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SOURCE : Contretemps
« Les grands livres sur l’action, il semble que nous les devions aux hommes d’action que la fortune a privés du suprême accomplissement et qui parviennent à un subtil dosage d’engagement et de détachement, encore capables de reconnaître les contraintes et les servitudes du soldat ou du politique, capables aussi, de regarder du dehors, non avec indifférence mais avec sérénité, l’ironie du sort et le jeu imprévisible de forces qu’aucune volonté ne maîtrise. »
Ces lignes de Raymond Aron dans le grand ouvrage qu’il a consacré à Clausewitz et à sa postérité [1], et dont le titre de cette contribution est inspiré, auraient pu être écrites, mot pour mot, au sujet de Friedrich Engels.
Le « Général »
Homme d’action dans le domaine militaire, l’alter ego de Karl Marx le fut dans sa jeunesse, brièvement mais résolument. Fort de son stage d’une année (1841-42) dans l’artillerie prussienne à Berlin, où il meublait ses loisirs de bidasse en suivant les cours de philosophie de Schelling et en fréquentant ses critiques Jeunes-Hégéliens, le Bombardier(brigadier ou caporal) Engels s’engagea dans les combats de la révolution allemande de 1848-49 : d’abord en mai 1849, dans sa ville natale d’Elberfeld, dont il ne tarda pas à être expulsé par crainte que le « rouge » qu’il était, puisse déteindre sur le Comité de salut public local ; puis en juin-juillet, dans les rangs de l’armée insurrectionnelle de Bade et du Palatinat, avec les restes de laquelle il finit par se réfugier sur le territoire suisse, fuyant l’offensive des Prussiens.
Engels alla au feu, sans illusion aucune quant au sort des insurgés et sans respect aucun pour la direction de ce qu’il considérait, au fond, comme une caricature de révolution. Il fit cependant preuve de bravoure au combat, soucieux avant tout d’éviter toute accusation de lâcheté à l’encontre des communistes, dont avec Marx il était déjà un porte-drapeau.
« Le parti du prolétariat était assez bien représenté dans l’armée de Bade-Palatinat, notamment dans les corps francs, comme le nôtre, dans la légion d’émigrés, etc. Il peut tranquillement défier les autres partis de pouvoir adresser le moindre reproche à l’un quelconque de ses membres. Les communistes les plus décidés étaient aussi les soldats les plus courageux » [2].
Par son incursion dans la bataille, Engels entendait également enrichir sa connaissance des choses militaires, ayant déjà été promu spécialiste de la question dans la division des tâches au sein de l’équipe de la Neue Rheinische Zeitung. C’est dans cette revue qu’il avait commenté, en critique militaire révolutionnaire, les principaux épisodes armés du « printemps des peuples » de 1948-49. Des articles qu’il avait consacrés à la Hongrie, Wilhelm Liebknecht rapportera plus tard qu’on les « attribuait généralement à quelque militaire haut placé de l’armée hongroise » [3], de la même façon que, dix ans après, les opuscules d’Engels publiés à Berlin sans nom d’auteur, Le Pô et le Rhin (1859) et La Savoie, Niceet le Rhin (1860), seront attribués à quelque général prussien désireux de garder l’anonymat [4].
L’intérêt de Friedrich Engels pour les questions militaires n’était pas un engouement ludique. S’il se plongea aussi profondément dans l’étude de tout ce qui s’y rapportait à son époque, c’est animé de la même motivation qui poussa Marx à digérer tout ce qui avait trait à l’économie politique : la volonté de servir leur classe adoptive, le prolétariat — Marx, en fourbissant les armes de la Critique [5], Engels en se consacrant à la critique des armes.
Dès qu’il fut installé à Manchester à la fin de 1850, Engels s’attela à un programme systématique de lecture qui fit de lui un érudit, aussi bien en matière de stratégie que d’histoire militaire. Mais à cette préparation intellectuelle, il adjoignait le souci constant d’entretenir son aptitude physique à renouer, quand l’heure aura sonné, avec l’engagement sur le terrain. A l’âge de 64 ans, un an et demi après le décès de Marx, il répondait encore à l’un de ses correspondants, qui s’inquiétaitde ses problèmes de santé, en présentant un bilan de son aptitude à monter à cheval et à prendre part à la guerre [6].
« Si une révolution s’était produite de son vivant, nous aurions eu en Engels notre Carnot, penseur militaire, organisateur de nos armées et de nos victoires », avait affirmé Wilhelm Liebknecht [7], après la mort de celui qui s’adressait aux chefs du socialisme allemand « en tant que représentant, pour ainsi dire, de l’état-major général du parti » [8].
La fortune priva Engels de ce « suprême accomplissement ». Il ne put jamais mettre à exécution les plans militaires qu’il conçut — de celui qu’encore novice, il échafauda pour les insurgés de 1849, à celui que, devenu expert militaire reconnu, il aurait dressé, 22 ans plus tard, à l’intention du gouvernement français républicain, pour la défense de Paris contre l’armée prussienne. Son érudition militaire, aiguisée par sa grande intelligence et ses lueurs de génie, il la confronta à l’analyse de toutes les guerres d’un demi-siècle qui en connut de nombreuses. Et à défaut de faire ses preuves sur le champ de bataille, c’est en commentant la guerre franco-allemande de 1870-71 pour la Pall Mall Gazettede Londres, avec une pénétration qui suscita l’admiration du public et des experts, qu’Engels gagna ses galons de « général », titre que lui décerna affectueusement la famille de Karl Marx. Pour le dernier quart de siècle de son existence, il resta le « Général » pour ses intimes.
Le théoricien militaire
La notoriété de Friedrich Engels en tant que penseur de la guerre est solidement établie depuis le milieu de ce siècle, surtout parmi ceux qui s’intéressent à l’art de la guerre et à son histoire. La raison de cette notoriété n’est cependant pas toujours la meilleure que l’on puisse souhaiter, dans la mesure où l’on a souvent voulu voir une filiation entre la pensée d’Engels et les doctrines militaires soviétiques, conformément aux professions de foi dont ces dernières étaient ornementées. Toujours est-il qu’il n’y a pas un ouvrage sérieux consacré aux étapes de la pensée stratégique, qui puisse ignorer le compagnon de Marx : du classique d’Edward Mead Earle [9], où un chapitre est consacré à Marx et Engels (surtout à ce dernier) sous la plume de Sigmund Neumann [10], à la récente anthologie volumineuse de Gérard Chaliand [11], en passant par l’ouvrage du colonel professeur israélien, Jehuda Wallach [12].
Ce dernier distingue, chez Engels, entre ce qui constitue, à ses yeux, une doctrine de la guerre révolutionnaire, et les écrits militaires de facture plus classique. De ces derniers, doublement expert, il dresse le bilan succinct que voici :
« Les écrits militaires importants d’Engels, qui jusqu’à présent n’ont pas été entièrement étudiés, traitent (…) de tous les domaines de la science de la guerre. Il a écrit sur les questions de l’organisation et de l’armement, sur l’évolution de l’art de la guerre à l’époque de la révolution industrielle, sur les aspects militaires de la politique internationale, sur la stratégie et la tactique, ainsi que sur les questions de commandement et la qualité des généraux. Il a également formulé des pronostics prophétiques sur la guerre future (qui correspondent, en effet, à ce que fut la Première Guerre mondiale). Sur beaucoup de questions, il a été plus perspicace que les militaires professionnels. (…)
« Dans ses écrits anonymes sur la situation militaire en Europe de l’ouest et du sud-ouest, Engels a élaboré un plan qui, 45 ans plus tard, a été baptisé du nom de Schlieffen. Il a démontré pourquoi un tel plan allemand serait voué à l’échec dans une guerre contre la France. Il a prophétisé avec la plus grande exactitude la durée de la prochaine guerre mondiale, l’ampleur des pertes et les conditions dans lesquelles elle sera terminée » [13].
