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SOURCE : Contretemps
Une série de développements récents à Cuba ont frappé l’économie déjà chancelante de l’île, ce qui a conduit le gouvernement à adopter une série de politiques économiques qui vont dans le sens d’une plus grande ouverture au capital, tout en maintenant les contrôles politiques de l’État à parti unique.
La première des dernières catastrophes qui se sont abattues sur l’île est la pandémie de Covid-19. Comparé à d’autres pays des Caraïbes, Cuba s’en est mieux sortie grâce à un système de santé publique qui, malgré son déclin au cours des trente dernières années, est toujours capable d’organiser une réponse adéquate aux catastrophes collectives telles que la pandémie. Ainsi, pour stopper la contagion, le gouvernement cubain a adopté des mesures drastiques telles que l’interruption totale des transports publics, et en réponse à un rebond de l’infection à partir de la fin août, il a rétabli des mesures tout aussi drastiques dans de nombreux endroits, y compris dans la zone métropolitaine de La Havane, bien que, début octobre, le gouvernement ait réduit les restrictions dans la plupart de ces endroits.
L’industrie du tourisme, troisième source de devises après l’exportation du personnel médical et les envois de fonds des Cubains résidant à l’étranger, a également été soumise à une interruption, ainsi que de nombreux autres établissements commerciaux et industriels. Les apports de devises étrangères de Cuba – grandement nécessaires pour payer les importations essentielles, dont 70 % de la nourriture consommée – avaient déjà été sérieusement réduits avant la pandémie suite à l’annulation de ses exportations de personnel médical vers des pays tels que le Brésil et la Bolivie, où des gouvernements d’extrême droite étaient récemment arrivés au pouvoir. En outre, les livraisons de pétrole que l’île recevait du Venezuela (en échange de l’exportation de personnel médical vers ce pays), cruciales pour le fonctionnement de l’économie de l’île, ont été réduites à la suite des crises politiques et économiques sous le gouvernement de Maduro.
Pour aggraver encore les choses, Donald Trump a intensifié de manière décidément agressive le blocus criminel des États-Unis contre Cuba – en partie motivé par le soutien de ce dernier au régime Maduro – en réduisant, voire en annulant, certaines des concessions qu’Obama avait accordées à Cuba durant son deuxième mandat à la Maison Blanche. Parmi les autres mesures hostiles, Trump a limité les envois de fonds des Cubano-Américains à leurs parents dans l’île et a fortement réduit les voyages à Cuba des citoyens des Etats-Unis qui ne sont pas des Cubano-Américains. Il a interdit à ceux qui peuvent visiter Cuba de séjourner dans des hôtels appartenant au gouvernement cubain. Il s’est engagé dans une campagne visant à décourager les investissements étrangers dans l’île en invoquant, pour la toute première fois, le titre III de la loi Helms-Burton de 1996 (approuvée par le Congrès et promulguée par le président démocrate Bill Clinton) qui punit les entreprises étrangères qui utilisent des biens américains confisqués par le gouvernement cubain au début des années 1960. L’administration Trump a également suspendu les licences autorisant les activités économiques américaines dans l’île, comme celle accordée par l’administration Obama à la firme hôtelière Marriott Corporation pour exploiter des hôtels à Cuba.
La politique de Washington changera-t-elle sous une administration Biden? Le candidat démocrate à la présidence [actuellement «président élu»] a promis de suivre les traces du président Barack Obama, en s’orientant vers une normalisation des relations politiques et économiques avec Cuba. La mesure dans laquelle une administration Biden le fera dépend de divers facteurs allant des résultats électoraux en Floride [où les «exilés» cubains et vénézuéliens sont influents, Trump a été majoritaire en Floride] jusqu’aux relations avec le Venezuela. Bien que la relation avec le Venezuela n’ait pas été très importante pour la politique cubaine pendant les années Obama, elles sont devenues une considération majeure pour Trump qui, suivant les conseils du sénateur Marco Rubio [sénateur républicain pour la Floride] et du conseiller à la sécurité nationale de l’époque, John Bolton [licencié par Trump en septembre 2019], a fait du soutien de Cuba à Nicolás Maduro un enjeu majeur et l’a utilisé pour justifier le durcissement des sanctions contre l’île. Le fait que Joe Biden et les démocrates du Congrès aient soutenu la prétention du chef de l’opposition vénézuélienne, Juan Guaidó, d’être le président légitime du Venezuela n’est pas de bon augure pour une administration démocratique qui normaliserait les relations avec l’île.
