AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Révolution permanente
Les firmes du numérique ont pris une place démesurée dans notre vie. Dans certains domaines, cette place dépasse celle de l’État, censé réguler les rapports entre les individus et les conflits entre les groupes et les classes. Tout ceci pousse l’économiste Cédric Durand à avancer l’idée d’une « régression techno-féodale » [1]. Cette thèse, quoique originale, pose certains problèmes.
Vers un nouveau régime de croissance ?
« Se pourrait-il qu’un changement de logique systémique soit en train d’advenir et que nos yeux, troublés par l’enchevêtrement des crises du capitalisme, ne l’aient pas encore bien perçu ? » (p. 12). Pour Durand, le consensus de Washington – ensemble de politiques néolibérales qui s’est imposé sur les pays du Tiers Monde dans les années 1990 – aurait été remplacé par le « consensus de la Silicon Valley » en tant qu’idéologie hégémonique du capitalisme néolibéral. Cette idéologie, née dans les années 2000, a été pensée comme un moyen de recentrer l’investissement sur l’innovation et l’économie de la connaissance. Il s’agissait de fonder un nouveau modèle d’accumulation du capital sur la base de l’innovation technologique.
L’« idéologie californienne » au fondement du consensus de la Sillicon Valley a des origines paradoxales. Elles est née de la rencontre entre la contre-culture hippie des années 1960 et les entrepreneurs californiens adeptes du libre-échange, notamment autour du rejet de l’autorité de l’État et de la défense de l’autonomie individuelle. Elle défend également que l’âge de l’information succèdera à l’âge de l’agriculture et à l’âge industriel.
Durand prend bien le soin de rappeler que le discours sur l’âge de l’information ne cherche pas à décrire, mais à faire advenir un état des choses, notamment la dérégulation de la concurrence et du secteur des télécommunications et de l’informatique. Il ajoute à cela que quand le droit n’est pas assez accommodant pour les nouvelles entreprises du numérique, les firmes du numérique l’ont tout simplement contourné : « De Google jusqu’à Uber en passant par Facebook, les entreprises de la Silicon Valley ne se sont ainsi pas privées d’agir hors de tout cadre légal, voire contre les règles existantes, pour imposer leurs innovations par le fait accompli » (p. 33).
C’est ainsi qu’est née l’illusion d’un régime de croissance propre au numérique et qui pourrait supplanter celui de l’industrie à terme. Pourtant, ce régime partage de nombreuses caractéristiques avec le capitalisme d’antan. 1) Les start-up, lorsqu’elles réussissent, sont vite prises dans un processus de concentration et de centralisation du capital. Ceci aboutit, dit Durand, à la mutation de la start-up en une grande entreprise classique. 2) Cette mutation a lieu alors que la concurrence entre les grandes entreprises devient plus âpre à la fin du XXe siècle. 3) Les nouvelles technologies ne contribuent pas à déconcentrer le capital, car des nouveaux monopoles émergent.
D’un côté, l’idéologie californienne promet un nouveau régime d’accumulation. De l’autre, la croissance n’est pas au rendez-vous. C’est-à-dire que l’émergence de nouvelles firmes du numérique ne garantit pas un regain de dynamisme de l’accumulation du capital. Ainsi, « contrairement à ce qui était annoncé, les mutations socioéconomiques accélérées qui accompagnent l’essor du numérique n’ont pas donné lieu à une nouvelle jeunesse du capitalisme » (p. 83).
S’il n’y a pas de transition vers un autre régime d’accumulation, comment comprendre l’essor du numérique ? Pour Durand, la nouvelle phase d’accumulation consiste en une « involution » du mode de production capitaliste.
La domination numérique
Avant qu’elle puisse s’exercer, la domination numérique a besoin de produire et de capter massivement des données numériques. Suivant Nick Srnicek, on peut dire que ces données sont la « matière première » de cette nouvelle phase du capitalisme. Ainsi, « nous devrions considérer les données comme la matière première à extraire, et les activités des usagers comme sa source naturelle. Tout comme le pétrole, les données sont une matière que l’on peut extraire, raffiner et utiliser d’une multitude de manières. Et plus on dispose de données, plus on peut en faire des usages variés » [2].
C’est dans ce contexte qu’entre en jeu la question de l’intrusion dans la vie privée et de la surveillance. Les données numériques alimentent des algorithmes qui cherchent à prédire les comportements (sociaux, économiques et politiques) des individus. Pourtant, d’après Durand, le but des firmes du numérique est non seulement de prédire les comportements, mais aussi de les susciter. Ainsi, le but des firmes du numérique n’est pas seulement de savoir, mais aussi de faire, ou plutôt de faire faire. C’est-à-dire que toutes les traces numériques laissées par des individus sur Internet (historiques de recherche, déplacements, achats, informations administratives, financières, etc.) deviennent autant d’éléments qui sont utilisés par les firmes du numérique afin de mieux cibler la publicité et de susciter des comportements de la part des utilisateurs.