Qu’Engels ait été l’un des grands penseurs de la guerre au XIXe siècle, cela est indiscutable pour quiconque connaît cette majeure partie de la masse volumineuse de ses écrits. Il constitue, sans nul doute, une référence incontournable pour l’histoire militaire de son époque. Qu’il soit une référence stratégique pour la nôtre, cela est beaucoup moins certain, si l’on entend par là une doctrine de la guerre en général, voire même de la guerre révolutionnaire en particulier. A l’instar de Clausewitz qu’il appréciait, et moins encore que ce dernier, il n’a pas cherché à élaborer une « théorie systématique de la guerre », mais s’est contenté de commenter les guerres et les situations réelles, dans les conditions concrètes de leur développement, quitte à corriger ses propres conceptions, chemin faisant [14].
Définir une doctrine « engelsienne » de la guerre révolutionnaire, qui serait originale par rapport aux enseignements de 1793 et des guerres napoléoniennes, et qui aurait trouvé son prolongement chez Lénine, Trotsky, Mao Tsé-Toung et/ou l’état-major soviétique, relève toujours d’une entreprise de systématisation a posteriori, mêlant considérations militaires et réflexions générales sur la révolution. Ce type de fabrication ressemble fort peu à la façon dont Engels a conçu son activité de penseur militaire, et à l’aversion qu’il a développée, au fil des ans, contre toute forme de dogmatisme. Comment aurait-il pu d’ailleurs être tenté par quelque systématisation que ce fût en matière de doctrine militaire, alors qu’il soulignait sans cesse l’accélération vertigineuse du progrès des techniques guerrières, produisant un armement parfois « vieilli avant d’être lancé » [15] ?
L’intérêt majeur de la pensée de la guerre chez Engels est à chercher ailleurs que dans les recettes proprement militaires, fussent-elles celles de la « guerre révolutionnaire ». Il se situe plutôt dans son traitement des problèmes cruciaux pour le mouvement ouvrier que sont l’attitude face aux guerres non révolutionnaires, l’articulation entre guerre et révolution et la possibilité d’une stratégie de la révolution qui ne dépende pas de la guerre. En notre époque où la guerre directe entre puissances industrielles est à la fois « improbable », pour reprendre l’expression de Raymond Aron, et indésirable au plus haut point, c’est là qu’Engels, en tant que penseur de la guerre et stratège de la révolution socialiste, conserve sa plus forte actualité. C’est à cet égard, comme il s’agira ici de le démontrer brièvement, que sa pensée de la guerre et de la révolution anticipait les questions de notre siècle, et gardera peut-être longtemps encore son actualité.
L’attitude face aux guerres
Marx et Engels ont vécu une période de profonde mutation du monde, celle de la gestation de la société industrielle moderne et de son extension à l’Europe continentale et à ses terres d’immigration massive, celle par conséquent de la profonde dualisation de la planète, qui continue à marquer, ô combien, l’époque dans laquelle nous vivons. Selon l’analyse de leur postérité intellectuelle et dans ses propres termes, ils ont été contemporains de la maturation du système mondial impérialiste, sans connaître vraiment le moment où elle fut achevée. Engels, selon cette même analyse, serait mort en pleine phase critique de cette mutation historique.
Les deux théoriciens de la révolution prolétarienne ont donc connu une ère qui, pour sa plus grande part, fut encore celle du parachèvement de la transformation bourgeoise en Europe, une époque où le continent se débarrassait encore de son long passé agraire et féodal. Les guerres auxquelles ils assistèrent furent d’abord l’expression de cette première mutation. Certes, les mêmes ou d’autres furent aussi, partiellement ou intégralement, des guerres de conquête, préfigurant cette apothéose de la guerre de brigandage qu’allait être la Première Guerre mondiale. La guerre de l’Allemagne de Bismarck contre la France de Louis-Napoléon en 1870, fut le dernier grand témoin de l’ambivalence de cette période de transition historique. Elle combinait, du côté allemand, une guerre de défense et de consolidation de l’unité allemande — tâche éminemment progressive aux yeux de Marx et Engels, même si elle se réalisait, à leur grand regret, sous l’égide de la monarchie prussienne — et une guerre de conquête qui se traduira par l’annexion de l’Alsace et d’une grande partie de la Lorraine.
Marx et Engels modulèrent donc leurs attitudes face aux guerres réelles de leur époque en fonction d’une analyse de leur signification historique objective, allant jusqu’à distinguer chez le même protagoniste, dans une seule et même guerre comme celle qui vient d’être évoquée, entre une phase émancipatrice méritant d’être soutenue passivement, sinon activement, et une phase oppressive où c’est avec la partie adverse qu’il fallait se solidariser — même si la politique qui présidait à la guerre n’avait nullement changé en cours de route.
En effet, et c’est là une caractéristique importante de leur problématique commune, nos deux penseurs n’avaient que faire de la célèbre formule de Clausewitz, que Lénine allait populariser plus que nul autre. Ce n’est pas faute de la connaître qu’ils ne s’en entichèrent point comme ce dernier. Pour eux, l’important n’était pas de quelle politique telle ou telle guerre était la continuation, mais d’abord et surtout de quel mouvement historique sous-jacent elle était porteuse. Pour les fondateurs du matérialisme historique, théoriciens de la fausse conscience idéologique, on ne pouvait juger une guerre sur la subjectivité politique de ceux qui la menaient. Leur jugement, du haut de leur tribunal de scrutateurs des métamorphoses de la structure socio-économique, se fondait sur l’effet objectif de la guerre quant à la libération des forces productives des entraves sociales ou politiques à leur développement [16].
Avec la croissance de plus en plus rapide et impressionnante du mouvement ouvrier, en Allemagne surtout, la traduction prioritaire du critère de jugement devint, aux yeux de Marx et Engels, l’effet de la guerre sur ce mouvement même, porteur de l’émancipation suprême. De ce point de vue bien précis, l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne constitua un tournant majeur dans leur appréciation commune du rapport entre guerre et révolution au cœur de l’Europe (et non des guerres périphériques sans conséquences immédiates sur le danger de déflagration centrale). Cette annexion, en effet, était de nature à creuser des tranchées entre les deux bataillons de choc du prolétariat européen, en attisant le chauvinisme de part et d’autre. Elle était grosse d’une nouvelle guerre dans laquelle s’engouffrerait cette fois le reste de l’Europe, et qui serait d’autant plus terrible et néfaste que s’y entre-égorgeraient les prolétaires de tous les pays.
Tel était le sens de ce Mané, Thécel, Pharès que s’avéra être l’avertissement contenu dans les deux Adresses du Conseil général de l’A.I.T. sur la guerre franco-allemande, rédigées par Marx en juillet et septembre 1870, et certainement conçues conjointement avec Engels :
« Si la classe ouvrière allemande permet à la guerre actuelle de perdre son caractère strictement défensif et de dégénérer en une guerre contre le peuple français, victoire ou défaite, ce sera toujours un désastre » [17].
« …Après un court répit, [l’Allemagne] devra se préparer à nouveau à une autre guerre “défensive”, non pas une de ces guerres “localisées” d’invention nouvelle, mais une guerre de races, une guerre contre les races latines et slaves coalisées » [18].
Par ailleurs, tant que la guerre entre puissances européennes n’avait pas atteint un stade technologique qui conférât à la « montée aux extrêmes » et à la « destruction de l’ennemi » un sens beaucoup plus littéral et total que ce que Clausewitz avait jamais pu imaginer, elle pouvait être envisagée plus ou moins sereinement comme une modalité de la violence « accoucheuse » de progrès social, selon les termes du Capital de Marx repris par Engels dans son Anti-Dühring.
Avec la folle course aux armements que déclencha la situation produite par la guerre de 1870, et le formidable accroissement quantitatif et qualitatif des moyens de destruction accumulés par les puissances européennes, toute explosion généralisée au cœur du système mondial devenait de plus en plus porteuse de désastre, plutôt que grosse de révolutions. Autrement dit, même si une telle guerre devait déboucher, à plus ou moins long terme, sur une transformation révolutionnaire, elle aurait été le pire moyen d’y parvenir, au prix d’une terrible hécatombe et d’une gigantesque destruction de forces productives.
