir de voyager : à quoi bon, puisque le monde a été uniformisé et que les réseaux de télécommunication apportent les images à domicile ? Malgré tout, des dirigeables permettent d’aller facilement à l’autre bout de la terre, le système de transports recouvre le globe. Les corps sont tellement pris en charge, y compris dans leurs déplacements assurés par des machines, qu’ils en deviennent passifs. Cette léthargie caractérise on ne peut mieux notre société, où les pouvoirs publics diffusent régulièrement des messages nous enjoignant à bouger “au moins une demi-heure par jour” pour que nos corps ne deviennent pas totalement obsolètes…
C’est vrai, le confinement imposé à la population au nom de la lutte contre l’épidémie a fortement réduit les transports, le tourisme international, la fréquentation des aéroports. Mais les automobiles ont vite repris leur ballet dès le déconfinement, et la radio annonçait toujours des centaines de kilomètres de bouchons cumulés lors des grands chassés-croisés de l’été. Il est fort possible que la mobilité continue à diminuer avec la grande contraction économique que nous vivons. Toujours est-il que la réclusion connectée n’est pas plus enviable que la circulation incessante…
Dans La Machine s’arrête les rapports humains n’ont lieu qu’à travers les écrans et la simple perspective de sortir de sa chambre est source d’angoisse. Les gens ne se touchent plus, car ils sont“trop éduqués pour se serrer la main”. Pensez-vous que les mesures de distanciation sociale, annoncées par Forster dans sa nouvelle, reflètent des tendances en gestation depuis longtemps, et seraient peut-être même intervenues indépendamment du covid ?
La société sans contact, atomisée et informatisée, où l’autre est mis à distance, c’est effectivement une tendance lourde que le confinement n’a fait qu’accélérer. Durant ces semaines d’assignation à résidence, tout devait converger vers la Machine : généralisation du télétravail, des réunions par visioconférence, de l’école numérique, consommation accrue de séries, de jeux vidéo, d’une culture de masse acheminée dans chaque foyer, développement de l’administration électronique, de la télémédecine, du commerce en ligne, communication à distance via les réseaux dits “sociaux”. Interdiction de se réunir et de voir ses proches, chacun est prié de se méfier de l’autre et d’éviter les contacts, pendant que des drones passent dans les rues et ordonnent aux gens de rentrer chez eux… Voilà qui ressemble à s’y méprendre à cette contre-utopie d’E. M. Forster.
Si la distanciation sociale, la limitation des rassemblements et de la mobilité, l’explosion du numérique et la généralisation du télétravail finissent par s’inscrire dans la durée, selon vous, pourraient-elles à terme être qualifiées de mutations d’ordre anthropologique ?
Nous y sommes déjà, dans une mutation anthropologique : la généralisation fulgurante du numérique a profondément transformé la condition humaine ces dernières années, les rapports aux autres, à l’espace, au temps, au corps, la culture, le travail, jusqu’à l’intimité de chacun. Et quand nous voyons les managers de notre “start-up nation” appeler à accélérer les tendances en cours, il n’y a pas de quoi imaginer un sursaut…
À la fin de la préface, vous formulez le souhait que les lecteurs s’identifient à Kuno, le héros de la nouvelle qui tente de se libérer de la Machine. Dans le contexte actuel où la connexion internet est plus que jamais synonyme de lien social, comment se libérer de la machine ?
Peut-être que Kuno peut donner des pistes justement. Il ne supporte pas l’enfermement dans un monde artificiel, sans contacts ni avec ses proches ni avec la nature. La vie est ailleurs, pense-t-il. Il veut voir sa mère, lui parler directement, “sans passer par cette ennuyeuse Machine”. Il veut découvrir le dehors. Éprouver, déployer son corps. Nouer de véritables relations, face à face, sortir la tête des boîtes à images pour arpenter le monde qui nous entoure, être au contact de la matière, en prise avec le réel… Cela me semble un bon début pour se “libérer de la machine”, non ? Il s’agit ni plus ni moins que de rester humain.
E. M. Foster,La Machine s’arrête L’échappée, collection “Le Pas de Côté”, 112 pages, 7 euros