Syndicalisme, pouvoir ouvrier et économie

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Nouveaux cahiers du socialisme

Dans cet article, j’examine l’évolution du Plan Meidner-Hedborg (PMH) en Suède dans les années 1970, en ce qu’il illustre une tentative de transition du capitalisme avancé au socialisme, ainsi que ses implications pour la politique du contrôle ouvrier et de la démocratie économique. Le plan, élaboré par Rudolf Meidner et Anna Hedborg – les deux économistes de la puissante fédération syndicale social-démocrate suédoise Landsorganisationen (LO) –, envisageait une transition progressive et à long terme vers le contrôle des travailleurs et des travailleuses sur l’ensemble des actions des plus grandes entreprises par l’entremise d’un fonds appartenant aux syndicats. Le plan Meidner-Hedborg est significatif en tant qu’exemple de la voie social-démocrate vers le socialisme, mais sa trajectoire démontre aussi un caractère particulier de la politique de formation collective de capital dans une société capitaliste avancée, ce qui en fait une leçon importante pour le monde contemporain et les tentatives de transition à venir.

L’unicité du Plan Meidner-Hedborg

Depuis que le Manifeste du Parti communiste[2] a appelé à l’abolition de la « propriété privée bourgeoise moderne », l’objectif fondamental du projet socialiste a été de socialiser les moyens de production. Cependant, depuis le milieu du XXsiècle, dans les sociétés capitalistes avancées, ce programme a été largement écarté, sauf par des forces politiques marginales. Les löntagarfonder (fonds de salarié-e-s) en Suède constituent une véritable exception à cette règle[3]. Le PMH se proposait de transférer progressivement et cumulativement les actions d’une entreprise donnée à un fonds détenu par les travailleurs et les travailleuses qui auraient ainsi exercé un contrôle croissant sur les moyens de production. Le plan visait à atteindre cet objectif en obligeant la plupart des entreprises du pays (sauf celles comptant moins de 50 ou 100 employé-e-s) à transférer chaque année une certaine partie des bénéfices à un fonds de salarié-e-s, contrôlé par les travailleurs et les travailleuses sous la forme d’actions. Au taux de transfert de 20 % recommandé par le rapport, les travailleurs et les travailleuses pourraient détenir un contrôle majoritaire au bout de 20 à 35 ans, selon le niveau des bénéfices pendant la période de transfert. Le plan était clair quant à son ambition transformatrice et socialiste : à la différence de la structure capitaliste de propriété qui prédomine aujourd’hui, les fonds de salarié-e-s seraient « des institutions administrées démocratiquement, dépourvues de profit privé et d’aspiration au pouvoir[4] ».

Le plan Meidner-Hedborg a attiré l’attention publique dès sa sortie en août 1975. « Révolution en Suède », pouvait-on lire à la une du Dagens Nyheter, le journal libéral, tandis que le journal de la LO proclamait « Maintenant nous prenons la relève ! ». À l’automne 1975, la LO a organisé une campagne d’éducation de masse à travers le pays, avec 18 000 militants et militantes des syndicats participant à des groupes d’étude qui les ont menés à appuyer massivement le plan. L’enthousiasme de la base a incité le président de la LO, Gunnar Nilsson, à déclarer publiquement son soutien au PMH au début de l’année 1976. Lors du congrès de la LO en juin 1976, le plan a été entériné avec un appui écrasant et les délégué-e-s ont chanté l’Internationale. Mais le plan ne s’est finalement pas réalisé.

Les raisons de l’échec

Tant dans les milieux universitaires que populaires, l’échec des fonds de salarié-e-s à démocratiser radicalement l’économie suédoise est généralement attribué à l’opposition des capitalistes. Mark Blyth[5] analyse la défaite du fonds comme un moment marquant dans la transition vers le néolibéralisme, en Suède et ailleurs, et estime que les actions politiques coordonnées des associations d’employeurs et de leurs think-tanks néolibéraux ont été déterminantes pour saper les fonds de salarié-e-s, et les institutions de la social-démocratie d’après-guerre plus généralement. Jonas Pontusson souligne également que l’opposition des entreprises a été la cause principale de l’échec, même s’il considère que les décisions prises par les syndicats ont aussi joué un rôle. Ainsi, ce serait d’abord la « nature radicale du Plan Meidner [qui] a mobilisé le monde des affaires », dont la campagne contre les fonds a ensuite influencé d’autres acteurs, notamment les dirigeants du Parti social-démocrate (SAP) et le syndicat des cols blancs, qui n’ont pas soutenu le PMH[6].