Le prophète de la guerre mondiale
« Engels n’était en aucune façon le seul penseur politique de la période à être alarmé par ces développements. Mais je soutiendrais que nul autre en son temps n’a envisagé tel qu’il le fit la totalité de ce que nous en sommes venus à appeler “guerre totale” ». Ce constat est celui d’un pacifiste, peu suspect de sympathie a priori pour le marxisme [19].
Et ce n’est pas trop dire que d’affirmer, comme le colonel Wallach cité plus haut, qu’Engels a « prophétisé » le profil de la Première Guerre mondiale. Comment qualifier, en effet, sinon de prophétiques, ces lignes d’Engels rédigées à la fin de 1887 :
« …Il ne peut plus y avoir d’autre guerre, pour la Prusse-Allemagne, qu’une guerre mondiale, c’est-à-dire une guerre mondiale d’une ampleur et d’une violence jamais imaginées jusqu’ici. Huit à dix millions de soldats s’entre-égorgeront et, ce faisant, raseront l’Europe entière comme jamais un essaim de sauterelles ne l’a fait. Les dévastations de la guerre de Trente Ans, concentrées en trois ou quatre ans, et répandues sur l’ensemble du continent ; famine, épidémies, abrutissement généralisé des armées comme des masses populaires pour cause de misère aiguë ; chaos irrémédiable de notre mécanisme artificiel dans le commerce, l’industrie et le crédit, aboutissant à la banqueroute générale ; effondrement des vieux États et de leur sagesse étatique traditionnelle, de sorte que les couronnes rouleront par dizaines sur le pavé, et il ne se trouvera personne pour les ramasser ; impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira vainqueur de ce combat ; un seul résultat absolument certain : l’épuisement général et la mise en place des conditions de la victoire finale de la classe ouvrière. — Telle est la perspective lorsque le système de la surenchère mutuelle dans l’armement guerrier poussée à son comble portera inévitablement ses fruits » [20].
Tout y est, jusqu’à la mise en place des conditions de la révolution prolétarienne, qui éclatera en Russie, en Allemagne et en Hongrie, et sera défaite dans ces deux derniers pays. Ces conditions, Engels prévoyait qu’elles seraient mises en place dans le camp des vaincus par la défaite de leurs armées. Mais s’il ne souhaitait pas pour autant que la guerre eût lieu, ce n’était pas seulement parce qu’il avait peu de goût pour la politique du pire. C’était aussi et surtout parce que le seul fait du déclenchement de la guerre aurait été, à ses yeux, le témoin infaillible de l’échec des partis socialistes, et partant aurait mal auguré de leur avenir.
Leur mission était de s’opposer résolument à la guerre, au point de la faire craindre à leurs gouvernements. Si ceux-ci devaient néanmoins choisir de s’y embarquer, c’est qu’ils étaient assurés de réaliser l’union sacrée autour d’eux-mêmes. D’où un pessimisme inquiet qui point dans les lettres d’Engels à ses camarades, et qui contraste nettement avec l’optimisme révolutionnaire eschatologique encore affiché dans les textes publics. En cas de guerre mondiale, la barbarie seule sera sûre, pas la victoire du socialisme, expliquait-il en 1886.
« Bref, il y aura un chaos avec un seul résultat certain : un massacre collectif à une échelle sans précédent, l’épuisement de toute l’Europe à un degré jamais atteint auparavant et, finalement, l’effondrement total de l’ancien système.
« Un succès immédiat pour nous pourrait seulement résulter d’une révolution en France (…). Un bouleversement en Allemagne à la suite d’une défaite ne serait utile que s’il menait à la paix avec la France. Le mieux serait une révolution russe à laquelle, toutefois, on ne peut s’attendre qu’après plusieurs défaites sévères de l’armée russe.
« Voilà ce qui est certain : la guerre ferait d’abord régresser notre mouvement dans toute l’Europe, le briserait complètement dans plusieurs pays, attiserait le chauvinisme et la xénophobie, et nous offrirait une seule certitude, parmi les nombreuses incertitudes, celle d’avoir à tout recommencer après la guerre, bien que sur une base beaucoup plus favorable même que celle d’aujourd’hui » [21].
Le pronostic d’Engels quant aux conséquences de la guerre était encore plus nettement pessimiste, et donc plus justement prophétique, en 1889 :
« Quant à la guerre, c’est pour moi l’éventualité la plus terrible. Autrement je me ficherais pas mal des caprices de Mme la France. Mais une guerre où il y aura 10 à 15 millions de combattants, une dévastation inouïe seulement pour les nourrir, une suppression forcée et universelle de notre mouvement, une recrudescence des chauvinismes dans tous les pays, et à la fin un affaiblissement dix fois pire qu’après 1815, une période de réaction basée sur l’inanition de tous les peuples saignés à blanc — tout cela contre le peu de chance qu’il y a que de cette guerre acharnée résulte une révolution — cela me fait horreur. Surtout pour notre mouvement en Allemagne qui serait terrassé, écrasé, éteint par la force, tandis que la paix nous donne la victoire presque certaine » [22].
Ce sont ces critères et pronostics qui dictèrent les prises de position du vieil Engels, jusqu’à la fin de ses jours. Non pas un quelconque penchant patriotique allemand, ni son antipathie bien connue pour les « petites peuplades primitives » des Balkans, même débarrassée de sa tonalité hégélienne originelle, mais bien l’effet escompté de toute guerre réelle ou potentielle sur l’avenir du mouvement ouvrier européen, avec, au premier chef, le souci quasi obsessionnel d’éviter la catastrophe qu’il voyait poindre à l’horizon. C’est ce qui explique le retournement de l’équation guerre-révolution chez Engels, à partir de 1871, comme l’a bien montré Martin Berger : « Ainsi Engels, qui avait auparavant prêché la guerre comme catalyseur de la révolution, glorifiait maintenant la révolution comme moyen d’éviter la guerre » [23].
Prévenir la guerre mondiale
Prévenir la guerre mondiale, préparer la révolution : tel devint, en quelque sorte, le mot d’ordre de Friedrich Engels.
« Nous devons collaborer à la libération du prolétariat d’Europe occidentale et nous devons subordonner tout le reste à ce but. Et les Slaves des Balkans, etc., peuvent bien être tout aussi dignes d’intérêt, à partir du moment où leur désir de libération entre en conflit avec l’intérêt du prolétariat, ils peuvent bien aller au diable ! Les Alsaciens sont également opprimés (…). Mais si, à la veille d’une révolution qui visiblement s’approche, ils provoquaient une guerre entre la France et l’Allemagne, s’ils voulaient à nouveau exaspérer ces deux peuples, ajournant ainsi la révolution, je leur dirai : Halte-là ! Vous aussi pouvez patienter tout autant que le prolétariat européen. Si celui-ci se libère, vous serez libres du même coup, mais en attendant, nous ne souffrirons pas que vous fassiez obstacle au prolétariat en lutte. De même pour les Slaves. La victoire du prolétariat les libèrera effectivement et nécessairement, et non en apparence et temporairement comme le ferait le Tsar. (…) A cause de quelques Herzégoviniens, faire s’embraser une guerre mondiale qui coûtera mille fois plus d’hommes qu’il n’y a d’habitants dans toute l’Herzégovine — ce n’est point ainsi que j’entends la politique du prolétariat » [24].
Tel était également le sens du fameux texte d’Engels de 1891, sur Le Socialisme en Allemagne [25]. Inquiet de la perspective d’une guerre franco-russe contre l’Allemagne, qui paraissait fort plausible au moment où il rédigeait son article, le père spirituel des socialistes allemands mettait en garde leurs camarades français contre un soutien quelconque à une entreprise revancharde de leur gouvernement, en alliance avec le Tsar. Faisant la part des choses, il dénonçait l’annexion de l’Alsace-Lorraine, préférait la république bourgeoise française à l’empire allemand, mais expliquait néanmoins qu’en cas d’alliance avec la Russie, la guerre contre l’Allemagne ne pourrait avoir de contenu autre que réactionnaire. Le socialisme allemand risquerait d’en faire les frais, en cas de victoire russe, écrasé par « l’ennemi du dehors » ou par « l’ennemi du dedans » [26].