De puissants intérêts du monde des affaires, représentés par les grandes entreprises agroalimentaires et la Chambre de commerce américaine, sont depuis longtemps favorables à des relations économiques complètes avec Cuba, bien qu’il soit difficile de prédire l’ampleur du capital politique qu’ils sont prêts à investir pour atteindre cet objectif. En tout état de cause, une normalisation complète des relations économiques et politiques avec l’île nécessiterait une abrogation par le Congrès de la loi Helms-Burton de 1996. Cette perspective est douteuse compte tenu de la composition probable des deux chambres du Congrès après l’élection du mois prochain, malgré le fait qu’un nombre important de membres républicains du Congrès ont soutenu, au nom des intérêts agricoles et d’autres intérêts commerciaux, la normalisation des relations avec Cuba. Néanmoins, le président des États-Unis dispose d’une discrétion considérable pour améliorer les relations avec Cuba, même si la loi Helms-Burton reste la loi du pays.
Entre-temps, tous ces événements ont considérablement aggravé les problèmes d’une économie cubaine déjà faible, souffrant d’une croissance très réduite depuis plusieurs années (0,5% en 2019), d’une faible productivité industrielle et agricole et d’un très faible ratio de remplacement du capital nécessaire pour maintenir une économie au moins à son niveau de production et à son niveau de vie actuels, sans même vouloir mentionner une croissance économique significative et une amélioration nette des conditions de vie. Pour aggraver les choses, cette situation se développe dans le contexte d’une population de plus en plus vieillissante, un processus démographique qui a commencé à la fin des années soixante-dix et qui va entraîner un certain nombre de problèmes graves, tels que la diminution de la main-d’œuvre devant subvenir aux besoins d’un nombre croissant de retraités.
En réponse aux pressions créées par l’aggravation récente de la crise économique, le gouvernement cubain a récemment annoncé une série de mesures économiques qui rapprocheront le pays du modèle sino-vietnamien, qui combine un État autoritaire à parti unique et un rôle croissant pour les entreprises capitalistes privées. Ces nouvelles mesures représentent la décision du gouvernement cubain de renoncer à une partie de son contrôle économique dans un effort pour acquérir des devises fortes, importer des capitaux et promouvoir un plus grand dynamisme et une plus grande croissance de l’économie cubaine.
Développement des petites et moyennes entreprises privées
Une option économique a été ressuscitée: la création de «Pequeñas y Medianas Empresas» privées ou PYMES (Petites et moyennes entreprises). Depuis plus d’une décennie, le gouvernement cubain sous le régime de Raúl Castro a permis l’existence de très petites entreprises privées qui emploient aujourd’hui environ 30% de la population active. Cela comprend environ un quart de million d’agriculteurs privés qui travaillent la terre en usufruit, c’est-à-dire qu’ils la louent au gouvernement pour des périodes de vingt ans renouvelables; ainsi que quelque 600 000 personnes qui possèdent ou travaillent pour de petites entreprises dans les zones urbaines. La plupart de ces micro-entreprises sont principalement concentrées dans les domaines des services de restauration (restaurants et cafétérias), du transport (taxis et camions), et de la location à des touristes de chambres et d’appartements généralement rénovés, probablement la petite entreprise la plus lucrative de toutes. Puis, en 2014, dans un important document officiel intitulé Conceptualización del Modelo Económico y Social Cubano de Desarrollo Socialista (Conceptualisation du modèle économique et social cubain de développement socialiste), le gouvernement cubain a annoncé qu’il permettrait la création de petites et moyennes entreprises privées. Cette notion a récemment été relancée et est actuellement discutée par le président [depuis avril 2018] Miguel Díaz-Canel, par exemple, qui déclare qu’il est nécessaire de «désentraver» (destrabar) les PYMES et les coopératives à Cuba.
