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SOURCE : NPA
Une longue queue s’étirait devant le guichet. Un guichet qui évoquait ceux de la sécurité sociale ou de la SNCF, avec un hygiaphone. La première pensée qui vint à Giscard fut que ce dispositif peu convivial avait été installé en raison du Covid. Il n’ignorait pas que c’était le Covid qui l’avait conduit là. Mais serait-il donc encore possible de contaminer quelqu’un au Paradis ? Car le doute ne l’effleurait pas. Un catholique pratiquant comme lui ne pouvait se trouver qu’à l’accueil du Paradis.
– Mon brave, dit-il au guichetier, quand vint enfin son tour, j’imagine que vous n’êtes pas Saint Pierre en personne, c’est avec votre patron que je souhaite m’entretenir.
Ce ton compassé et méprisant ne parut pas émouvoir le guichetier qui, de la main, lui indiqua une petite porte qui conduisait à une salle d’attente rudimentaire. Ni tapis rouge ni fauteuil doré couvert de velours comme il l’avait imaginé. Les trois autres personnes levèrent à peine un œil à son entrée. Il lui fallut encore patienter pendant de très longues minutes avant qu’un nouveau personnage en bras de chemise, le bas du visage dissimulé par un masque, l’invite à le suivre dans son bureau sur lequel reposait un épais dossier.
– Giscard Valéry, ancien président de la République, ministre des Finances, académicien…Que puis-je pour vous ?
– Cette façon de me faire recevoir par… (Il faillit dire « un sous-fifre ») Cette manière de me recevoir me surprend un peu. Mais passons. Je souhaiterais pouvoir m’installer le plus rapidement possible dans les meilleures conditions. J’envisage d’acheter un petit manoir, quelque chose dans le genre du château de Varvasse ? Je l’ai bradé pour une bouchée de pain, mais j’ai pu emporter mes diamants.
Il plongea la main dans sa poche et fit miroiter une poignée de diamants. Son interlocuteur ne sembla guère impressionné.
– Ce sont ceux que m’a offerts mon ami l’empereur Bokassa, précisa Giscard.
– Ah vous avez un ami dans la maison ? Vous souhaitez le retrouver ?
– À vrai dire, je ne fréquente pas beaucoup les gens de ce genre. Mes fonctions m’y contraignaient parfois. Je n’ai rien contre les Africains, bien entendu. Mais comme l’a si bien dit mon ancien Premier ministre Chirac, les bruits et les odeurs, ce n’est pas toujours agréable… Quand je dis « mon ami », c’est une façon de parler.
Le fonctionnaire ouvrit le gros dossier cartonné.
– Je vois que vous avez pas mal d’autres relations. Le général Franco par exemple.
– Franco devrait en effet m’être reconnaissant d’avoir fait mettre les drapeaux en berne sur les édifices officiels au moment de sa mort. S’il n’est pas ingrat…
L’autre l’interrompit d’un geste de la main.
– Vous êtes bien placé pour savoir qu’on oublie vite les gestes de ce genre. Ça vous intéresse de savoir ce qu’on dit de vous ? Nous réunissons toujours un petit dossier de presse pour les arrivants connus.
Il lui tendit une liasse de photocopies d’articles de divers journaux. Giscard ne dissimula pas son intérêt et se mit aussitôt à les parcourir.
– Ah ah, je vois que même les cocos et les gens de Mélenchon me rendent hommage ! Sarkozy, Bayrou, c’est dans l’ordre des choses. On dirait que je fais l’unanimité. La fille Le Pen rappelle que j’ai toujours traité les siens correctement, ce qui est vrai. J’ai même côtoyé son père au Centre national des indépendants et paysans. Il ne devrait pas tarder à me rejoindre, celui-là…
– Vous avez donc beaucoup d’amis ici ?
– Je peux en effet m’en flatter. Il y a Maurice Papon, que j’ai tout de même pris comme ministre du Budget bien qu’il ait été plus compétent pour la matraque que pour les comptes.
Il rendit les coupures de presse au fonctionnaire qui les rangea dans le dossier cartonné.
– Je crains que vous n’ayez aussi un certain nombre d’ennemis.
– Comment exercer ma fonction sans susciter des jalousies et inimitiés ? À qui au juste faites-vous allusion ?
– À Christian Ranucci par exemple, que vous avez laissé exécuter.
Giscard leva les bras au ciel
– Triste histoire, mon bon ami. Mais vous n’ignorez pas que les considérations politiques doivent toujours passer avant les convictions personnelles. L’heure n’était pas encore venue de supprimer la peine de mort. Il fallait satisfaire la soif de sang de la populace sous peine de perdre des suffrages. Si j’avais été réélu en 1981, comme je l’ai dit dans une interview, je n’aurais probablement pas aboli la peine capitale. L’État doit savoir montrer sa fermeté. Mais, bon, si je rencontre ce garçon, dans le doute, je ferai volontiers un geste en sa faveur.