Dans l’hypothèse bien précise d’une telle victoire, c’est-à-dire d’une invasion franco-russe de l’Allemagne, Engels justifiait donc un « défensisme » socialiste allemand, mais un « défensisme » d’un genre bien particulier, un « défensismerévolutionnaire », puisque le modèle invoqué est celui-là même qui inspirait les Communards en 1871 : le modèle de 1793. Cela dit, poursuivait-il, « aucun socialiste, de n’importe quel pays, ne peut désirer le triomphe guerrier, soit du gouvernement actuel allemand, soit de la république bourgeoise française ; encore moins celui du Tsar (…). Voilà pourquoi les socialistes demandent partout que la paix soit maintenue ».
La social-démocratie allemande feignit, en 1914, de trouver dans cet article une légitimation de son « défensismepatriotique ». Elle dut, à cette fin, le dénaturer profondément et faire bon marché de la démarche d’ensemble d’Engels dans laquelle il s’inscrivait [27]. Celui-ci l’avait d’ailleurs écrit avec quelque réticence, comme en témoigne sa correspondance, dans le seul but d’armer les socialistes français contre la tentation du revanchisme : c’est à ceux-ci qu’il s’adressait (en français !), il ne faut pas l’oublier [28].
Préparer la révolution, prévenir la guerre mondiale : si tel était bien le mot d’ordre, il ne suffisait évidemment pas de le monnayer en réflexions sur des situations hypothétiques où la première naîtrait de la seconde, avec une faible probabilité (« peu de chance ») de surcroît. Il fallait agir avec urgence pour l’une, comme contre l’autre, et donc chercher des thèmes autour desquels il serait possible de traduire le mot d’ordre dans l’action. Dans les deux cas, le grand tacticien du militaire et du politique, qu’était Engels, cherchait des passerelles praticables vers l’objectif stratégique.
Pour la lutte contre la guerre mondiale et pour la paix, il récusa comme illusoires les beaux projets de grève générale et d’insubordination en cas de guerre, proposés par Domela Nieuwenhuis (aussi beaux que la résolution du Congrès de Bâle de la IIe Internationale, en 1912, menaçant de transformer la guerre en révolution, dont on sait quel sort l’histoire lui réserva). Ces « phrases pompeuses » ne pouvaient être adoptées par les socialistes, alors même qu’ils gommaient de leur programme des objectifs bien moins radicaux, de peur de prêter flanc à la répression. Elles ne pouvaient non plus avoir une quelconque efficacité réelle face à un engrenage guerrier.
Engels formula donc sa propre proposition, avec le souci de se conformer, à la fois, à l’exigence de réalisme et à l’objectif révolutionnaire. La solution qu’il trouva est exposée dans les articles qu’il rédigea en 1893 pour Vorwärts et regroupa ensuite en brochure, sous le titre Le désarmement de l’Europe est-il possible ?. L’expert militaire socialiste proposait « la réduction graduelle de la durée du service militaire par traité international » [29], dans le but déclaré de transformer à terme les armées permanentes en « milice fondée sur l’armement universel du peuple ».
Il expliquait sa démarche comme suit :
« Je cherche à prouver que cette transformation est possible dès maintenant, même pour les gouvernements actuels et dans la situation politique présente. (…) Je ne propose pour le moment que des mesures telles qu’elles puissent être adoptées par tout gouvernement actuel, sans mettre en péril la sécurité nationale. J’essaye simplement d’établir que, du point de vue purement militaire, il n’y a absolument rien qui empêche l’abolition graduelle des armées permanentes ; et que, si ces armées sont maintenues néanmoins, c’est pour des raisons politiques et non pas militaires — en un mot, que les armées sont destinées à la protection moins contre l’ennemi extérieur que contre l’ennemi intérieur » [30].
Ainsi donc, en partant de ce qui aurait été objectivement possible, si l’on devait prendre au sérieux les intentions purement défensives affichées par les gouvernements, Engels démontrait, avec toute la richesse et l’assurance de sa science militaire, que sa proposition était tout à fait compatible avec les exigences de la défense nationale (sa plaidoirieétait adressée au Reichstag). Sachant que le désarmement unilatéral n’avait aucune chance d’être adopté dans l’Europe de son temps, Engels, toujours par souci de réalisme, proposait d’engager une dynamique de désarmement partraité international, en faisant valoir, en termes d’avantage moral ou psychologique, l’intérêt pour l’Allemagne de se lancer dans une surenchère pacifiste — ajoutant ainsi une autre dimension à l’actualité de sa pensée de la guerre.
Si sa proposition était retenue par les gouvernements, elle aurait soit freiné la course aux armements, soit enclenché un processus de désarmement à l’échelle européenne, conjurant ainsi le danger de guerre. Si, par contre, elle était rejetée — hypothèse la plus probable, bien sûr — elle aurait néanmoins eu le mérite de dénoncer la fonction réelle des armées, et de contribuer ainsi à l’éducation des masses contre le militarisme et le chauvinisme. A condition, bien entendu, que les partis socialistes s’emparassent de la proposition dans leur agitation, ce qui ne fut pas le cas [31].
Engels prônait depuis longtemps le service militaire universel (pour les hommes seuls, dans les limites sexistes de l’époque) et l’évolution « asymptotique » [32] vers l’abolition de l’armée permanente et son remplacement par un système de milice populaire. Sa première préoccupation était de préparer la révolution et de prévenir la contre-révolution, comme il l’expliquait, en 1865, lors de sa première intervention au nom du parti ouvrier, dans le débat prussien sur l’armée :
« Plus il y aura d’ouvriers exercés au maniement des armes, mieux cela vaudra. Le service militaire universel est le complément nécessaire et naturel du suffrage universel ; il met les électeurs à même d’imposer leurs décisions contre toutes les tentatives de coup d’État, les armes à la main » [33].
S’y ajoutait maintenant le devoir de prévention de la grande guerre, de sorte que les deux soucis majeurs d’Engels convergeaient ainsi sur un même terrain, celui de l’armée, pièce maîtresse de la stratégie révolutionnaire développée par Engels.
La stratégie révolutionnaire et l’armée
Depuis l’écrasement sanglant des ouvriers parisiens par Cavaignac, en juin 1848, Engels avait parfaitement compris qu’une page avait été tournée dans l’histoire des révolutions. Comme il l’écrivit en 1852, « il avait été prouvé que l’invincibilité d’une insurrection populaire dans une grande ville était une illusion (…). L’armée était de nouveau la puissance décisive de l’État… » [34]. C’est cette même leçon de l’histoire qu’il réitérait encore à la fin de sa vie, dans cette fameuse Introduction de 1895 [35] à la réédition de l’ouvrage de Marx sur Les Luttes de classes en France, qui, tronquée de son vivant, fut si souvent dénaturée au cours du siècle écoulé depuis sa mort.
Depuis 1848 donc, Engels avait acquis la conviction, renforcée au fil des ans, que le sort de la révolution sociale sera déterminé par son aptitude à neutraliser l’armée bourgeoise. Jusqu’en 1871, il pouvait envisager avec optimisme, pour l’Allemagne notamment, un scénario inspiré de 1793, dans lequel l’armée aurait été affaiblie, sinon défaite, au cours d’un affrontement extérieur, de telle sorte que les révolutionnaires eussent pu se hisser à la tête de « la patrie en danger ». Pour les raisons déjà expliquées, la guerre franco-prussienne et l’écrasement sanglant de la Commune de Paris en 1871, portèrent Engels à appréhender le modèle guerre-révolution, aux conséquences dramatiques et imprévisibles, et à lui préférer de beaucoup la stratégie de l’éclatement de l’armée bourgeoise par l’intérieur.