Erik Olin Wright évoque également la « réaction hostile massive de la classe capitaliste suédoise, qui a lancé une campagne réussie pour discréditer [le fonds de salarié-e-s] » comme principal obstacle à cette voie vers les utopies réelles[7]. Cette interprétation est également courante dans les articles de Jacobin, une publication socialiste importante dans le monde anglophone. Peter Gowan et Mio Tastas Viktorsson soutiennent ainsi que « le plan Meidner a échoué. Mais il est crucial que nous nous rappelions que c’était un échec politique plutôt qu’un échec économique. La LO s’est attaquée de front aux employeurs et elle a perdu[8] ». Plusieurs autres rédacteurs de Jacobin attribuent l’échec du PMH à la capacité des capitalistes à désinvestir face aux menaces pesant sur leur pouvoir de classe[9], le PMH devenant alors le cas par excellence d’une réforme socialiste allée trop loin, jusqu’à se précipiter dans le mur implacable de la contre-offensive capitaliste.

Ces perspectives sur la trajectoire des fonds de salarié-e-s, aussi intuitives qu’elles puissent paraître du point de vue marxiste, ne correspondent pas à l’évolution historique du plan. Alors que le débat sur les fonds de salarié-e-s a gagné en intensité jusqu’à leur adoption en 1983, la version radicale et transformatrice des fonds a pratiquement disparu dès 1978. Il faut souligner d’emblée que la direction du Parti social-démocrate n’a jamais appuyé le PMH. Après que le congrès de la LO eut adopté le Plan Meidner-Hedborg en 1976, les dirigeants de la LO et du Parti social-démocrate ont créé un groupe de travail chargé d’élaborer une version des fonds des salarié-e-s qui serait acceptable pour eux, et qui a été rendue publique en février 1978. Le plan de fonds des salarié-e-s de 1978 avait maintenu le mécanisme de base, qui mènerait finalement à la détention majoritaire des actions par les travailleurs et travailleuses, mais il limitait le champ des entreprises applicables à celles de plus de 500 employé-e-s, excluant ainsi le contrôle ouvrier dans de nombreux secteurs dominés par les petites entreprises (construction, restaurants, etc.). En outre, un nouvel objectif – augmentation de la formation de capital et de l’investissement dans l’économie suédoise – a été ajouté aux objectifs initiaux de contrôle des investissements par les travailleurs et les travailleuses et de répartition équitable de la propriété. Ce nouvel objectif a mené à une proposition parallèle au PMH visant à financer le fonds par des déductions salariales, ce qui compliquait et diluait encore plus le but initial de transformation sociale.

Bien que les représentants du Parti social-démocrate au sein du groupe de travail – en particulier son futur ministre des Finances néolibéral, Kjell-Olof Feldt – aient réussi à limiter le radicalisme des fonds de salarié-e-s, les dirigeants du parti ont néanmoins refusé de soutenir le plan de 1978, ce qui a profondément déconcerté la base syndicale. La proposition de 1981, rédigée encore une fois par un groupe de travail conjoint LO-SAP sous la supervision plus imposante encore de Feldt, a totalement supprimé le transfert d’actions obligatoire à la base du projet, en finançant plutôt le fonds par une augmentation des cotisations de retraite, ainsi que par le transfert en espèces d’une partie des bénéfices dits « excédentaires » – par opposition à tous les bénéfices, comme auparavant. Les fonds achèteraient ensuite des actions sur le marché libre, en utilisant les liquidités reçues. Ce plan Feldt était principalement axé sur la fourniture de capitaux pour l’industrie et ne comportait aucun mécanisme pour une ultime socialisation des entreprises. Le Plan Feldt représentait ainsi le pire des deux mondes ; bien qu’il puisse être attaqué en tant que complot socialiste par la bourgeoisie, il n’offrait aucun des pouvoirs ou des avantages qu’un plan socialiste réel aurait pu offrir aux travailleurs et aux travailleuses. Malgré une forte opposition et la grande impopularité du plan, une variante en a été promulguée par le gouvernement social-démocrate en décembre 1983 et a duré sept ans, sans effets significatifs sur l’économie suédoise.