La nouveauté des firmes du numérique se situe ici. Là où le capitaliste industriel s’approprie la force de travail collective des travailleurs, qui accomplissent ensemble ce qu’aucun d’entre eux ne pourrait accomplir individuellement, les firmes du numérique s’approprient de l’excédent qui constitue l’agrégation algorithmique de comportements individuels : « Les Big Data ne sont bien sûr pas tout le social, mais elles sont du social. Elles procèdent d’un mouvement dialectique : dans un premier temps, cristallisation symbolique de la puissance collective saisie dans les régularités statistiques ; puis rétroaction de celle-ci sur les individus et leurs comportements » (p. 125). Autrement dit, « dans le mouvement ascendant de chasse aux données, ce qu’il s’agit de capturer ce ne sont pas fondamentalement les données elles-mêmes, mais bien ce qu’elles recèlent de puissance sociale. Dans le mouvement descendant, cette puissance investit les individus, elle étend leur capacité d’action en leur donnant des ressources cognitives de la force collective » (p. 126). Entre les mains des firmes numériques, cette puissance collective a pour but de façonner les individus et de susciter de nouveaux comportements.
Les nouveaux habits du capitalisme
Pour Durand, une des principales caractéristiques de la phase actuelle d’accumulation est l’essor des « intangibles », c’est-à-dire du capital non matériel, tels que les procédés de fabrication, les software, les algorithmes, etc., tous les moyens de production qui peuvent être reproduits à l’infini.
Un effet de l’essor de ces intangibles est la polarisation de la chaîne de valeur globale : les activités de conception et de marketing, qui se situent aux deux extrêmes de la chaîne, captent la plus grande part de la valeur, tandis que les activités de production (du fait de leur mise en concurrence au niveau mondial) captent une part plus faible. Mais le vrai changement, dit Durand, n’est pas la dispersion de l’activité productive aux quatre coins du monde, c’est la capacité de les coordonner : « Il y a dans les chaînes de valeur une lutte concurrentielle verticale pour le contrôle des données. Leur circulation est une condition préalable à l’intégration et à l’optimisation des processus métiers au sein de procès de travail fragmentés. Mais une telle intégration octroie un accès aux données disproportionné à ceux qui lancent et organisent cette intégration » (p. 171). La monopolisation intellectuelle des intangibles se nourrit à son tour de cette centralisation des données. L’économie numérique fonctionne alors comme une économie de rente, où les firmes captent de la valeur grâce à la monopolisation intellectuelle.
Durand s’appuie sur ces différents aspects de l’économie contemporaine pour avancer une « hypothèse techno-féodale ». Sous le féodalisme, l’aristocratie exerce un pouvoir sur les hommes et sur la terre, dans le but d’extraire un surplus produit par les paysans. Les paysans, sans être des esclaves, ne sont pas pour autant des travailleurs libres. Ils sont souvent contraints par la force au servage et sont attachés à la glèbe, c’est-à-dire à la terre du domaine seigneurial. Le prélèvement seigneurial prend la forme de la prédation.
La question à laquelle nous invite Durand est alors de savoir si nous sommes face à quelque chose de fondamentalement nouveau. C’est ce qu’il appelle l’« hypothèse techno-féodale ». L’économie numérique, dit-il, fonctionne comme une économie rentière féodale : « Si l’exploitation du travail joue toujours un rôle central dans la formation d’une masse globale de plus-value, la spécificité actuelle réside dans des mécanismes de capture permettant à des capitaux de nourrir leurs profits par prélèvement sur cette masse globale, tout en limitant leur implication directe dans l’exploitation et en se déconnectant des processus productifs » (p. 210). La principale nouveauté tient au fait que si les données numériques originales (les intangibles) sont rares, leur reproduction n’implique pratiquement pas de coûts.
À cela s’ajoute une nouvelle forme de domination seigneuriale : la relation de dépendance mise en place par les firmes du numérique. Comme le défend Durand, elles nous vendent sous la forme de services adaptés notre propre « puissance collective », ce qui nous rend à son tour dépendant de leur existence. Il est impossible d’échapper à l’emprise des firmes du numérique comme il est impossible d’échapper au dominium du Seigneur féodal : « Les grands services sont des fiefs dont on ne s’échappe pas » (p. 218).
