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SOURCE : Nouveaux cahiers du socialisme
Aujourd’hui, la question de la transition du capitalisme vers une société postcapitaliste sans exploitation est revenue dans les débats. Par contre, la discussion sur la nature de cette éventuelle société postcapitaliste reste encore peu abordée. Certes, aujourd’hui, militantes, militants et chercheur-e-s radicaux comprennent bien qu’une nouvelle société ne peut pas consister en une planification centralisée par un État autoritaire qui monopolise le pouvoir politique et économique entre les mains d’une « avant-garde révolutionnaire ». Il est à peu près évident pour tout le monde que les défaillances irrémédiables des régimes dits « socialistes » ou « communistes » ont en réalité prolongé la vie du capitalisme, plutôt que de construire une alternative viable. Et alors s’ouvre une nouvelle interrogation sur comment dépasser le capitalisme et sur ce qui constitue en fin de compte son « noyau » fondamental, la production de la valeur.
Marx et la loi de la valeur
Pour cette raison, il me semble nécessaire de revenir à la démarche critique de Marx, notamment dans Le Capital, une démarche qui, dans une large mesure, reste relativement peu comprise. Pour plusieurs, Marx définissait le socialisme comme l’abolition de la propriété privée et de « l’anarchie du marché » ; par conséquent la production de valeur devrait continuer sous le « socialisme ». Cette interprétation est trop courte, car en réalité, Marx affirmait l’incompatibilité non seulement entre le socialisme (ou le communisme[2]) et la propriété privée et le marché, mais aussi, entre le socialisme et le travail aliéné, l’État, l’argent et l’échange généralisé de marchandises. Évidemment, la recherche d’une alternative anticapitaliste ne dépend pas d’une « fidélité » religieuse aux textes de Marx ! Mais compte tenu de l’absence de discussion sur la manière de libérer l’humanité du spectre de la production de valeur, un retour à la réflexion de Marx sur cette question peut s’avérer utile.
Le « mystère » de la valeur
Marx a lutté pendant de nombreuses années pour trouver le point de départ théorique à cette question. Dans Le Capital, il identifie la forme marchande comme un pivot de la structure du capitalisme. Il note que des choses différentes sont échangées comme équivalentes, à condition qu’elles possèdent une qualité ou une substance commune. Ce n’est pas « naturel » que deux produits différents (une paire de chaussures et un lapin) aient le même prix. Et alors, quel est l’équivalent entre eux ? Sûrement pas leurs propriétés physiques ! Si cela n’est pas physique, c’est alors une qualité métaphysique. Au bout du compte, Marx estime que cette substance non sensuelle, la valeur, est le travail abstrait. Certes, le travail est concret, dans la mesure où il implique un effort physique et mental spécifique de la part du travailleur – ou de la travailleuse – pour créer un produit. En même temps, le travail est abstrait, dans la mesure où il prend la forme, sous le capitalisme, d’une activité homogène régie par une mesure sociale, en dehors du contrôle de l’activité physiologique du travailleur et indifférente aux caractéristiques particulières du travailleur. Cette mesure, c’est selon Marx, le temps de travail socialement nécessaire. Et par conséquent, la valeur d’une marchandise n’est pas déterminée par la quantité de temps nécessaire pour produire, mais par la moyenne de temps nécessaire pour produire cette marchandise à un niveau global. Cette moyenne varie constamment en raison des innovations technologiques qui tendent à accroître la productivité du travail.
La marchandise
Sous le capitalisme, l’échange généralisé de marchandises n’est donc possible que si le travail concret prend une « forme sociale particulière » soit celle du travail dominé.
Tout travail est pour une part dépense de force de travail humaine au sens physiologique, et c’est en cette qualité de travail humain identique, ou encore de travail abstraitement humain qu’il constitue la valeur marchande. D’un autre côté, tout travail est dépense de force de travail humaine sous une forme particulière déterminée par une finalité, et c’est en cette qualité de travail utile concret qu’il produit des valeurs d’usage[3].