Peu de détails ont été fournis sur ce que ces entreprises peuvent représenter en termes de taille et d’autres caractéristiques. Cela restera probablement secret jusqu’à ce que le gouvernement promulgue la nouvelle loi, prévue pour avril 2022, concernant les entreprises publiques et privées, bien que les députés du parlement officiel aient indiqué que les règlements concernant les PYMES seront formulés dès cette année 2020. Néanmoins, on peut se faire une idée approximative de ce que ces entreprises dites moyennes seront en examinant la façon dont elles ont été définies dans d’autres pays d’Amérique latine. Au Costa Rica, par exemple, où les PYMES sont très répandus et jouent un rôle important dans l’économie, les PME désignent celles qui emploient entre 31 et 100 travailleurs; les micro-entreprises, celles qui emploient moins de cinq travailleurs (la plus grande taille dans ce groupe à Cuba. aujourd’hui), et les petites entreprises, celles qui emploient de 6 à 30 travailleurs. Le Chili a approuvé une loi définissant officiellement la taille des entreprises selon les critères numériques suivants: micro, jusqu’à 9 salariés; petites, de 10 à 25 salariés; moyennes, de 25 à 200 salariés; et les grandes, plus de 200 salariés.
Sur la base de ces définitions, il est clair qu’étant donné leur taille, les entreprises privées de taille moyenne sont des entreprises capitalistes ordinaires qui ne seront probablement pas gérées uniquement par leurs propriétaires et qui auront besoin d’une sorte d’administration hiérarchique pour gérer l’entreprise en termes de planification économique, d’administration et de production. La création de ces moyennes entreprises ira probablement de pair avec l’arrivée des syndicats officiels de l’État pour «organiser» les travailleurs de ces entreprises, comme ils l’ont déjà fait avec les «cuenta propistas» (travailleurs indépendants) beaucoup plus petits et leurs quelques employés. Comme en Chine, les syndicats officiels de Cuba ne feront rien pour représenter véritablement les travailleurs dans leurs relations avec les employeurs.
Le code du travail cubain de 2014
Dans ce contexte, il est très important de considérer le Code du travail (Código Laboral) qui est en vigueur depuis son approbation par le gouvernement cubain en 2014. Ce code supprime l’obligation d’indemniser les travailleurs dont le «lieu de travail» a été fermé et permet aux employeurs privés, en vertu de leur droit en tant que propriétaires, de licencier des travailleurs sans motif. Dans le cas des employés de l’État, le gouvernement licencie également les travailleurs en les déclarant inaptes (no idóneos) à leur emploi, avec peu de recours pour les travailleurs concernés. Le nouveau code assouplit également la journée de huit heures en permettant aux employeurs de l’allonger à neuf heures sans compensation supplémentaire.
En fait, de nombreux travailleurs du secteur privé travaillent déjà en équipes avec une durée de dix et même douze heures par jour, sans être rémunérés pour leurs heures supplémentaires. (Ils le font quand même parce que leur salaire de base est plus élevé que dans le secteur public). Le code permet également aux employeurs privés de n’accorder qu’un minimum de sept jours de vacances annuelles payées au lieu des trente jours de vacances annuelles payées auxquels ont droit les salarié·e·s du secteur public. Le code abolit également le temps de travail libéré pour la formation continue (superación) de tous les travailleurs et travailleuses, si bien qu’actuellement, elle doit avoir lieu pendant le temps libre gagné par les travailleurs, tel que les vacances accumulées. Ce code du travail devrait également s’appliquer au secteur des PYMES de l’économie.
Modification du monopole de l’État en matière de commerce extérieur
En plus d’élargir les portes à l’entreprise privée, le régime cubain a très récemment assoupli son monopole du commerce extérieur, c’est-à-dire le contrôle exclusif qu’il exerçait jusqu’à présent sur toutes les activités commerciales d’importation et d’exportation dans l’île. Il y a peu de temps, Rodrigo Malmierca, le ministre du Commerce extérieur et des investissements étrangers (Mincex), a annoncé que trente-six entreprises d’État spécialisées dans le commerce extérieur se préparaient à offrir leurs services pour l’aide aux importateurs et exportateurs privés afin de traiter et faciliter leurs opérations à l’étranger. Pour stimuler ces activités d’exportation privées (en devises fortes), le gouvernement a proposé d’appliquer une réduction d’impôt sur les bénéfices des entreprises d’État, des coopératives et des entreprises privées si elles affichent une augmentation de leurs ventes de produits et de services par rapport à l’année précédente.
