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SOURCE : Alternatives économiques
Alternatives économiques, 16 octobre 2020
Emmanuel Macron a écarté toute hausse du RSA et son extension aux 18-25 ans, arguant que cela ne favorise pas le retour à l’activité. En réalité, il semble que l’effet désincitatif des minima sociaux sur le travail soit très faible, voire inexistant. Les études trouvent un certain nombre de motivations non monétaires à la reprise d’emploi.
Lors de son interview sur TF1 et France 2 mercredi, Emmanuel Macron a annoncé, malgré les demandes pressantes des associations de lutte contre la pauvreté et de nombreux spécialistes, qu’il n’augmenterait pas le RSA, ni ne l’étendrait aux 18-25 ans. Interrogé sur les raisons de sa décision, il a répondu :
« Je tiens aussi à une chose, c’est qu’on ne perde pas nos fondamentaux. Nos fondamentaux, c’est la lutte contre la pauvreté par le retour à l’activité et le travail. Et plus on augmente de manière unilatérale tous nos minima sociaux – on ne les rebaisse jamais après – plus on rend difficile le retour à l’activité. C’est ce que l’on a constaté. »
Ce que « l’on a constaté », semble nous dire le Président, c’est que des minima sociaux trop généreux désinciteraient au travail, conformément au phénomène que les économistes qualifient de « trappe à inactivité » : si l’écart entre les minima sociaux et les revenus du travail est trop faible, le bénéficiaire peut préférer ne pas accepter d’emploi, ou ne pas en rechercher.
Cette hypothèse comportementale imprègne, on le voit, les représentations aussi bien que la conception des politiques publiques d’assistance. La réforme remplaçant le RMI par le RSA en 2009 était ainsi guidée par le souci de rendre plus avantageux le retour à l’emploi, en lissant financièrement les sorties du dispositif (notamment par le maintien de droits et d’aides, au-delà de la perte du statut, sous conditions de revenus) afin qu’elles soient toujours gagnantes pour les allocataires.
Même logique pour la prime d’activité, qui en 2016 a remplacé le RSA activité, marqué par un important taux de non-recours.
Les dispositifs évoluent, donc, mais le soupçon persiste. Il ne faudrait tout de même pas donner trop aux pauvres, qui risqueraient de se complaire dans l’assistance plutôt que de chercher un emploi. « On l’a constaté », assure Emmanuel Macron… Mais où ?
Des études à contre-courant
Le décalage surprend entre d’un côté l’importance politique du lien entre minima sociaux et désincitation au travail, et de l’autre le faible nombre de recherches empiriques essayant de l’évaluer. Quelques travaux existent néanmoins, qui tendent globalement à remettre en cause les stéréotypes sur le comportement des pauvres.
Philippe Briard et Olivia Sautory, dans une étude de la Dares parue en 2012, détaillent longuement les hypothèses et mécanismes théoriques qui sous-tendent l’hypothèse de la trappe à inactivité. Ils étudient les rares cas où le RSA a fait baisser le gain financier du retour à l’emploi par rapport au RMI. Ils ne trouvent aucun effet désincitatif du RSA sur l’offre de travail.
En 2014, Véronique Simmonet et Élisabeth Danzin ont cherché à voir si le passage au RSA (censé donc augmenter les gains financiers au retour à l’emploi) avait permis de réinciter au travail. Elles constatent une hausse du retour à l’emploi pour une seule catégorie d’allocataires : les mères isolées, notamment de jeunes enfants.
Les économistes Olivier Bargain et Augustin Vicard ont quant à eux cherché un éventuel effet désincitatif du RMI/RSA (ils ont travaillé sur la période 2004-2009, à cheval sur les deux dispositifs) en analysant le taux d’emploi des jeunes de 20 à 30 ans célibataires et sans enfant. Leur raisonnement est le suivant : si l’allocation désincite au travail, le taux d’emploi, qui augmente progressivement avec l’âge devrait décrocher à 25 ans, âge auquel s’ouvrent les droits au RMI/RSA. Ils constatent un décrochage très léger, et pour les années 2004 à 2007 seulement.