Sous la domination du capitalisme, le travail exprime un contenu social aliéné, car il représente une sorte de travail qui n’exprime pas l’activité autonome des producteurs, mais une moyenne abstraite sur laquelle les travailleurs n’ont aucun contrôle. L’échange généralisé de marchandises ne peut exister sans le travail exploité et aliéné. L’un est la condition de l’existence de l’autre. Marx note que dans le processus d’échange des marchandises, différents produits sont obligatoirement assimilés à une troisième chose, la substance de la valeur. Mais quelle est l’origine de la valeur – ou de la richesse calculée en termes monétaires ?
Contrairement à la richesse matérielle, la valeur n’est pas naturelle. Elle n’existe pas non plus dans toutes les sociétés. C’est un artifice, produit par le capitalisme, à une époque où les rapports sociaux forcent le travail concret à prendre la forme du travail abstrait. Ce qui produit cette transformation est à la fois visible et invisible. Visible, car les propriétaires des moyens de production obligent les travailleurs à fabriquer des produits dans un laps de temps donné, quels que soient leurs besoins et affinités. Invisible, puisque cette contrainte est dictée par une mesure moyenne sociale de travail impersonnelle et en constante évolution, que personne ne peut connaître ni contrôler directement. Les agents sociaux en prennent conscience indirectement, par le biais des lois de la concurrence, car les produits qui sont conformes à cette mesure moyenne sociale sont jugés plus « efficaces » et forcent ceux qui ne le sont pas à quitter le marché.
Valeur et rapports sociaux
Personne ne peut jamais « voir » le travail abstrait ou la valeur – pas plus qu’on ne « voit » un carré parfait. C’est une réalité qui existe en tant que rapport social réel, mais en même temps comme une réalité mystifiée. Pour Marx :
Ce n’est donc pas parce que les produits de leur travail ne vaudraient pour eux que comme enveloppes matérielles d’un travail humain indifférencié que les hommes établissent des relations mutuelles de valeur entre ces choses. C’est l’inverse. C’est en posant dans l’échange leurs divers produits comme égaux à titre de valeurs qu’ils posent leurs travaux différents comme égaux entre eux à titre de travail humain. Ils ne le savent pas, mais ils le font pratiquement. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. La valeur transforme au contraire tout produit du travail en hiéroglyphe social. Par la suite, les hommes cherchent à déchiffrer le sens du hiéroglyphe, à percer le secret de leur propre produit social, car la détermination des objets d’usage comme valeurs est leur propre production sociale, au même titre que le langage[4].
Les hiéroglyphes sont notoirement difficiles à lire. Ainsi en est-il de la valeur. S’agissant d’une qualité immatérielle permettant l’échange de quantités matérielles, elle ne peut être connue que par l’acte d’échange. La valeur d’échange est la forme d’apparence de la valeur ; c’est l’incarnation visible de ce qui est invisible. Mais cela ne signifie nullement que l’acte d’échange produit de la valeur. Marx insiste sur ce point : la valeur est générée dans un processus de production dans lequel le travail concret devient dominé par le travail abstrait. La valeur est exprimée ou manifestée dans l’acte d’échange, mais elle existe avant l’échange. La valeur n’est générée ni par les relations d’échange anarchiques ni par l’acte de vente, mais par des rapports de production aliénés.
Valeur, prix et argent
Compte tenu de la difficulté à saisir la valeur, certains ont soutenu que le terme devrait être écarté en faveur du prix. Mais c’est une erreur. Remplacer la valeur par le prix occulte les relations humaines qui sont responsables en premier lieu de l’échange généralisé de marchandises. Cela rend d’autant plus difficile de cerner les relations humaines qui doivent être transformées si on veut abolir la forme marchande.
Bien qu’il soit difficile de saisir la valeur, il est facile de voir son expression superficielle : l’argent. L’argent relie les gens et les produits dans un monde régi par la production de valeur. Mais l’argent établit ce lien d’une manière très étrange, puisque l’argent est l’expression ultime du travail abstrait. Comment l’argent peut-il nous connecter quand il exprime une forme sociale déconnectée des besoins et des sensibilités humains concrets ? La réponse est assez simple : dans les sociétés dominées par la monnaie, les relations humaines sont indirectement, et non directement, sociales.