« Le militarisme domine et dévore l’Europe. Mais ce militarisme porte aussi en lui le germe de sa propre ruine. La concurrence des divers États entre eux les oblige d’une part à dépenser chaque année plus d’argent pour l’armée, la flotte, les canons, etc., donc à accélérer de plus en plus l’effondrement financier, d’autre part, à prendre de plus en plus au sérieux le service militaire obligatoire et, en fin de compte, à familiariser le peuple tout entier avec le maniement des armes, donc à le rendre capable de faire à un moment donné triompher sa volonté en face de la majesté du commandement militaire. Et ce moment vient dès que la masse du peuple — ouvriers de la ville et des champs et paysans — a une volonté. A ce point, l’armée dynastique se convertit en armée populaire ; la machine refuse le service, le militarisme périt de la dialectique de son propre développement. (…) Et cela signifie l’éclatement par l’intérieur du militarisme et avec lui, de toutes les armées permanentes » [36].
Désormais, « briser » l’armée bourgeoise n’était pas seulement une tâche incontournable de la révolution prolétarienne, comme l’avait démontré la Commune aux yeux de Marx et Engels. C’était aussi, selon la conception stratégique élaborée par Engels, la condition sine qua non du succès de la révolution, sans laquelle celle-ci avorterait dans un bain de sang. C’était enfin, désormais, une tâche réalisable par des moyens politiques, dans la mesure où le champ de l’action politique au grand jour et de l’organisation légale s’ouvrait devant le prolétariat, tandis que l’osmose entre les armées et les populations augmentait considérablement avec la généralisation de la conscription. Cela conférait à l’influence des socialistes dans l’armée, une importance tout à fait cruciale et décisive. Et plus les armées croissaient, plus il devenait impératif que ce précepte révolutionnaire, sans cesse martelé par Engels jusqu’à la fin de ses jours et repris après lui par Lénine et l’Internationale communiste, fut assimilé [37].
Si l’on ne garde pas à l’esprit cette idée-force de la pensée stratégique révolutionnaire d’Engels, on ne peut que se méprendre sur le sens des textes publics qu’il écrivit au cours des dernières années de sa vie, quand il était contraint à s’exprimer dans des limites certaines, et souvent par allusion. C’était, d’une part, parce qu’il redoutait, alors, que les progrès spectaculaires du mouvement ouvrier allemand fussent anéantis par un coup d’État réactionnaire ou une nouvelle loi contre les socialistes [38], précisément parce que ces derniers n’étaient pas encore prêts à l’affrontement, n’ayant pas encore acquis une influence suffisante au sein de l’armée. D’autre part, parce qu’il devait tenir compte, pour pouvoir être publié par ces mêmes socialistes, de leur propre hantise de la répression et de leur culte de la légalité, qu’il stigmatisa si sévèrement lorsque son Introduction de 1895 fut tronquée, malgré toutes ses précautions stylistiques [39].
Si, par ailleurs, Engels, féru d’histoire militaire (comme d’histoire tout court), aimait à citer la phrase célèbre des Français à Fontenoy (1745) : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! », en l’appliquant à « messieurs les bourgeois », c’est parce qu’il estimait que le temps et la légalité jouaient en faveur des socialistes, et savait donc pertinemment que, tôt ou tard, la bourgeoisie réagirait en violant ses propres lois. « Nul doute, ils tireront les premiers » [40]. Alors récolteront-ils ce qu’ils auront semé, c’est-à-dire la révolution. « Combien de fois les bourgeois ne nous ont-ils pas sommés de renoncer à tout jamais à l’emploi des moyens révolutionnaires, de rester dans la légalité (…). Malheureusement, nous ne sommes pas dans le cas de faire plaisir à messieurs les bourgeois. Ce qui n’empêche pas que, pour le moment, ce n’est pas nous que la légalité tue. Elle travaille si bien pour nous que nous serions fous d’en sortir tant que cela dure » [41].
Pour le moment, le prolétariat doit s’en tenir à une guerre de positions, aurait pu dire Engels, dont les propres termes en 1895 semblent renvoyer directement à la métaphore militaire qu’empruntera plus tard, après d’autres, Antonio Gramsci [42]. Il faut, écrivait-il, que le prolétariat « progresse lentement de position en position dans un combat dur, obstiné ». Cela est possible, car « les institutions d’État où s’organise la domination de la bourgeoisie fournissent encore des possibilités d’utilisation nouvelles qui permettent à la classe ouvrière de combattre ces mêmes institutions d’État » [43].
« Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête des masses inconscientes, est passé. Là où il s’agit d’une transformation complète de l’organisation de la société, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s’agit, pour quoi elles interviennent (avec leur corps et avec leur vie). (…) Mais pour que les masses comprennent ce qu’il y a à faire, un travail long, persévérant est nécessaire (…). Partout on a imité l’exemple allemand de l’utilisation du droit de vote, de la conquête de tous les postes qui nous sont accessibles, partout, le déclenchement sans préparation de l’attaque passe au second plan ».
« Maintenir sans cesse cet accroissement, jusqu’à ce que de lui-même il devienne plus fort que le système gouvernemental au pouvoir, ne pas user dans des combats d’avant-garde ces troupes de choc qui se renforcent journellement, mais les garder intactes jusqu’au jour décisif, telle est notre tâche principale ». Car en cas de « saignée » comme celle de 1871 à Paris, « les troupes de choc ne seraient peut-être pas disponibles au moment critique, le combat décisif serait retardé, prolongé et s’accompagnerait de sacrifices plus lourds » [44].
Ainsi, la « guerre de positions » n’était-elle chez Engels qu’une longue et patiente préparation du meilleur rapport de forces, en vue du moment critique où la « guerre de mouvement » reprendra le dessus pour le combat décisif.
L’art de l’insurrection
« Cela veut-il dire qu’à l’avenir le combat de rues ne jouera plus aucun rôle ? Pas du tout. Cela veut dire seulement que les conditions depuis 1848 sont devenues beaucoup moins favorables pour les combattants civils, et beaucoup plus favorables pour les troupes. Un combat de rues ne peut donc à l’avenir être victorieux que si cette infériorité est compensée par d’autres facteurs. Aussi, se produira-t-il plus rarement au début d’une grande révolution qu’au cours du développement de celle-ci et il faudra l’entreprendre avec des forces plus grandes » [45].
Par « autres facteurs » destinés à compenser l’infériorité des civils dans les combats de rues, c’est l’influence des socialistes au sein de l’armée, due à leur travail politique préalable, qu’Engels entendait, de toute évidence. Lorsqu’en 1891, il décrivait en français, avec une plus grande liberté d’expression, la progression spectaculaire des scores électoraux de ses camarades allemands, il précisait tout de suite que « les voix des électeurs sont loin de constituer la force principale du socialisme allemand » ; celle-ci, expliquait-il, est constituée par les soldats, par le fait que « l’armée allemande est de plus en plus infectée de socialisme » [46].
Est-ce à dire qu’Engels proposait de temporiser jusqu’à ce que l’armée soit acquise aux socialistes ? Sa stratégie révolutionnaire souffrirait-elle, sur ce point, d’une lacune majeure ? C’est ce que semble croire Martin Berger, qui tout en cernant bien la place de l’armée dans la stratégie d’Engels, baptise celle-ci « Théorie de l’armée en voie de disparition » (Theory of the Vanishing Army) et la décrit comme étant « essentiellement une doctrine passive » [47]. Selon l’interprétation de Berger, la doctrine d’Engels consisterait à attendre jusqu’à ce que, par un processus « naturel », il y ait « le nombre nécessaire de socialistes » dans l’armée pour que celle-ci « disparaisse » d’elle-même [48]. La lutte pour la conquête de l’armée prônée par Lénine semblerait, toujours selon Berger, « étrangère à la vision d’Engels ».