En 1959, la première année de la révolution, alors que la majeure partie de l’économie était encore aux mains du secteur privé, le gouvernement révolutionnaire, confronté à une forte baisse de ses réserves de devises fortes, a exigé des entreprises privées cubaines qui importaient de l’étranger qu’elles obtiennent de la Banque nationale de Cuba l’autorisation d’obtenir les devises fortes (généralement des dollars) dont elles avaient besoin pour leurs transactions. C’est ainsi que le gouvernement essayait de mettre en œuvre son plan visant à utiliser ses rares devises fortes pour des importations essentielles au développement économique du pays plutôt que pour des produits de luxe à usage personnel, par exemple. On ne sait pas encore quel sera le rôle du gouvernement dans les initiatives d’import/export proposées par le secteur privé.
Rationaliser le système monétaire
Les nouvelles règles régissant les activités d’exportation, et surtout d’importation, seront étroitement liées (et sans aucun doute affectées) aux difficultés monétaires auxquelles Cuba est actuellement confrontée, notamment celles liées à la rareté des devises fortes. Cette pénurie joue également un rôle clé dans le débat actuel du gouvernement sur l’unification monétaire, une question qui fait couler beaucoup d’encre depuis de nombreuses années à Cuba et qui est de plus en plus au centre des nouvelles politiques économiques. Elle pourrait finalement se concrétiser dans les prochains mois. Plus le gouvernement cubain s’efforcera d’intégrer son économie dans l’économie internationale, plus il devra régulariser le taux de change entre sa monnaie nationale et les devises étrangères utilisées par les capitaux étrangers pour ses transactions. Cela permettrait un arrangement plus rationnel pour, entre autres, établir un système de prix et d’incitations économiques, et mesurer les données économiques.
Depuis de nombreuses années, Cuba dispose d’un double système monétaire fonctionnant simultanément sur le plan intérieur, l’un en dollars et l’autre en pesos cubains. Jusqu’à récemment, ce double système prenait la forme du peso cubain et du CUC – une monnaie cubaine convertible, à peu près équivalente au dollar – qui a longtemps été rattachée à environ 24 ou 25 pesos cubains pour un CUC. [1 CUC=1 dollar (change fixe); 1 CUC plus ou moins 25 CUP – peso cubain – change officieux]
Mais le CUC a perdu de sa valeur et est en train de disparaître en raison du manque de devises fortes pour le soutenir. Entre-temps, l’économie cubaine s’est directement dollarisée: les Cubains ont maintenant accès à des marchandises dans des magasins à dollar spéciaux qui vendent une grande variété de produits, y compris des produits alimentaires qu’il était très difficile de se procurer ailleurs avec des pesos cubains. Les produits dans ces magasins à un dollar sont achetés avec des cartes en plastique émises par le gouvernement afin d’empêcher la spéculation informelle sur le marché noir des billets de banque en dollars. Ils sont la seule forme de monnaie acceptée par ces magasins et sont basés sur des dépôts en dollars effectués dans les banques cubaines, la plupart provenant de transferts de fonds de l’étranger. Cependant, avec la disparition du CUC, on ne peut plus parler d’unification monétaire mais plutôt de rationalisation de la politique monétaire cubaine, notamment du taux de change entre le peso et le dollar. Comme l’a souligné l’économiste cubain Pedro Monreal, les changements monétaires devront faire partie d’un ensemble plus large impliquant des ajustements des prix, des subventions, des salaires et des pensions.
La régularisation monétaire du taux de change entre le peso cubain et le dollar, actuellement en discussion dans l’île, pose au gouvernement une série de complications qui seront très difficiles à résoudre. Elles découlent principalement du fait qu’alors que la population en général échangeait 24 à 25 pesos pour un dollar, les entreprises d’État bénéficiaient du taux de change d’un peso pour un dollar, qui a eu un effet de distorsion économique (un taux qui a clairement favorisé l’importation de biens étrangers, mais a nui à l’exportation de biens cubains). La régularisation de la monnaie dans ce contexte signifie que le gouvernement devra résoudre la quadrature du cercle pour, à la fois, empêcher la fermeture de nombreuses entreprises d’État qui bénéficiaient auparavant de la subvention à l’importation dont elles bénéficiaient grâce au taux de change spécial de un pour un, et bloquer une augmentation de l’inflation.
