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SOURCE : Révolution permanente
Le résultat du référendum de dimanche dernier, au Chili, est sans appel. Le « oui », massif, qui s’est exprimé en faveur d’un nouveau texte constitutionnel, pour enterrer celui de 1980, adopté sous la dictature de Pinochet, indique combien l’esprit de la grande révolte d’octobre 2019 contre le néolibéralisme et la caste politique qui s’est succédé au pouvoir depuis 1990 continue à traverser le pays. Cela ne veut pas dire, cependant, que l’horizon soit dégagé, pour les mouvements sociaux et pour les anticapitalistes.
C’est ce dont nous entretenons avec Franck Gaudichaud, professeur d’histoire hispano-américaine à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, spécialiste du Chili contemporain, collaborateur de la rédaction de la nouvelle revue Jacobin América latina et auteur, entre autres, de Fin de partie ? Amérique latine, les expériences progressistes dans l’impasse ?.
RP : On a souvent tendance à insister sur le fait que les seuls changements réels qui peuvent advenir viennent d’en bas et sont le fruit de la mobilisation de la rue, des classes populaires et de la jeunesse, sur leur propre terrain, au sein du monde du travail, etc. Dans quelle mesure est-il possible de parler d’un « résultat historique » dans le cadre du référendum chilien du dimanche 25 octobre, et ce d’autant que Sebastián Piñera avait donné comme consigne aux membres de son gouvernement de ne pas prendre part à la campagne et qu’il a lui-même présenté le résultat comme un « succès » ?
Franck Gaudichaud : Le résultat du référendum est une victoire historique au sens où il n’y a jamais eu, au Chili, d’Assemblée Constituante élue au suffrage direct en plus de deux siècles d’histoire républicaine. La caste politique a toujours rejeté cette hypothèse. Il y a eu des possibilités, notamment dans les années 1920, sur la base de grandes mobilisations populaires, mais c’est systématiquement la caste politique qui a rédigé les constituions du pays, « à porte fermées ». C’est donc une victoire populaire, dans la configuration actuelle, car c’est sous la pression de la révolte d’octobre 2019 que la classe politique et les partis dominants ont dû entrouvrir une porte. Ceci quelques jours après la grève générale du 12 novembre 2019, l’une des plus importantes grèves générales depuis la fin de la dictature, en 1990, et alors qu’une partie des syndicats, notamment celui des dockers et travailleurs des ports, un secteur clef au Chili, menaçait et appelaient à multiplier les jours de grève, y compris contre la direction de la Centrale Unitaire des Travailleurs (CUT) qui, elle, freinait des quatre-fers, alors qu’elle est toujours dominée par le Parti Socialiste (PS), la Démocratie Chrétienne (DC) et par le Parti Communiste Chilien (PCCh).
Les résultats que l’on voit avec le referendum du 25 octobre dernier c’est presque 80% des suffrages exprimés en faveur d’un changement de la Constitution héritée de l’ère Pinochet et gérée fidèlement par les partis de la gauche social-libérale et de la DC pendant vingt ans au pouvoir (1990-2010), au cours de ce que l’on a appelé la « Concertation », à savoir les gouvernements d’alliance entre le PS et la DC essentiellement. C’est donc une claque très forte qui est donnée non seulement à la droite, qui a fait campagne, en grande partie, pour le « rejet » d’un changement de Constitution, mais c’est aussi une claque contre toute la classe politique, y compris les secteurs sociaux-libéraux. En effet, 79% des votes se sont exprimés en faveur de l’option la plus « ouverte » possible, malgré ses limites, concernant la forme que cette constituante devrait prendre, à savoir pour une « Convention constitutionnelle », option permettant une élection au suffrage directe des représentants et écartant les parlementaires en place de ce processus. Ce vote représente une étape dans un cycle beaucoup plus large de conflit de classe qui s’est initié depuis une dizaine d’année et continue à polariser la situation actuellement, au Chili.
RP : Tu irais jusqu’à dire que c’est un vote de classe qui s’est exprimé, dimanche dernier, ou du moins l’expression d’un antagonisme de classe qui peut se lire dans le référendum ?