Enfin, un rapport de prédation se met en place entre les firmes du numérique et le reste de la société afin de capter une part de la valeur produite. Ce rapport en passe, comme sous le féodalisme, par une forme de violence. Dans le cas de l’économie numérique, celle-ci prend la forme de la surveillance généralisée, du contrôle et de l’anticipation des comportements décrits plus haut. Le caractère réactionnaire de cette nouvelle phase de l’accumulation est évident. L’investissement dans de nouvelles formes de surveillance et de contrôle se fait au détriment de l’investissement productif, ce qui « déstabilise les principes élémentaires » (p. 227) du mode de production capitaliste. Ainsi, pour Durand, « un déplacement qualitatif est en train de se produire dans la logique même de ce système » (idem).
Il voit en même temps dans cette transformation techno-féodale du capitalisme une tendance à la socialisation du travail et de l’économie décrite par le marxisme classique. La production de plus en plus massive de données numériques et leur traitement algorithmique rend la société davantage lisible et toute planification plus facile. La coordination et la planification est inscrite dans la logique même de la phase actuelle du capitalisme. La révolution logistique, qui permet de disséminer sur l’échelle du globe les activités de l’ensemble de la chaîne mondiale d’approvisionnement, a rendu possible une telle coordination.
L’hypothèse techno-féodale développée par Durand a ceci d’intéressant qu’il s’agit d’une hypothèse, d’une piste d’analyse des changements du capitalisme contemporain. La comparaison historique développée autour de cette hypothèse fait ressortir des éléments de continuité avec une phase de développement du capitalisme marquée par l’essor de l’économie du numérique mais aussi des éléments de rupture : l’importance que prend le numérique dans nos vies aurait transformé qualitativement l’époque capitaliste dans laquelle nous vivons, les changements quantitatifs sont tels qu’ils deviennent qualitatifs.
Pourtant, l’hypothèse selon laquelle le capitalisme en général et l’économie numérique en particulier auraient transformé qualitativement le capitalisme, régressant vers un stade « antérieur » des sociétés ou vers un mode de production différent du capitalisme, pose problème. Comme le souligne Ulysse Lojkine dans une recension de l’ouvrage, « on a du mal à voir comment interpréter la domination numérique en termes de classes ». En effet, la domination des firmes du numérique s’exerce sur des utilisateurs et non pas sur des travailleurs. Un risque est alors de tomber dans les travers des tenants du digital labor, qui voient dans l’utilisation d’Internet un travail productif.
De la même manière, Durand exclut l’hypothèse d’une résistance aux firmes du numérique par la fuite ou l’exode, à l’image des paysans qui fuient le dominium féodal. Or, comme le souligne le sociologue Stephen Bouquin dans le dernier numéro des Mondes du travail [3], la domination numérique ne peut pas être totale. Du point de vue capitaliste, des opérations de boycott, voire une action gouvernementale contre certaines plateformes est possible. Ensuite, les firmes du numérique ne peuvent pas être pensées comme des citadelles féodales imprenables. Elles sont perméables aux crises du capitalisme, et rien ne dit qu’elles ne soient fortement affectées par la crise actuelle.
De plus, le postulat qui oppose l’économie du numérique au « capital productif » tend à autonomiser de manière absolue ces deux sphères, jusqu’à occulter leurs rapports. Or, le développement de l’économie du numérique s’inscrit dans le développement du capitalisme contemporain. Que l’économie numérique ne soit pas « productive » au sens où elle ne produit pas directement de marchandises ne signifie pas qu’elle ne soit pas utile au procès de valorisation du capital. En ce sens, comme le laisse entendre Durand lui-même, le développement de l’économie du numérique a permis l’augmentation de la vitesse de rotation du capital comme jamais dans l’histoire du capitalisme, dépassant de loin les sphères du marketing et de la publicité. On peut alors avancer l’idée selon laquelle le développement des GAFAM est adossé à la production capitaliste au sens où il permet de faciliter, à un niveau historiquement inédit, l’écoulement des marchandises par l’entremise du système de publicité ciblée de Google, d’Amazon, de Facebook, etc. En dernière instance, c’est le sens même de la valeur de ces données récoltées que de contribuer à la réalisation d’une survaleur dans une situation concurrentielle donnée.
Enfin, l’antagonisme traditionnel entre capital et travail ne semble pas disparaître dans l’économie numérique, malgré l’hypothèse techno-féodale. La place que cet antagonisme occupera dans l’économie numérique demeure donc une question centrale. Que les grandes entreprises du numérique puissent développer un surprofit de monopole du fait de leur position dominante en terme d’accès aux données, n’efface en rien le fait que ce qui fonde ce profit reste en dernière instance l’exploitation de la force de travail. Comme le rappelle Durand au cours de son exposé, derrière le développement de l’économie du numérique, il y a, en réalité, l’exploitation de millions de travailleurs : micro-travailleurs, nettoyeurs du Web, chauffeurs d’Uber, livreurs de Deliveroo, bref, un nouveau prolétariat.