En raison de la pression politique interne et des attentes populaires, le gouvernement pourrait être contraint d’accorder un taux de change favorable au peso. Si ce taux de change favorable ne s’accompagne pas d’une plus grande disponibilité de biens et de services, il pourrait entraîner une inflation. Pour aggraver les problèmes, l’absence de syndicats indépendants laissera les travailleurs cubains sans protection contre les politiques monétaires de leur gouvernement.
Le changement politique majeur que la ministre cubaine du Travail et de la Sécurité sociale, Marta Elena Feitó, a annoncé pour la première fois le 6 août (et qui a ensuite été confirmé le 13 octobre par Alejandro Gil, le ministre de l’Economie et de la Planification), est particulièrement important, car il augmentera considérablement le nombre et le type d’occupations urbaines que les Cubains peuvent exercer dans le secteur privé. Dans le cadre de ses premières réformes économiques, Raúl Castro a autorisé le recours au travail indépendant privé et l’embauche d’autres personnes dans un nombre limité de professions qui ont finalement été portées à plus de deux cents, lesquelles ont ensuite été réorganisées en 123 groupes professionnels. (Il convient de noter que cette augmentation était loin d’être un processus linéaire et qu’à plus d’une occasion, le gouvernement a réduit et diminué le nombre de professions autorisées dans le secteur privé). Selon les ministres Marta Elena Feitó et Alejandro Gil, cette liste des professions privées autorisées sera supprimée. On peut supposer qu’une nouvelle liste sera préparée. Elle ne comprendra que les professions que les Cubains ne seront pas autorisés à exercer à titre privé, comme, par exemple, la pratique privée de la médecine. Aucun des deux ministres n’a encore fixé la date d’entrée en vigueur de ces changements.
Enfin, pour faciliter les opérations des secteurs privés ruraux et urbains, le gouvernement a annoncé qu’il augmenterait le nombre de marchés de gros pour permettre aux petits et moyens entrepreneurs privés d’acheter de la nourriture et d’autres marchandises en vrac à des prix plus bas. Le manque d’accès aux marchés de gros a été un gros problème qui a sérieusement affecté la viabilité des entreprises privées tant rurales qu’urbaines. Afin d’améliorer la situation, le gouvernement a annoncé très récemment qu’à partir de septembre 2020, les marchés de gros fonctionneront en nombre croissant dans les capitales provinciales, bien que les transactions soient exclusivement effectuées en devises fortes, ce qui a clairement été la principale impulsion de ce changement économique et d’autres changements annoncés.
Si le gouvernement cubain met en œuvre tous les changements annoncés, l’économie de l’île aura parcouru un long chemin depuis l’économie fortement nationalisée de la fin des années 1980 – plus nationalisée que les économies de l’URSS et de l’Europe de l’Est – jusqu’à une économie fondamentalement mixte, se rapprochant ainsi toujours plus du modèle sino-vietnamien. Il reste à voir dans quelle mesure les changements proposés amélioreront les performances médiocres de l’économie cubaine actuelle, où la faible croissance économique et la faible productivité ont longtemps caractérisé les économies urbaines et rurales. Il convient toutefois de noter qu’en dépit d’une faible productivité agricole généralisée, les exploitations privées ont déjà dépassé les fermes d’État dans la production de plusieurs produits de base, comme ce fut le cas en Europe de l’Est sous le régime «communiste». En seulement un peu plus d’une décennie depuis qu’une quantité substantielle de terres a été distribuée aux agriculteurs privés – malgré les grandes difficultés qu’ils rencontrent pour accéder au crédit et au commerce de gros, aux outils agricoles et autres instruments – les agriculteurs privés, qui possèdent toujours moins de terres arables que le gouvernement, produisent déjà 83,3% des fruits, 83,1% du maïs et 77,9% des haricots de l’île. Toutefois, cela ne témoigne pas tant des merveilles de l’entreprise privée que du désastre que l’agriculture d’État bureaucratique gérée de manière centralisée a été pour Cuba (et pour plusieurs pays qui faisaient partie alors du bloc soviétique). Dans de tels systèmes bureaucratiques, les personnes impliquées dans la production manquent à la fois d’incitations matérielles, comme un pouvoir d’achat plus important, et d’incitations politiques, comme l’autogestion et le contrôle démocratique de leurs lieux de travail. Cette absence a historiquement conduit à une apathie, à une négligence, à une irresponsabilité généralisées et à ce que Thorstein Veblen a appelé le «retrait d’efficacité». C’est cette expérience vécue, et non la propagande capitaliste, qui a rendu le modèle capitaliste de plus en plus attrayant pour les Cubains.