En l’occurrence, c’est plutôt cette interprétation qui est étrangère à la vision d’Engels. Lénine en 1906, dans l’article cité par Berger, Les Enseignements de l’insurrection de Moscou, ne faisait que souligner l’idée, somme toute classique, selon laquelle l’utilisation de la force par les insurgés et leur détermination peuvent faire basculer les troupes indécises dans leur camp [49]. Engels ne disait rien de différent à cet égard, dans son Introduction de 1895 :
« Ne nous faisons pas d’illusions à ce sujet : une véritable victoire de l’insurrection sur les troupes dans le combat de rues, une victoire comme dans la bataille entre deux armées, est une chose des plus rares. Mais d’ailleurs il était rare aussi que les insurgés l’aient envisagée. Il ne s’agissait pour eux que d’amollir les troupes en les influençant moralement (…). Si cela réussit, la troupe refuse de marcher, ou les chefs perdent la tête, et l’insurrection est victorieuse. Si cela ne réussit pas, alors, même avec des troupes inférieures en nombre, c’est la supériorité de l’équipement et de l’instruction, de la direction unique, de l’emploi systématique des forces armées et de la discipline qui l’emporte. Le maximum de ce que l’insurrection peut attendre dans une action vraiment tactique, c’est l’établissement dans les règles et la défense d’une barricade isolée. (…) La résistance passive est, par conséquent, la forme de lutte prédominante ; l’attaque, ramassant ses forces, fera bien à l’occasion çà et là, mais de façon purement exceptionnelle, des avances et des attaques de flanc, mais en règle générale, elle se bornera à l’occupation des positions abandonnées par les troupes battant en retraite. (…).
« Même à l’époque classique des combats de rues, la barricade avait donc un effet plus moral que matériel. Elle était un moyen d’ébranler la fermeté des soldats. Si elle tenait jusqu’à ce que celle-ci flanche, la victoire était acquise ; sinon, on était battu. Tel est le point principal qu’il faut également avoir à l’esprit dans l’avenir lorsque l’on examine la chance d’éventuels combats de rues » [50].
Mais à l’avenir, lorsque les forces de la révolution auront réussi à s’assurer au préalable de la sympathie d’une grande partie des soldats, de manière à compenser leur infériorité militaire, et qu’elles devront engager un combat de rues, au début de la révolution ou au cours de son développement, elles « préféreront sans doute l’attaque ouverte à la tactique passive de la barricade » [51] !
Le vieil Engels renouait ainsi avec les célèbres lignes que, quarante-trois ans auparavant, saisissant déjà parfaitement les aspects militaires du changement d’époque révolutionnaire, il avait écrites sur l’art de l’insurrection, ces mêmes lignes sur lesquelles Lénine s’appuyait et qu’il aimait tant citer. Quelle meilleure démonstration y a-t-il de la continuité remarquable d’une pensée stratégique dédiée tout entière à la révolution, comme le fut la vie même des deux compères barbus dont le spectre n’en finit pas de hanter le monde ?
« Premièrement, ne jamais jouer avec l’insurrection si vous n’êtes pas absolument décidés à affronter toutes les conséquences de votre jeu. L’insurrection est un calcul avec des grandeurs très indéterminées dont la valeur peut varier tous les jours ; les forces de l’adversaire ont tout l’avantage de l’organisation, de la discipline et de l’habitude de l’autorité ; si vous ne pouvez leur opposer des forces bien supérieures, vous êtes défait, perdu. Deuxièmement, une fois entré dans la carrière insurrectionnelle, agir avec la plus grande détermination et de façon offensive. La défensive est la mort de tout soulèvement armé ; il est perdu avant de s’être mesuré avec ses ennemis. Attaquez vos adversaires à l’improviste, pendant que leurs forces sont éparpillées, préparez de nouveaux succès, si petits soient-ils, mais quotidiens ; maintenez l’ascendant moral que vous a donné le premier soulèvement victorieux ; ralliez ainsi à vos côtés les éléments vacillants qui toujours suivent l’impulsion la plus forte et cherchent toujours à aller du côté le plus sûr ; forcez vos ennemis à battre en retraite avant qu’ils aient pu réunir leurs forces contre vous, en disant avec Danton, le plus grand maître en politique révolutionnaire connu jusqu’ici : De l’audace, de l’audace, encore de l’audace » [52].
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Cette étude a été rédigée pour le colloque organisé par Georges Labica à l’université de Nanterre en 1995, à l’occasion du centenaire du décès d’Engels. Elle a été publiée pour la première fois dans l’ouvrage issu du colloque, Friedrich Engels, savant et révolutionnaire, dirigé par Georges Labica et Mireille Delbraccio et paru en 1997 aux Presses Universitaires de France.
Illustration : barricades rue Saint-Maur à Paris pendant les journées insurrectionnelles de juin 1848.
Notes
[1] Penser la guerre, Clausewitz, Gallimard, Paris, 1976. La citation figure dans le tome I, L’âge européen, pp. 32-33.
[2] Engels, Die deutsche Reichsverfassungskampagne, 1850, dans MEW (Marx Engels Werke), t. 7, p. 185.
[3] « Friedrich Engels » (1897), dans Souvenirs sur Marx et Engels, Éditions du Progrès, Moscou, 1982, p. 151.
[4] C’est pour leur cause révolutionnaire commune qu’Engels, chaleureusement soutenu par Marx, avait choisi de tenter d’influencer les militaires autrichiens et prussiens, en réfutant le principe des « frontières naturelles » sous un angle militaro-politique et du point de vue de l’intérêt national allemand. Il démontra que l’Allemagne n’avait nul besoin d’empiéter sur le territoire italien pour se défendre, s’efforçant d’établir la convergence des intérêts entre les mouvements d’unification des deux nations. Il démontra également la nature offensive réactionnaire des visées expansionnistes de Napoléon III, et formula des considérations militaires sur une éventuelle guerre franco-allemande qui se trouvèrent par deux fois confirmées au cours du XXe siècle.
[5] Le sous-titre du Capital est : Critique de l’économie politique.
[6] Lettre à Becker, du 15 octobre 1884 (MEW, t. 36, p. 218).
[7] Op. cit., p. 152.
[8] Lettre à Bebel, du 12 décembre 1884 (MEW, t. 36, p. 253).
[9] Makers of Modern Strategy, Princeton University Press, 1943. Traduction française : Les Maîtres de la stratégie, Flammarion, Paris, 1987.
[10] « Engels et Marx : concepts militaires des socialistes révolutionnaires », dans Les Maîtres…, op. cit., t. 1, pp. 179-198.
[11] Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, Paris, 1990. Cet ouvrage commet toutefois la prouesse d’accumuler trois erreurs, en douze lignes de présentation d’Engels (p. 937) : il commence par le décrire comme « juif allemand » (Engels avait déjà connu cela de son vivant, cf. Über den Antisemitismus, 1890, MEW, t. 22, p. 51), le fixe « à Londres jusqu’en 1870 » et le fait animer la Première Internationale « après la mort de Marx ».
[12] Kriegstheorien: Ihre Entwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Bernard & Graefe, Francfort, 1972. Le même auteur avait déjà consacré un ouvrage entier à la pensée militaire d’Engels : Die Kriegslehre von Friedrich Engels, Europäische Verlagsanstalt, Francfort, 1968.
[13] Kriegstheorien, op. cit., pp. 253-254. Ce bilan est développé dans l’ouvrage précédent de l’auteur. Dans Kriegstheorien, il s’intéresse exclusivement au « concept de guerre révolutionnaire » chez Engels.
[14] Tel était le précepte de l’auteur de Vom Kriege : « Il ne faut pas trop laisser croître les feuilles et les fleurs théoriques des arts pratiques, mais les rapprocher de l’expérience qui est leur terrain naturel » (Carl von Clausewitz, De la Guerre, Éditions de Minuit, Paris, 1955, p. 47).
[15] Engels, Anti-Dühring, Éditions sociales, Paris, 1963, p. 205.
[16] De ce qui précède, il ne s’ensuit pas que l’analyse faite par Lénine à partir de 1914 n’était pas conforme aux critères marxiens. Bien au contraire, elle était elle-même, en fait, fondée essentiellement sur une appréciation de la place et de la signification historiques du stade impérialiste dans l’évolution du mode de production capitaliste. Pour étayer sa position « défaitiste révolutionnaire », le dirigeant bolchevik ne se pencha pas tant sur la diplomatie des belligérants (sens premier de la politique dans la formule de Clausewitz, comme le reconnaît Raymond Aron en discutant Ludendorff — Penser la guerre, op. cit., t. II, p. 59) que sur la structure et la dynamique de leurs économies. Il présenta la guerre de 1914 comme surdéterminée, inexorable, quelle que fût l’intention première de ses protagonistes.