« L’effet désincitatif (…) semble très faible et circonscrit à une population spécifique », les jeunes célibataires sans enfant et sans diplôme. Entre 1,7 % et 2,9 % de ces jeunes seraient découragés de travailler en raison du RMI entre 2004 et 2007… De quoi faire réfléchir les tenants de l’argument selon lequel ouvrir le RSA aux 18-25 ans les enfermerait dans « l’assistanat ».
Les moteurs non financiers de la reprise d’emploi
Ces études suggèrent donc, d’une part, que le travail est toujours apparu suffisamment rémunérateur pour motiver le retour à l’emploi. D’autre part, même dans les quelques cas où le gain financier du retour à l’emploi est moins élevé, l’effet désincitatif est au pire très faible, au mieux inexistant.
L’hypothèse de la « trappe à inactivité » néglige les motivations non monétaires à la reprise d’emploi, pourtant nombreuses
Comment se fait-il que l’incitation financière n’ait pas davantage d’effet ? C’est que l’hypothèse de la « trappe à inactivité » néglige les motivations non monétaires à la reprise d’emploi, pourtant nombreuses. On peut vouloir retrouver un travail pour fuir l’inactivité, se sentir utile, retrouver une « dignité » et une vie sociale.
Au temps du RMI, censé être davantage désincitatif que le RSA, François Dubet et Antoine Vérétout avaient mené une large enquête sur 20 000 bénéficiaires à la fin des années 1990. Les sociologues constatent qu’un « taux élevé des individus a un comportement aberrant » au regard de la rationalité que leur prête l’hypothèse de la trappe à inactivité.
Un grand nombre de ceux qui auraient a priori intérêt financièrement à sortir du RMI y restent. Inversement. 23 % des allocataires de leur échantillon n’ont pas intérêt, financièrement, à sortir du RMI pour retrouver un emploi, mais le font quand même. Conclusion : le retour à l’emploi des RMIstes n’est pas directement corrélé à l’augmentation financière que laisse espérer un retour au travail.
« Il semble peu discutable que l’anticipation des gains attachés à l’emploi ne commande pas la totalité des décisions, tranchent les auteurs. Il s’agit d’une variable parmi d’autres, et certainement pas de la plus influente. »
Le sentiment de dignité
François Dubet et Antoine Vérétout ont mené 128 entretiens approfondis afin de retrouver les raisons de ces choix.
Pourquoi, d’un côté, rester au RMI ? Certains estiment en effet qu’ils y gagneraient trop peu, notamment parce qu’ils ont des coûts cachés (transports, garde d’enfants) trop élevés. D’autres travaillent au noir ou ne peuvent tout simplement pas travailler.
« Les thèmes de la dépression, de la maladie et du handicap s’imposent dans un grand nombre d’entretiens, écrivent les auteurs. Pour eux, et quelles que soient la situation de l’emploi et les espérances de gains, le RMI ne fonctionne pas comme une mesure transitoire, mais comme un revenu d’existence, un revenu de survie à un niveau très bas. » François Dubet et Antoine Vérétout précisent que ces individus sont souvent en attente de la retraite ou de la reconnaissance de leur handicap.
Pourquoi alors, de l’autre côté, retrouver un emploi ? Les personnes interrogées racontent qu’elles ne « se supportent plus » au chômage, l’inactivité et le stigmate sont intolérables.
« Tous insistent sur le sentiment de dignité retrouvé en ne devant rien à personne, expliquent les sociologues. (…) Le travail est le vecteur essentiel de l’intégration, de la dignité et de l’autonomie, et en cela, il n’a pas de prix. (…) Ils parlent de la sociabilité du travail, des collègues, de la fierté retrouvée, de ce que l’on appelait l’éthique du travail, celle qui permet de « se regarder en face » parce que les autres vous regardent « en face ». »
Comme le soulignait déjà le sociologue Nicolas Duvoux en 2011, l’idée que les minima sociaux désincitent au travail relève moins de la réalité que d’un jugement moral. Pour les allocataires, montrent François Dubet et Antoine Vérétout, l’accès à l’emploi est perçu comme une norme sociale à atteindre, quels qu’en soient les avantages financiers.
Les sociologues rappellent également qu’en 2000, une étude de Laurence Rioux publiée dans Insee Première montrait que les trois quarts des chômeurs au RMI cherchaient activement un emploi. Les deux chercheurs suggèrent donc que la première « trappe à inactivité », c’est « le chômage lui-même ». Leur article a bientôt 20 ans…