Au moment où la direction du Parti social-démocrate a atténué la portée du Plan Meidner-Hedborg et refusé d’en appuyer plusieurs versions, la campagne capitaliste intensive contre les fonds avait à peine commencé. L’Association des employeurs suédois (AES) a déclaré son opposition à toute forme de fonds des salarié-e-s à la fin de 1977 seulement et n’a lancé sa campagne de mobilisation qu’au printemps 1978. L’essentiel de cette mobilisation – comme la campagne menée par l’AES contre les fonds lors des élections de 1982, ou encore la tristement célèbre « manifestation du 4 octobre » de 1983 au cours de laquelle 75 000 personnes ont manifesté contre les fonds de salarié-e-s dans les rues de Stockholm – s’est déroulé tandis que les fonds de salarié-e-s étaient devenus inoffensifs pour les relations de production capitalistes, en raison des dynamiques politiques à l’intérieur du parti social-démocrate. Une tendance à amalgamer les différentes propositions appelées « fonds de salarié-e-s », qui avaient des implications politiques distinctes malgré le même nom, a également causé beaucoup de confusion analytique. Mon argument sur l’échec du fonds des salarié-e-s ne s’oppose pas complètement aux théories du pouvoir structurel capitaliste comme entrave à une transition socialiste démocratique. En effet, les capitalistes suédois ont lancé une contre-campagne même contre les types de fonds des salarié-e-s qui menaçaient à peine leur pouvoir de classe, et si le Plan de Meidner-Hedborg avait été appuyé par tout le mouvement ouvrier, les capitalistes auraient sûrement lancé une offensive politique encore plus importante. Cependant, il est significatif que le PMH ait d’abord échoué à cause des dynamiques internes au principal parti de centre gauche suédois. L’intransigeance de ses dirigeants n’est toutefois pas surprenante à la lumière du « paradoxe de la social-démocratie », une thèse développée par Guay et Drago (dans ce numéro des NCS) dans la foulée de Robert Brenner. Le leadership d’un parti social-démocrate, en particulier si sa stratégie repose sur une collaboration de classe pacifique depuis de nombreuses années, ne soutiendra évidemment pas une transformation aussi radicale sans que des pressions significatives viennent de la base. Ce qui est alors plus important, et plutôt déroutant, c’est l’absence de mobilisations de masse qui auraient contraint les dirigeants à maintenir le cap vers le programme de transition proposé par le PMH.

Centralisation interne et manque de mobilisation

Le mouvement syndical suédois était très bien organisé, mais il était également extrêmement centralisé, et cette centralisation a encouragé à plusieurs égards le manque étonnant de mobilisation pour un plan visant à transformer radicalement les relations de classe en faveur des travailleurs et travailleuses. L’un des paradoxes du PMH est que son émergence n’a pas été provoquée par un important tournant à gauche au sein du mouvement social-démocrate, mais par une combinaison fortuite de deux éléments : d’une part, les conséquences des négociations de haut niveau sur les politiques salariales solidaires[10] et, d’autre part, l’emplacement stratégique d’intellectuels de gauche à l’intérieur de la LO, soit Meidner et Hedborg. La Suède avait bien connu une montée du militantisme syndical ainsi que du radicalisme associé à la Nouvelle Gauche vers la fin des années 1960, ce qui a contribué au climat politique dans lequel le PMH a émergé. Cependant, non seulement cette montée était relativement modeste en comparaison d’autres pays comme l’Italie, la France et la Grande-Bretagne, mais les mouvements radicaux de la base n’exigeaient rien de tel que le Plan Meidner-Hedborg. Cette initiative est donc venue d’en haut, tandis que les travailleurs et les travailleuses ne l’ont soutenue qu’après l’avoir découvert dans des groupes d’étude coordonnés par la direction de la LO. Lorsque la direction du parti s’est traîné les pieds dans ce dossier, le mécontentement de la base a grandi ; et quand la direction a rejeté le plan de 1978, une expression généralisée de mécontentement a éclaté ; des militants et des militantes de la base ont écrit des résolutions et des articles de journaux pour contester la décision. Cependant, il n’existait pas de véhicule institutionnel indépendant pour canaliser le mécontentement de la base face à la direction vers des mobilisations pour le PMH, en raison de la structure hiérarchique des institutions sociales-démocrates en Suède.