Sous le capitalisme, le système économique actuel d’échange de marchandises est tout sauf efficace. L’échange de produits n’a de sens pour ses participants que si chaque partie dispose de suffisamment de moyens pour remplir ses conditions. Sinon, il faut faire appel à une force externe, telle que l’État, pour que les participants possèdent la demande effective nécessaire à l’obtention du produit social. Et comme les produits sont fabriqués dans le but d’augmenter la richesse par l’échange, il existe une tendance inhérente à ignorer les limites naturelles et leur impact sur l’environnement. C’est pour ces raisons que des philosophes comme Aristote ont condamné le commerce de détail dont la nature est « non naturelle », en raison de la tendance inhérente à poursuivre l’accumulation infinie de richesses (sous forme abstraite) comme une fin en soi.
Comme Marx le répète à maintes reprises, dans le capitalisme, ce n’est pas le temps de travail réel, mais le temps de travail socialement nécessaire qui détermine la valeur. Une heure individuelle de travail n’a donc qu’une valeur indirecte sociale. Il ne peut en être autrement tant que la production de valeur existe. Cependant, une fois la production de valeur abolie, le travail individuel existe « en tant que partie directement constitutive du travail total », car le travail n’est plus régi par le temps de travail socialement nécessaire. La distinction entre travail social direct et indirect est absolument essentielle, car l’abolition de ce dernier au nom du premier est la condition essentielle, selon Marx, pour sortir du capitalisme et créer une société véritablement nouvelle.
La « phase inférieure »
La discussion la plus complète de Marx sur la société postcapitaliste se trouve dans sa Critique du programme Gotha de 1875, qui critique le mouvement socialiste allemand, du fait que, selon lui, ce mouvement n’aborde pas la perspective d’une société postcapitaliste[5]. Comment aller dans ce sens ? La société socialiste ou communiste, dit-il, ne surgit pas du néant, et par conséquent, elle « porte les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue[6] ».
Au début, dans la phase « inférieure » de la transformation socialiste,
Les producteurs n’échangent pas leurs produits ; le travail incorporé dans les produits n’apparaît pas davantage comme valeur de ces produits, possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement, que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté[7].
Puisque dans la phase inférieure de la société postcapitaliste, les producteurs n’échangent plus leurs produits, il s’ensuit que le commerce de détail, le commerce et le marché sont progressivement voués à l’extinction. Une fois que le travail abstrait – la substance métaphysique non sensuelle qui permet l’échange universel de produits – est aboli par le biais de rapports de production et de reproduction libres, les échanges de marchandises et le marché disparaissent. En ce qui concerne le producteur :
Il reçoit, les défalcations une fois faites, l’équivalent exact de ce qu’il a donné à a société. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail […] Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d’objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail[8].
Dans le capitalisme, les produits du travail ne s’échangent pas les uns contre les autres. Ils échangent par l’intermédiaire d’une « troisième chose », le temps de travail en tant que tel, la moyenne sociale abstraite du temps de travail. L’échange est donc indirect, et non pas par l’échange d’un produit direct pour un autre produit (qu’il s’agisse d’un objet matériel ou d’un segment de temps). Vouloir rendre le processus d’échange « direct », en économisant de l’argent et en utilisant un jeton de travail (la proposition de Proudhon), ou une note de temps, sans déraciner la production de valeur, est dépourvu de sens selon Marx. C’est essayer d’imposer un rapport social direct à des rapports sociaux qui sont par nature indirects.
La valeur des marchandises déterminée par leur temps de travail n’est que leur valeur moyenne. Moyenne qui apparaît comme une abstraction externe, dans la mesure où on obtient ce nombre moyen en additionnant les prix d’une période donnée […] La valeur de marché de la marchandise diffère toujours de cette valeur moyenne. Elle se situe toujours au-dessus ou au-dessous d’elle. […] La valeur réelle, indépendamment du fait qu’elle domine les oscillations du marché, se nie elle-même en mettant la valeur réelle des marchandises sans cesse en contradiction avec sa propre détermination, dépréciant ou appréciant la valeur réelle des marchandises existantes[9].