FG : La participation n’a pas été massive, certes, avec un taux de participation de 51% et il reste à élaborer une observation plus fine des résultats. Mais ce qui est intéressant, selon les premières analyses, c’est que c’est dans les quartiers populaires qu’il y a eu le plus de participation par rapport à la présidentielle de 2017 et ce scrutin a tout de même enregistré une hausse de la participation de 500.000 électeurs et électrices. Et c’est effectivement l’expression de la traduction différée du conflit de classe sur le terrain électoral. Il suffit de penser au fait que les trois communes électorales les plus riches du pays, en termes de revenu par habitant, dans l’Est de la capitale, ont voté majoritairement pour le « rejet » du changement constitutionnel, alors que toutes les autres, et surtout les communes les plus pauvres, ont voté majoritairement « pour ». C’est particulièrement le cas des zones du pays qui ont été ravagées par le néolibéralisme et par l’extractivisme, ces « zones de sacrifice » où l’on a parfois voté à plus de 90%, pour le changement constitutionnel comme à Freirina, Coronel ou Quintero par exemple. En ce sens, c’est une victoire du mouvement populaire et des classes populaires face à la droite et aux dominants. Mais bien entendu, cela ne veut absolument pas dire que s’ouvre mécaniquement un processus post-néolibéral au Chili, encore moins de transformation radicale, il s’agit d’une nouvelle brèche, mais d’une brèche importante : le peuple vient d’obtenir la possibilité de mettre fin à la Constitution de Pinochet. Mais le chemin est encore long, et les 49% d’abstention sont une donnée également centrale de la conjoncture.
RP : D’ici à avril, avant même la tenue des élections pour la Convention constitutionnelle, le chemin risque d’être semé d’embûches. La droite, le centre et même le centre-gauche se préparent, chacun à leur façon, à « blinder » le processus pour en réduire la portée ?
FG : En effet, le processus est encadré par les accords ratifiés en novembre 2019 par les principaux partis du Parlement qui veulent limiter l’impact de cette Convention constitutionnelle. Ce qui veut dire que ce ne sera pas une Assemblée Constituante libre, plurinationale, féministe et souveraine, comme le réclament les mouvements sociaux. Ce que l’on peut dire, c’est que « l’Accord pour la paix et la nouvelle constitution », signé le 15 novembre 2019 par la droite, les partis d’opposition de la gauche sociale-libérale et par un secteur du Frente Amplio (FA, gauche anti-néolibérale) – et cela, c’est une vraie débâcle pour un secteur de la gauche « radicale », qui a mené à l’explosion du Frente Amplio et la sortie, à juste titre à mon sens, de ses courants de gauche – avait pour but de canaliser et de chercher à « pacifier » la rue, en même temps qu’on acceptait une petite brèche en termes de changement constitutionnel et que la répression d’Etat battait son plein. Je tiens à rappeler l’ampleur de celle-ci : on parle de milliers de bléssé.e.s, d’abus sexuels et de viols dans les commissariats, de plus de 450 personnes éborgnées, de plusieurs morts et de milliers de prisonnier.e.s du mouvement social. L’accord de novembre du point de vue des partis dominants et du gouvernement conservateur Piñera avait pour but, comme son nom l’indique, de restaurer « la paix » sociale et, surtout, de donner de l’oxygène à un exécutif qui était menacé de destitution par la force des mobilisations populaires. Le message était très clair dès le départ. L’accord ou plutôt le « pacte » prévoit un mécanisme impliquant que tous les futurs articles de la constituante devront être ratifiés par une majorité qualifiée des deux tiers, ce qui donnera un droit de véto pour la droite, ou en tout cas une minorité de blocage aux secteurs les plus conservateurs de la convention. D’importants dirigeants réactionnaires, tel que Pablo Longueira, s’en sont félicités publiquement. Les traités internationaux et donc les traités de libre-échange sont également placés en dehors du champ de la Convention et ne pourront pas être modifiés. C’est pourtant une question centrale, le Chili étant le pays au monde qui a signé le plus de traités de libre-échange. Et, enfin, le règlement de la future Constituante est pour l’instant entre les mains d’une commission parlementaire. Son mode de fonctionnement et ses objectifs sont donc, en un sens, prémâchés, ou pré-établis avant même le début de la Convention, ce qui réduit d’autant la souveraineté de ce processus constituant.