Plus largement, la centralisation du mouvement syndical suédois remettait en question le potentiel de démocratisation radicale du PMH lui-même. L’appropriation syndicale des entreprises ne pouvait conduire à un contrôle démocratique des moyens de production par les travailleurs et travailleuses si les syndicats eux-mêmes n’étaient pas démocratiques. Par conséquent, le PMH a suscité peu d’enthousiasme, voire du scepticisme et de l’hostilité, dans des cercles à gauche de la social-démocratie, comme chez les militantes et militants membres ou partisans du Parti de gauche[11] ou d’autres formations politiques anticapitalistes, ainsi que chez les groupes dissidents dans la LO. Par exemple, une brochure du Parti de gauche parue en 1975 sur le PMH était intitulée « Luttons pour le socialisme – Pas main dans la main avec Wallenberg[12] ». Compte tenu de la prédominance de la social-démocratie dans le mouvement ouvrier suédois, ces forces étaient marginales. Néanmoins, en tant que militantes et militants opposés à la social-démocratie, ils constituaient des pôles alternatifs plausibles autour desquels les forces pro-PMH auraient pu se regrouper. Ceux et celles qui doutaient du leadership social-démocrate étaient également sceptiques quant aux promesses du PMH, tandis que ceux et celles qui croyaient au PMH ne pouvaient pas défier les dirigeants ouvertement et de manière organisée.

Ce problème est lié entre autres à la faiblesse des visées stratégiques à long terme du PMH. Au premier abord, le plan était clair quant à son implication transformatrice et stipulait qu’une grande partie des revenus servirait à éduquer les membres du syndicat à l’économie politique et à élargir la vie culturelle et artistique. Une telle autonomisation par le biais de l’éducation des travailleurs et travailleuses était considérée comme cruciale en tant que « moyen le plus efficace de contrer les tendances bureaucratiques dans les syndicats », le succès des fonds de salarié-e-s reposant sur l’éducation de ceux et celles qui étaient appelés à prendre part à sa gestion[13]. Cependant, non seulement le plan ne prenait pas en compte les tendances bureaucratiques existantes dans les syndicats suédois, mais il n’offrait aucune idée concrète sur les façons dont la société tout entière pourrait être transformée du simple fait du contrôle des travailleurs et travailleuses sur les moyens de production.

Meidner et Hedborg se sont en partie abstenus de proposer des idées concrètes pour les mêmes raisons que Marx a refusé de le faire – il incombait aux travailleurs et aux travailleuses, et non aux élites intellectuelles, de décider de la trajectoire à emprunter. Mais l’histoire ne s’arrête pas là – les limites du plan étaient aussi liées au fait que ce dernier n’était pas proposé dans le cadre d’une radicalisation générale et significative du mouvement ouvrier, mais à partir de discussions obscures sur la formation de capital collectif. Les mouvements féministes et écologiques émergents de l’époque ont permis une réflexion plus large sur le PMH comme pivot potentiel d’un système alternatif de production et de reproduction sociale, mais le plan est tout de même resté dans son ensemble concentré sur la politique du capital. Tant les militantes et les militants pro-PMH à gauche du Parti social-démocrate que les dirigeants de ce dernier se sont accordés pour dire que le débat était devenu trop confus et trop embourbé dans des détails techniques complexes, auxquels peu de gens s’intéressaient, et pour lesquels encore moins de gens étaient prêts à se mobiliser.