Le contexte politique
Une question cruciale qui découle de cette discussion est la nature et la composition de la direction politique cubaine. Elle fait face à la crise actuelle et préside aux propositions susmentionnées quelque quinze ans après que Fidel Castro se soit retiré pour des raisons de santé, de son commandement direct du pays et que son frère cadet Raúl lui ait succédé, le chef des forces armées cubaines et héritier présomptif depuis les tout premiers jours du gouvernement révolutionnaire. Dès son arrivée au pouvoir, Raúl Castro a introduit une série de réformes économiques ouvrant le système, dans une mesure modeste, à des entreprises privées généralement de très petite taille. Il a encouragé un degré important de libéralisation comme, par exemple, en modifiant en 2012 les règles régissant les voyages en dehors du pays afin de permettre aux Cubains de se rendre à l’étranger.
Mais cette libéralisation n’a pas été accompagnée d’une quelconque démocratisation politique. Bien au contraire. Ainsi, la répression de la dissidence a continué. Tout en libéralisant les voyages à l’étranger pour la plupart des Cubains, le gouvernement a soit imposé des obstacles aux déplacements de nombreux dissidents, soit retardé leur participation à des conférences à l’étranger, soit rendu impossible leur voyage à l’étranger. A cette fin, il a élaboré une liste de «regulados» (personnes sous réglementations) de quelque 150 Cubains dissidents qui ne sont pas autorisés à quitter le pays. Il convient de noter que, comme pour tant d’autres mesures répressives adoptées par le gouvernement cubain, il s’agit toujours, comme à l’époque de Fidel Castro, d’une décision politique et administrative qui échappe même au système judiciaire du régime. Il en va de même pour les milliers d’arrestations de courte durée que le gouvernement de Raul a effectuées chaque année, notamment pour empêcher les manifestations publiques non contrôlées par le gouvernement.
Le système de parti unique continue de fonctionner comme sous Fidel Castro, avec son énorme contrôle social, économique et politique mis en œuvre par le biais de ses courroies de transmission dans les organisations de masse (par exemple, les syndicats et les organisations de femmes) et d’autres institutions telles que celles du système éducatif. Les médias de masse (radio, télévision et journaux) restent sous le contrôle du gouvernement cubain qui suit dans sa couverture les «orientations» du département idéologique du Comité central du Parti communiste cubain. La seule exception importante concerne les publications internes de l’Église catholique, qui fait cependant preuve d’une extrême prudence politique et limite la diffusion de ses publications à ses paroisses et autres institutions catholiques. L’Internet, que le gouvernement n’a pas encore réussi à placer sous son contrôle total, reste le principal vecteur des voix critiques et dissidentes.
Entre-temps, un important changement générationnel s’est opéré au sein de la direction cubaine, ce qui pose des questions sur l’avenir du système cubain. Le nouveau président de la république cubaine, Miguel Díaz-Canel Bermudez, est né en 1960, un an après la victoire révolutionnaire. L’occupant du poste nouvellement créé de Premier ministre, Manuel Marrero Cruz, un homme ayant de longues années d’expérience dans le secteur du tourisme, est né en 1963. Ces deux hommes pourraient être considérés comme passant une sorte d’apprentissage probatoire sous le regard examinateur de Raúl Castro, qui, à 89 ans, est toujours le premier secrétaire du Parti communiste cubain (PCC), bien qu’il prenne officiellement sa retraite en 2021.