D’autre part, à la différence de ce que l’on a pu lire, ici ou là, en France, ce ne sera pas une « assemblée de citoyen.ne.s » non professionnels de la politique, élus au suffrage universel. Au contraire, les partis dominants comptent bien jouer, et vont jouer, un rôle central dans le processus constituant. Le 21 avril 2021, date de l’élection de la Convention, coïncide également avec la date du scrutin pour les municipales et les régionales. La grande machine politique des classes dominantes va déployer tout son savoir-faire, ses candidat.e.s et ses moyens pour influencer le résultat de cette Convention constitutionnelle et y défendre ses intérêts.
RP : Au niveau de la gauche anticapitaliste, est-il possible, selon toi, de participer à la prochaine séquence électorale, compte-tenu de ses limites ?
FG : Tout cela n’empêche pas que c’est un moment politique extrêmement important qui s’ouvre, un moment constituant après un processus « destituant », « par en bas » extrêmement fort, comme le décrivent Karina Hohales et Pablo Abufom dans un récent article publié par Jacobin. Il va donc falloir désormais intervenir au sein de ce nouveau moment politique. La clef, à mon sens, est de ne pas lâcher la mobilisation et l’auto-organisation populaire, l’organisation par en bas, les assemblées territoriales, l’intervention combative dans les syndicats, les lycées, les universités, etc. C’est ça le défi pour faire pression sur les futurs constituants, quels qu’ils soient, quelle que soit leur couleur politique. Y compris pour les prochains mois afin de déplacer au maximum les limites imposées par l’accord du 15 novembre 2019. L’autre défi, c’est comment vont pouvoir être représentés les mouvements sociaux et acteurs populaires mobilisés. Vont-ils pouvoir présenter des listes indépendantes ou vont-ils devoir passer par les fourches caudines des partis , dont certains à gauche proposent malgré tout certains « espaces » au sein de leurs listes pour ces élections ? Ce qui a été arraché par la pression populaire, pour l’instant, c’est la parité. Ce sera le premier processus constituant paritaire au monde, et qui comptera également sur une représentation des peuples indigènes et du peuple mapuche, mais selon une procédure qui n’est pas encore aujourd’hui fixée.
Comme le dit le mouvement féministe chilien, à travers la « Coordinadora du 8 mars », il faudrait non seulement participer à tous les espaces qui ont été arrachés par la lutte populaire, y compris le processus constituant, mais aussi immédiatement « déborder » par en bas ces espaces institutionnels qui restent pour l’instant sous la coupe des grands partis et des dominants. Participer, déborder, et surtout ne pas lâcher ce qui a fait la force du mouvement populaire depuis octobre 2019. Mais cela implique également de réfléchir à la construction de ce mouvement, qui doit rester unitaire et radical, démocratique et autogestionnaire, basé sur les assemblées. Ceci sans illusion : maintenir cette force-là pendant plus d’un an, bien entendu, c’est très complexe, alors que le mouvement populaire est traversé de très fortes tensions et contradictions, de formes organisationnelles qui divergent et, bien sûr par des orientations politiques qui diffèrent, voire qui s’opposent.