[17] Première Adresse, dans Marx Engels, Œuvres choisies en trois volumes, Éditions du Progrès, Moscou, 1970, t. 2, pp. 203-204.
[18] Seconde adresse, ibid., p. 210.
[19] W. B. Gallie, Philosophers of Peace and War, Cambridge University Press, Cambridge, 1978, p. 92. L’auteur ne cache pas, cependant, sa sympathie pour le personnage Engels, dont il estime que, grâce notamment à ses derniers écrits sur la guerre, il « sera un jour réhabilité [sic] par les historiens futurs du marxisme » (p. 81).
[20] Einleitung [zu Borkheims „Zur Erinnerung für die deutschen Mordspatrioten“], MEW, t. 21, pp. 350-351.
« Friedrich Engels a dit un jour : “La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie.” (…) Jusqu’ici nous avons lu ces paroles sans y réfléchir et nous les avons répétées sans en pressentir la terrible gravité. Jetons un coup d’œil autour de nous en ce moment même [1915], et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. (…) C’est exactement ce que Friedrich Engels avait prédit une génération avant nous, voici quarante ans. » Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie, La Taupe, Bruxelles, 1970, p. 68.
[21] Lettre à Bebel, du 13 septembre 1886 (MEW, t. 36, pp. 525-526). C’est Engels lui-même qui souligne seul et certitude. Quelques années auparavant, en 1882, il avait exprimé son pessimisme quant à l’attitude des socialistes allemands en cas de guerre, de manière encore plus catégorique : « notre parti en Allemagne serait, pour un temps, inondé et brisé par la marée montante du chauvinisme, et il en serait de même en France » (lettre à Bebel, du 22 décembre 1882, MEW, t. 35, p. 416).
[22] Lettre à Paul Lafargue, du 25 mars 1889 (Engels, Paul et Laura Lafargue, Correspondance, t. 2, Éditions sociales, Paris, 1956, p. 226).
[23] Engels, Armies and Revolution, Archon Books, Hamden (Conn.), 1977, p. 129. L’ouvrage de Martin Berger constitue probablement le meilleur recensement des vues d’Engels sur le rapport guerre-révolution. A cet égard, cependant, son défaut majeur est de ne pas saisir suffisamment, ou de ne pas faire ressortir, la cohérence théorique de la démarche d’Engels et de l’évolution de son attitude en fonction des changements objectifs de la situation mondiale. Ainsi, faire souhaiter à Engels à des fins révolutionnaires, dans les années 1850, une guerre « terrible », voire un « holocauste » (p. 99), c’est utiliser des termes anachroniques qui permettent mal de comprendre la hantise du compagnon de Marx, au cours des vingt-quatre dernières années de son existence.
[24] Lettre à Bernstein, du 22 février 1882 (MEW, t. 35, pp. 279-280 — traduction française publiée dans Haupt, Löwy, Weill, Les Marxistes et la question nationale, Maspero, Paris, 1974, p. 102). Dans le registre prophétique, Engels poursuit dans la même lettre : « Les Serbes sont divisés en trois religions (…). Mais pour ces gens, la religion compte plus que la nationalité et chaque confession veut dominer. Aussi une Grande Serbie ne signifiera-t-elle que guerre civile, tant qu’il n’y aura pas là de progrès culturel, qui rendra possible au moins la tolérance. »
[25] La revue Actuel Marx (PUF, Paris) vient d’en exhumer la version française originale dans son n° 18, deuxième semestre 1995, pp. 129-142 — texte précédé d’une présentation par Jacques Texier (pp. 121-127).
[26] Engels pensait manifestement à la Commune de Paris écrasée par les Versaillais, sous le regard de l’occupant allemand.
[27] Les internationalistes révolutionnaires de 1914 ont dénoncé le détournement « social-patriote » de l’article d’Engels : Rosa Luxemburg dans sa célèbre brochure de 1915, signée Junius (La Crise…, op. cit., pp. 188-189) et Georges Zinoviev, en 1916, dans sa brochure La IIe Internationale et le problème de la guerre (reprise dans Lénine, Zinoviev, Contre le courant, Maspero, Paris, 1970, pp. 197-200). Ils ont rétabli le sens de l’article du compagnon de Marx tel qu’exposé ci-dessus, tout en soulignant également que la mutation impérialiste accomplie après la mort d’Engels, faussait toute extrapolation de son analyse de 1891 sur la guerre mondiale déclenchée près d’un quart de siècle plus tard.
[28] Il aurait souhaité que les Français eux-mêmes se chargeassent d’expliquer pourquoi l’éventualité d’une guerre de leur gouvernement contre l’Allemagne, en alliance avec la Russie, était à combattre (lettre à Bebel, du 29 septembre 1991, MEW, t. 38, p. 161). En publiant son article en allemand, quelques mois plus tard, Engels prit soin de le désamorcer, en expliquant longuement que, du fait des déboires de l’empire tsariste, la menace russe qui pesait sur l’Allemagne n’était plus d’actualité — ce qui détruisait la seule et unique justification du « défensisme révolutionnaire » qu’il avait jugé nécessaire en pareil cas. En octobre 1992, il expliquait au socialiste français Charles Bonnier qu’il allait de soi qu’en cas de nouvelle guerre de conquête du Kaiser contre la France, les rôles des socialistes des deux pays seraient inversés (ibid., p. 498). Et en juin 1893, Engels reprochait à Paul Lafargue de se présenter comme patriote : « Ce mot a un sens étroit — ou bien si indéterminé, c’est selon — que moi je n’oserai jamais m’appliquer cette qualification. J’ai parlé aux non-Allemands comme Allemand, de même que je parle aux Allemands comme simple International » (Engels, Paul et Laura Lafargue, Correspondance, t. 3, Éditions sociales, Paris, 1959, p. 292).
[29] Engels proposait une durée maximale de deux ans, ajoutant que « dans quelques années, il pourrait être possible de choisir une durée bien plus courte ». Il prônait un service se limitant à la formation militaire essentielle et rationnelle, sans le cérémonial superflu et autres « bêtises » telles que le pas de l’oie qu’il raillait.
[30] Kann Europa abrüsten?, MEW, t. 22, p. 371.
[31] Seul Jean Jaurès, parmi les ténors du socialisme européen, militera pour les vues d’Engels sur la transformation des armées comme moyen de prévenir la guerre. Son pacifisme radical lui valut la haine meurtrière des nationalistes français.
[32] Lettre à Marx, du 16 janvier 1868 (MEW, t. 32, p. 21).
[33] Die preußische Militärfrage und die deutsche Arbeiterpartei, MEW, t. 16, p. 66.
[34] Révolution et contre-révolution en Allemagne, dans Marx Engels, Œuvres choisies, op. cit., t. 1, p. 359 (je souligne).
[35] Ibid., pp. 194-212.
[36] Anti-Dühring, op. cit., p. 203 (souligné par Engels).
[37] « Le devoir de propager les idées communistes implique la nécessité absolue de mener une propagande et une agitation systématique et persévérante parmi les troupes », stipulait la 4e des 21 conditions d’admission des Partis dans l’Internationale communiste (Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers Congrès mondiaux de l’Internationale communiste 1919-1923, réimpression en fac-similé, Maspero, Paris, 1969, p. 39).
[38] « [Mon introduction] a quelque peu souffert du désir excessif, à mon sens, qu’éprouvent nos amis de Berlin de ne rien dire qui puisse être utilisé comme prétexte pour faire passer au Reichstag l’Umsturzvorlage [le projet de loi contre les menées subversives]. Étant donné les circonstances, j’ai dû céder. » Lettre à Laura Lafargue, du 28 mars 1895 (Engels, Lafargue, Correspondance, t. 3, op. cit., pp. 400-401).