D’autres dirigeants «historiques» se trouvent encore au sommet de la hiérarchie politique. José Ramón Machado Ventura, un médecin qui a été pendant un temps le numéro trois après Fidel et Raúl Castro. Il est membre du Bureau politique, aura quatre-vingt-dix ans le 26 octobre. Ramiro Valdés, un autre «histórico» qui a occupé de nombreux postes de haut niveau pendant plus de soixante ans de gouvernement révolutionnaire, dont celui de ministre de l’Intérieur, aujourd’hui membre du Bureau politique, a 88 ans. Plusieurs généraux de haut rang occupant des postes élevés appartiennent également à la génération précédente. Le général Ramón Espinosa Martín, membre du Bureau politique du PCC, est âgé de 81 ans. En comparaison, le général Álvaro López Miera, également membre du Bureau politique, est un jeune homme de 76 ans seulement. Le général Leopoldo Cintra Frias, ministre des FAR (Forces armées révolutionnaires), a 79 ans.
Pourtant, il y a des jeunes, moins visibles que Díaz-Canel Bermudez et Manuel Marrero Cruz, qui occupent aujourd’hui des postes gouvernementaux critiques et dont le pouvoir va probablement s’accroître dans le cadre d’une transition après la disparition des anciens «históricos». L’un d’eux est le général Luis Alberto Rodríguez López-Calleja, soixante ans, ancien beau-fils de Raúl Castro, qui est à la tête de GAESA, l’énorme conglomérat commercial des forces armées, dont fait partie Gaviota, la principale entreprise touristique de Cuba. Plusieurs officiers supérieurs de l’armée, en activité ou à la retraite, occupent actuellement des postes de direction dans d’autres secteurs clés de l’économie cubaine. L’armée cubaine a formé des cadres techniques et commerciaux qui, avec un groupe de techniciens et de gestionnaires civils, jouent depuis un certain temps un rôle majeur dans l’économie cubaine. Nombre d’entre eux sont devenus des hommes d’affaires internationaux agissant au nom de l’État cubain et ont développé des relations étendues avec des banques internationales et d’autres institutions capitalistes internationales. Il faut y ajouter les cadres de l’industrie d’État, qui viennent de se voir accorder plus d’autonomie par le gouvernement. Tous ces fonctionnaires pourraient finir par bénéficier de la création annoncée du secteur des PME, en utilisant leurs contacts d’affaires pour obtenir le capital nécessaire à la création de leurs propres entreprises de taille moyenne dans l’île. Ils constituent le noyau d’une bourgeoisie capitaliste cubaine en développement qui émerge de l’intérieur même de l’appareil communiste.
Opposition, désaffiliation et mécontentement
Il y a une opposition politique à Cuba, principalement mais pas exclusivement au centre et à la droite du spectre politique. Cependant, elle a été politiquement marginalisée par la répression gouvernementale et par la pratique plattiste (selon l’amendement Platt imposé en 1901 par les États-Unis à Cuba, qui a réduit l’indépendance de Cuba, en introduisant un droit d’ingérence pour les Etats-Unis) adoptée par des secteurs de cette opposition. Au lieu d’organiser et de collecter des fonds auprès des près de deux millions de personnes d’origine cubaine aux Etats-Unis et dans d’autres pays – tout comme José Martí l’avait fait parmi les travailleurs cubains du tabac en Floride pour soutenir l’indépendance de Cuba dans les années 1890 – elle a plutôt compté sur des aumônes du gouvernement américain pour survivre à la persécution du gouvernement cubain.
Le gouvernement a peut-être réussi à marginaliser la dissidence active dans l’île, mais il n’a pas été capable d’endiguer la désaffiliation politique considérable face au régime, en particulier parmi les jeunes générations qui ont grandi depuis l’effondrement de l’URSS et du bloc soviétique à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Il convient de noter que presque autant de temps s’est écoulé entre 1990 et aujourd’hui qu’entre la victoire révolutionnaire de 1959 et l’effondrement du bloc soviétique. Cet effondrement – et le retrait majeur de l’aide économique à Cuba qui l’a accompagné – a provoqué une crise économique catastrophique et une érosion considérable de la légitimité du régime cubain. Depuis lors, la corruption publique et privée a nettement augmenté. Ce phénomène a même été dénoncé par Fidel Castro dans un célèbre discours prononcé à l’université de La Havane en novembre 2005, lorsqu’il a averti qu’elle pouvait détruire la révolution de l’intérieur et ainsi accomplir ce que l’impérialisme américain n’avait pas réussi à faire pendant de nombreuses décennies.