L’échange généralisé des marchandises prend fin avec la phase initiale du socialisme, car le travail abstrait, substance de la valeur qui permet aux produits du travail d’être échangés universellement, cesse d’exister. Avec un contrôle démocratique et librement associé des moyens de production, ce sont les producteurs eux-mêmes, et non une force extérieure comme le temps de travail socialement nécessaire, qui régissent leurs interactions. Et comme le travail perd son caractère abstrait, la production de valeur prend fin dès le début de la société socialiste.
La phase supérieure
À la longue et vers la phase « supérieure », ce qui est échangé, ce sont des activités humaines, et non des produits portant une forme de valeur. Les gens apprennent alors à se maîtriser et à maîtriser leur environnement sur la base d’une détermination du temps qui ne les confronte pas en tant que personne à part. Lorsque cet objectif sera atteint, on atteint un autre niveau.
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra le premier besoin vital, quand avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors […] la société pourra écrire sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins »[10].
Dans le cadre de ces réflexions de Marx, le concept d’État s’estompe. « Les divers États des divers pays civilisés, nonobstant la multiple diversité de leurs formes, ont tous ceci en commun qu’ils reposent sur le terrain de la société bourgeoise moderne, plus ou moins développée au point de vue capitaliste[11].»
Retrouver le chemin
La discussion de Marx sur la transition postcapitaliste ne peut pas être interprétée comme une projection normative de la manière dont une société socialiste émergeant du sein du capitalisme devra être organisée. Il n’écrit pas un mégaplan pour l’avenir. Comme il le dit dans la Critique du programme de Gotha, une fois que les rapports de production auront été profondément transformés, une nouvelle forme de distribution des moyens de consommation en résultera.
Le mode de production capitaliste consiste en ceci que les conditions matérielles de production sont attribuées aux non-travailleurs sous forme de propriété capitaliste et de propriété foncière, tandis que la masse ne possède que les conditions personnes de production : la force de travail […] Si les éléments de la production sont répartis de la sorte, la répartition actuelle des objets de consommation en résulte d’elle-même. Que les conditions matérielles de la production soient la propriété collective des travailleurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation différente de celle d’aujourd’hui s’ensuivra pareillement[12].
Autrement dit, un échange direct d’activités, basé sur les unités de temps de travail effectives, se produira lorsqu’une transformation radicale des rapports de production aura eu lieu. Autrement, les détails spécifiques qui permettront cette transformation et qui seront dépendants d’une multitude de facteurs ne peuvent pas être connus à l’avance. Ce que nous savons, c’est que tous les efforts pour « révolutionner » la société en négligeant la nécessité de cibler et de déraciner la production de valeur ne nous ont donné que des sociétés dites « socialistes » ou « communistes » qui exploitaient les gens, tout autant que le « marché libre » : autrement dit, comme le capitalisme.
Nous avons donc besoin d’un nouveau départ et Marx nous indique par où commencer.
Peter Hudis, professeur au Oakton Community College (Illinois) et animateur du réseau International Marxist-Humanist Organization
- Traduction de l’anglais par Pierre Beaudet. ↑
- Les deux termes sont interchangeables dans le travail de Marx. ↑
- Karl Marx, Le Capital, Livre Premier, Le procès de production du capital, première section, Marchandise et monnaie, chapitre premier, Le double caractère du travail, p. 53. <https://inventin.lautre.net/livres/MARX-Le-Capital-Livre-1.pdf>. ↑
- Karl Marx, Le Capital, Livre Premier, Le procès de production du capital, première section, Marchandise et monnaie, chapitre premier, La marchandise, Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret, p. 85. ↑
- Karl Marx, Gloses marginales au programme du Parti ouvrier allemand, 1875, Œuvres choisies de Karl Marx et Friedrich Engels, tome III, Moscou, Éditions du progrès, 1970. ↑
- Ibid., p. 14. ↑
- Ibid., p. 13-14. ↑
- Ibid., p. 14. ↑
- Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse (introduction et édition de Jean-Pierre Lefebvre), Paris, Éditions sociales, 2011, p. 94. ↑
- Ibid., p. 15. ↑
- Ibid., p. 22. ↑
- Ibid., p. 16. ↑