Je pense que pour celles et ceux qui se réclament d’une perspective anticapitaliste et révolutionnaire il est possible et même indispensable d’intervenir dans ce moment politique qui va signifier des mois de discussion sur le rapport entre l’Etat et la société et sur quelle société veut-on construire à l’heure du dérèglement climatique et du chaos global dans lequel nous sommes immergés. C’est quand même une discussion centrale pour les anticapitalistes, également, même si c’est pour rappeler que dans aucun pays du monde, une nouvelle Constitution ne saurait résoudre ces questions à elle seule ! Mais cette discussion devra se mener non seulement, si c’est possible d’avoir des élus, au sein de la Convention constitutionnelle, pour dénoncer y compris toutes les manœuvres qui viendront, les positions des vieux partis du système en place qui vont tout faire pour freiner et maintenir l’existant, mais il faudra aussi continuer à mener cette discussion dans les assemblées territoriales de quartiers, dans les entreprises, dans les usines, dans les universités. Ça va être une occasion de poursuivre la politisation massive qui est en cours depuis octobre 2019. La question néanmoins c’est avec quels outils politiques le faire ? Car il manque encore aux Chilien.ne.es, à mon sens, une force politique populaire « de masse », démocratique, qui serait à 100% indépendante des partis de la vieille Concertation, et radicalement opposée, bien entendu, à la droite et aux conservateurs, mais également à tous ceux qui ont géré l’héritage néolibéral de Pinochet depuis 30 ans. C’est-à-dire un mouvement qui se construise dans une perspective d’indépendance de classe d’une part, mais aussi d’autonomie politique par rapport à l’ancienne Concertation et Nouvelle Majorité (la formule gouvernementale à laquelle a participé le PCCh, rappelons-le). Plusieurs petites organisations, mouvements et collectifs militants cherchent cette voie et débattent au Chili, comme en Europe, de cette perspective, à la fois ardue, compte tenu de la fragmentation de la gauche radicale, mais qui depuis un an apparaît désormais comme une bifurcation ouverte aux possibles.
RP : La question centrale continue donc à être la traduction et la représentation politique de la grande révolte d’octobre qui a culminée avec la grève générale du 12 novembre 2019 ?
FG. Ce qui s’est passé dimanche, c’est une victoire historique au sens où elle ouvre une brèche dans le pacte social mis en place avec la « transition démocratique », après 1990, mais c’est une brèche qui reste à ouvrir très largement et qui ne pourra se faire que par un nouveau cycle de confrontation de classe à une échelle encore plus grande que ce qui a eu lieu, jusqu’à présent. Le gouvernement, la droite mais aussi l’ensemble des partis institutionnels cherchent, quant à eux, à installer un nouveau pacte social qui leur permettrait de stabiliser la situation, et maintenir tout un pan du néolibéralisme, sous une forme renouvelée au Chili.
Je crois, en effet, que l’une des grandes questions, c’est la représentation politique de la révolte d’octobre et de celles et ceux « d’en bas ». Elle est très difficile à construire à court terme, alors qu’il ne reste que quelques mois d’ici au scrutin constitutionnel d’avril 2021. Mais c’est en même temps une clef indispensable à ne pas abandonner, pour ne pas se retrouver dans un nouveau pacte social qui serait organisé par les partis de l’ancienne Concertation, des partis qui se présentent comme les artifices de cette première victoire contre la Constitution de Pinochet alors qu’ils ont été bien peu présents dans les mobilisations depuis un an. C’est d’ailleurs aussi le cas du Parti Communiste qui essaie de se positionner en vue de la présidentielle Ce qui s’annonce au Chili pour 2021, c’est donc un moment politique avec une forte gravitation autour des questions électorales et institutionnelles, où il y aura la Constituante mais aussi une présidentielle en vue (novembre 2021), et il faudra surement toute la créativité qu’a su démontrer le mouvement populaire chilien pour ne pas se faire ensevelir sous la logique des partis du système de la démocratie néolibérale, ceci sans perdre la perspective de construction d’une force politique anticapitaliste indépendante, en discussion et gestation ici et là. Pour le mouvement social et les gauches en France, l’urgence reste de construire la solidarité internationale avec le Chili, particulièrement autour de la question des droits humains, de l’impunité et de la répression d’Etat : au moment où l’on parle il y a encore plus de 2000 prisonnier.ne.s politiques de la révolte d’octobre sans compter celles et ceux du peuple Mapuche. De plus, là-bas comme ici, l’extrême-droite est en pleine réorganisation et compte bien se faire entendre, y compris pas la violence…
Propos recueillis par JB Thomas