La crise économique actuelle, considérablement aggravée par la pandémie de Covid-19, a ajouté au mécontentement déjà largement répandu découlant de la pénurie de biens de consommation. Une grande partie de ce mécontentement s’est focalisée sur les «coleros» (de «cola»: une file d’attente). Ce terme est actuellement utilisé pour qualifier les personnes qui monopolisent régulièrement les premières places dans les files d’attente (désormais omniprésentes) qui se forment pour obtenir des biens de base de plus en plus rares ou pour vendre ces places aux retardataires. Ces personnes qui, d’une manière ou d’une autre, profitent de leur position dans les premières places de la file et achètent autant qu’il y a en stock afin de le revendre à des prix exorbitants.
Le gouvernement utilisé à son avantage l’indignation populaire compréhensible suscitée par les «coleros» en les dénonçant et en les arrêtant. Mais il évite de se concentrer publiquement sur les causes économiques du phénomène des «coleros»: à savoir la pénurie de biens de base due à une production intérieure et/ou à une importation insuffisante. Le fait est, cependant, qu’étant donné la pénurie de production agricole due au régime économique et politique existant dans l’île, il ne semble pas y avoir d’alternative pratique à ce problème. Même en rationnant les biens en devises fortes achetés par les «coleros» en les incorporant dans le système de rationnement déjà existant, libellé en pesos, cela ne fonctionnera probablement pas, car il se peut qu’il n’y en ait pas en quantité suffisante pour subvenir aux besoins de tous.
Il est difficile de dire si les circonstances dans lesquelles la désaffiliation et le mécontentement actuels peuvent se traduire par une alternative politique, sans parler d’une alternative démocratique et progressiste, au régime d’État à parti unique non démocratique existant. Il est vrai que le fait qu’Obama ait coupé la route de l’émigration cubaine vers les États-Unis dans les derniers jours de son administration a éliminé une importante soupape de sécurité pour l’opposition et le mécontentement cubains. (Il convient de noter que Trump n’a pas abrogé cette mesure particulière d’Obama, preuve que son opposition au «communisme» est bien plus faible que sa xénophobie et son racisme). Néanmoins, l’arrêt de l’émigration vers les États-Unis n’a pas semblé jusqu’à présent suffisant pour déclencher un développement politique important dans l’île.
Ce qui est clair, c’est que l’adoption des nouvelles mesures économiques évoquées ci-dessus, en particulier la légalisation des entreprises dites moyennes, peut considérablement étendre et approfondir la double exploitation et oppression de Cuba: l’une exercée, pendant longtemps, par l’État à parti unique hautement autoritaire, et l’autre, exercée par les futures entreprises privées de taille moyenne aidées par la fausse protection accordée aux travailleurs par les syndicats d’État qui fonctionneront, en fait, comme des syndicats d’entreprise dans le contexte du plan de développement des PME. Le Code du travail approuvé en 2014 laisse déjà entrevoir ce qui va suivre.
La nouvelle répartition économique du pouvoir qui se développera tôt ou tard à Cuba démontrera encore plus l’urgence de syndicats véritablement libres et la nécessité de remplacer l’État non démocratique à parti unique qui, par nature, rend impossible la création de syndicats indépendants, par une république véritablement socialiste et démocratique à Cuba.
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Cet article a été publié, en castillan, sur le site La Joven Cuba et, en anglais, sur site New Politics, le 18 octobre ; il a été traduit et publié par la rédaction d’À l’Encontre.
Samuel Farber est né et a grandi à Marianao, Cuba. Il a écrit de nombreux livres et articles sur ce pays, dont Cuba Since the Revolution of 1959. A Critical Assessment, Haymarket Books, décembre 2011.