– C’est un peu tard, ne croyez-vous pas ? Il y a aussi un certain Robert Boulin qui se plaint beaucoup de vous.
– De quoi se plaint-il ? Je l’avais tout de même fait nommer ministre. S’il a été assassiné, c’est du côté de la bande de Pasqua et du SAC qu’il faut chercher. Pas du mien.
– Il vous reproche de ne pas avoir cherché à établir la vérité.
Giscard se pencha vers le fonctionnaire et parla plus bas, comme s’il lui faisait des confidences.
– La vérité, la vérité… Il y a toujours toutes sortes de vérités, cher ami. Il est toujours préférable de choisir celle qui convient à la raison d’État. Ce n’est pas mon ancien concurrent Mitterand qui dira le contraire. Je n’allais pas déclencher une guerre contre Pasqua. Pourtant ça ne l’a pas empêché de faire des coups de Jarnac par la suite. Mais c’est la règle du jeu. Si je suis amené à rencontrer Pasqua en ces lieux, ça devrait bien se passer. C’est un homme qui n’oublie rien, mais qui n’est pas rancunier. Nous ne venons pas de la même famille politique. Il est issu du gaullisme et, pour ma part, j’ai compté beaucoup d’amis parmi les anciens pétainistes. Je n’ai aucune raison de le cacher aujourd’hui car je ne suis plus soumis à la dictature médiatique. Pasqua et moi, il me semble que nous avons bien servi l’État, chacun à notre manière.
– Et Mitterrand ?
– Mitterrand, je ne le supportais pas à l’époque, mais aujourd’hui, ça me fait bien rigoler – pardonnez-moi la vulgarité du terme. On m’a accusé de représenter une droite antisociale, d’être une sorte d’ennemi du peuple. Mais j’ai tout de même invité des éboueurs à prendre le petit-déjeuner avec moi à l’Élysée. Et je vais vous raconter une anecdote. J’ai accordé 90 % du salaire net aux licenciés économiques. Savez-vous qui a supprimé cette mesure ? Mitterrand dès 1981. Alors bien sûr, il y avait moins de fermetures de grosses entreprises qu’aujourd’hui et il fallait calmer le jeu, mais tout de même.
– Donc, vous pensez que vous serez bien accueilli ici par le petit peuple d’en bas, que vous n’avez rien à redouter de lui ? Il faut en effet que nous prenions nos dispositions pour éviter des incidents.
Giscard balança la tête d’un air entendu.
– Mon cher, je sais par expérience qu’on n’est jamais trop prudent. J’ai réfléchi à la question. En cas de problème de ce genre, il me semble que je peux compter sur la protection des militants d’Ordre nouveau. Ils me doivent bien ça. Ils étaient dans la panade après leur dissolution de 1973 et nous les avons bien arrosés en 74 pour coller nos affiches et protéger nos meetings. Certains nous ont rejoints et ont fait de belles carrières. Ils ont tout le savoir faire nécessaire. Madelin et Devedjian sont déjà sur place. Ils pourront s’en occuper, je ne crains pas une agression.
Le fonctionnaire hocha la tête.
– Donc vous ne voyez pas de problème particulier à nous signaler.
– Aucun, mais j’aimerais tout de même m’installer confortablement dans une résidence qui conviendrait à mon rang. Vous avez peut-être un bon agent immobilier et une bonne banque à me conseiller ?
Un paradis sans banque et sans agent immobilier lui semblait inimaginable. À cet instant, Giscard sentit que ses pensées devenaient confuses. La tête lui tournait. Le visage de son interlocuteur se déformait, s’effaçait…
*
Le médecin ganté, masqué et enveloppé de sa surblouse se tourna vers l’infirmière.
– Cette fois, c’est fini, dit-il.
La jeune femme avait vu partir un certain nombre de patients. C’était toujours une expérience douloureuse, mais elle ne ressentait pas d’émotion particulière pour celui-ci, bien qu’on lui ait expliqué qu’il ne s’agissait pas d’un malade ordinaire. Allongé ainsi sous ses yeux, il n’était pas différent des autres.
– Vous pensez qu’il était conscient, docteur ?
– Le coma est un phénomène fascinant. Ceux qui en sont revenus disent parfois avoir parcouru un tunnel en direction d’une lumière blanche, d’autres qu’ils ont fait de longs rêves étranges, une sorte de seconde vie parallèle… Personne ne saura jamais quelles ont été ses dernières pensées.