[39] « Je ne peux pas croire que vous ayez l’intention de vous dédier corps et âme à la légalité absolue, la légalité quelles que soient les conditions, la légalité même face aux lois qui sont violées par leurs auteurs, bref, la politique qui consiste à tendre la joue gauche lorsque l’on est frappé sur la joue droite. » Lettre à Fischer, du 8 mars 1895 (MEW, t. 39, p. 424).
[40] Le Socialisme en Allemagne, op. cit., p. 133.
[41] Ibid. Une des phrases caviardées de l’Introduction de 1895, à la grande colère d’Engels, disait, s’adressant au gouvernement allemand : « Si donc vous brisez la Constitution impériale, la social-démocratie est libre, libre de faire ce qu’elle veut à votre égard. Mais ce qu’elle fera ensuite, elle se gardera bien de vous le dire aujourd’hui » (op. cit., p. 211 — je souligne ici, et dorénavant, les passages de l’Introduction censurés par les éditeurs socialistes d’Engels).
[42] Pour une analyse critique des réflexions de Gramsci dans ses Cahiers de prison, et une vue d’ensemble pénétrante des débats stratégiques marxistes postérieurs à Engels, voir l’étude magistrale de Perry Anderson, The Antinomies of Antonio Gramsci, dans New Left Review, Londres, n° 100, nov.-déc. 1976, pp. 5-78 (traduction française : Sur Gramsci, Maspero, Paris, 1978). Ni Gramsci, ni Anderson, ne remontent cependant jusqu’à Engels, pourtant à l’origine de cette problématique.
[43] Engels, Introduction, op. cit., pp. 201et 205. L’approche du parlementarisme contenue dans ce texte d’Engels reste aux antipodes du « crétinisme parlementaire » que Marx et lui ont toujours fustigé. Elle s’apparente bien plus à celle que Lénine exposera dans Le Gauchisme, maladie infantile du communisme, qu’à celle des sociaux-démocrates européens, même avant 1914. D’ailleurs lorsque Engels décrit plus loin, avec satisfaction, les progrès remportés par les socialistes au Parlement, dans les autres pays européens, il s’empresse d’ajouter : « Il est bien évident que nos camarades étrangers ne renoncent nullement pour cela à leur droit à la révolution. Le droit à la révolution n’est-il pas après tout le seul “droit historique” réel, le seul sur lequel reposent tous les États modernes sans exception… » (op. cit., p. 209).
Loin de réviser les options révolutionnaires de sa jeunesse, Engels restait ainsi fidèle à ce qu’il avait écrit dans sa première déclaration de principes, en 1847 :
« La suppression de la propriété privée est-elle possible par la voie pacifique ? Il serait souhaitable qu’il pût en être ainsi, et les communistes seraient certainement les derniers à s’en plaindre. (…) Mais ils voient également que le développement du prolétariat se heurte dans presque tous les pays civilisés à une répression brutale, et qu’ainsi les adversaires des communistes travaillent eux-mêmes de toutes leurs forces pour la révolution. » Principes du communisme, dans Marx Engels, Œuvres choisies, op. cit., t. 1, p. 91.
[44] Ibid., pp. 208-209 et 210. L’édition de Moscou traduit Gewalthaufen par « groupe de choc », ici remplacé par « troupes de choc », correction d’autant plus justifiée que la première formule a une connotation de commando, alors qu’il s’agit pour Engels de la masse considérable des partisans du socialisme en Allemagne, « troupes de choc décisives de l’armée prolétarienne internationale » (Ibid., p. 210 — MEW, t. 22, pp. 524-525).
Engels relativisa considérablement, peu après, ce texte désigné abusivement par une certaine postérité comme étant son « testament politique » :
« Liebknecht vient de me jouer un joli tour. Il a pris de mon introduction (…) tout ce qui a pu lui servir pour soutenir la tactique à tout prix paisible et anti-violente qu’il lui plaît de prêcher depuis quelque temps, surtout en ce moment où on prépare des lois coercitives à Berlin. Mais cette tactique, je ne la prêche que pour l’Allemagne d’aujourd’hui et encore sous bonne réserve. Pour la France, la Belgique, l’Italie, l’Autriche, cette tactique ne saurait être suivie dans son ensemble, et, pour l’Allemagne, elle pourra devenir inapplicable demain. » Lettre à Paul Lafargue, du 3 avril 1895 (Engels, Lafargue, Correspondance, t. 3, op. cit., pp. 404, souligné par Engels).
Après Liebknecht, c’est Eduard Bernstein qui utilisa ce document dénaturé pour étayer ses propos « révisionnistes », contribuant ainsi à forger le mythe d’un revirement d’Engels à la fin de sa vie. Depuis, nombre d’auteurs, de Karl Kautsky à Lucio Colletti, crurent nécessaire de contredire Engels en accordant créance à ce travestissement. Toutefois, depuis la publication du texte intégral de l’Introduction de 1895 par les soins de Riazanov, en 1930, beaucoup se sont appliqués à en restituer le sens original, en citant la correspondance d’Engels à l’appui.
[45] Ibid., p. 208.
[46] Le Socialisme…, op. cit., pp. 132-133 (je souligne). « Et si nous gagnons les circonscriptions rurales des six provinces orientales de la Prusse, où prédominent la grande propriété foncière et la grande culture, l’armée allemande est à nous », écrivait Engels à Paul Lafargue, la même année (Engels, Lafargue, Correspondance, t. 3, op. cit., p. 89, souligné par Engels).
Comme l’explique Ernst Wangermann dans sa brève, mais excellente, introduction à la première édition anglaise du texte d’Engels sur Le Rôle de la violence dans l’histoire, celui-ci « préconisait des politiques destinées à saper l’esprit de soumission absolue de la troupe dans les régiments prussiens, qui étaient encore recrutés largement parmi les masses opprimées des travailleurs ruraux » (The Role of Force in History, Lawrence & Wishart, Londres, 1968, p. 23). La place manque, ici, pour expliquer la façon dont le programme agraire préconisé par Engels, et rejeté par les socialistes allemands, s’articulait avec sa stratégie révolutionnaire. On pourrait également montrer comment la démarche programmatique d’Engels, dans le domaine agraire comme en ce qui concerne l’armée, préfigurait celle des « revendications transitoires », qui fut adoptée par l’Internationale communiste sous Lénine.
A la lumière de toutes les critiques, éparses mais acerbes, formulées par Engels à l’adresse des socialistes allemands, en particulier, il ne serait pas exagéré d’affirmer que le compagnon de Marx est le premier marxiste à avoir pressenti l’évolution future de la social-démocratie (il sera suivi par Rosa Luxemburg, alors qu’il faudra la trahison de 1914 pour que Lénine s’en aperçoive).
[47] Engels, Armies…, op. cit., p. 169.
[48] Berger a bien du mal à concilier son interprétation avec le témoignage du socialiste britannique Ernest Belfort Bax sur Engels :
« Bien qu’il sût en toute circonstance dûment peser les exigences pratiques du moment, ce vieux camarade de Marx, qui lui avait survécu, resta jusqu’à la fin convaincu que la révolution sociale ne pouvait commencer que par une insurrection armée, surtout en Allemagne. Je lui ai entendu dire plus d’une fois que si les dirigeants du parti pouvaient compter sur un soldat sur trois, c’est-à-dire sur un tiers de l’armée allemande, ils devraient passer aussitôt à l’action révolutionnaire. » (« Rencontres avec Engels », dans Souvenirs sur Marx et Engels, op. cit., pp. 332-333).
[49] Dans Œuvres, Éditions du Progrès, Moscou, 1966, t. 11, pp. 173-175. « Nous nous sommes attachés et nous nous attacherons encore avec plus de ténacité à “travailler” idéologiquement l’armée. Mais nous ne serions que de pitoyables pédants, si nous oublions qu’au moment de l’insurrection, il faut aussi employer la force pour gagner l’armée » (p. 174).
[50] Op. cit., pp. 205-206.
[51] Ibid., p. 208.
[52] Révolution et contre-révolution…, op. cit., p. 392 (je souligne, sauf pour Danton, cité en français par Engels).