Les défis du contrôle ouvrier dans le capitalisme avancé

L’évolution des fonds de salarié-e-s en Suède illustre bien les caractéristiques principales d’une politique de propriété collective des travailleurs et travailleuses dans le capitalisme avancé. Il faut d’abord noter que les fonds de salarié-e-s sont un projet politique ambigu : bien qu’ils aient manifestement le potentiel de renforcer le pouvoir ouvrier, même s’ils ne bouleversent pas entièrement les rapports de production capitalistes, ils ont également le potentiel de renforcer le pouvoir du capital en liant les intérêts de la classe ouvrière à ceux du capital. Cette ambiguïté est la raison pour laquelle les différentes versions des fonds de salarié-e-s avaient des implications politiques radicalement différentes, et que la propriété ouvrière dans le capitalisme avancé est elle-même un terrain de lutte.

D’un côté, cette ambiguïté explique pourquoi le PMH était structurellement différent de la plupart des autres exemples de programmes socialistes, qui limiteraient automatiquement la propension à l’investissement de chaque capitaliste en fonction de leurs propres objectifs de rentabilité et déclencheraient ainsi la « vallée de la transition[14] ». En effet, les intérêts économiques immédiats du capital et du travail convergent avec les fonds de salarié-e-s – même si les entreprises perdent une partie de leurs bénéfices lors du transfert au fonds, elles conservent encore une part importante des profits. En outre, une plus grande part des actions pour les travailleurs et travailleuses est compatible avec des niveaux d’investissement plus élevés et des restrictions sur la consommation actuelle. Les fonds de salarié-e-s en général, y compris le PMH, rompent le lien entre les intérêts des travailleurs et travailleuses et la consommation d’une part, et entre les intérêts du capital et les investissements d’autre part, ce qui leur offre un avantage structurel en ce qui concerne la viabilité économique à long terme.

Cette convergence des intérêts de classe dans la formation de capital collectif se reflète dans la forte affinité entre les orientations partenariales des syndicats et leur adhésion à divers programmes pour la création de capital appartenant aux travailleurs et travailleuses. Le plan Gleitze en Allemagne[15], qui a été le premier à développer l’idée des fonds de travailleurs grâce à un transfert de bénéfices obligatoire, a été fortement soutenu par l’aile modérée du mouvement syndical allemand, tandis que son aile plus militante, dirigée par IG Metall, s’y est opposée avec véhémence. La tendance est également valable pour plusieurs formes de fonds syndicaux volontaires. Au Québec, le Fonds de solidarité FTQ – le cas le plus important de fonds collectifs contrôlés par des syndicats dans le monde – a été créé en 1983 dans le cadre de la nouvelle approche partenariale de la direction de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), en collaboration avec le Parti québécois et sans guère d’opposition de la part des capitalistes. Ce fonds de solidarité a été intégré dans la logique plus large du capitalisme, et fortement limité par celle-ci[16]. Dans la plupart des caisses de retraite, la situation est encore pire que celle du Fonds de solidarité FTQ, puisque le contrôle des syndicats sur les fonds eux-mêmes est presque inexistant[17], tandis que le Régime de pensions du Canada se comporte comme n’importe quel autre capitaliste et a même souvent encouragé la privatisation du secteur public[18].

Une tendance générale à la cooptation des travailleurs et travailleuses et la possibilité d’une voie vers le socialisme sans une profonde « vallée de transition » sont les deux faces d’une même politique du contrôle ouvrier. Dans quelles conditions la classe ouvrière pourrait-elle utiliser la propriété collective des travailleurs et travailleuses dans une direction émancipatrice ? Comment, le cas échéant, est-il possible de surmonter les « contradictions inhérentes à l’utilisation des leviers de la finance dans le but d’accroître le pouvoir des travailleurs dans les entreprises », identifiées par Ian Macdonald et Mathieu Dupuis ? Une analyse plus approfondie du Fonds de solidarité québécois est nécessaire pour répondre à ces questions. Du point de vue des débats suédois, le caractère volontaire des fonds de solidarité et la contrainte conséquente au profit réduisent sévèrement la portée transformatrice des fonds. Lorsque faire des profits devient un impératif, il apparaît une limite stricte et fondamentale à la portée démocratique des fonds, et le profit est à son tour inévitable si un fonds est basé sur des contributions volontaires, car on ne peut guère attendre des travailleurs et travailleuses qu’ils investissent « leur » argent dans des fonds sans égard à leur rentabilité.

Même si un fonds est basé sur un transfert obligatoire, l’attribution d’actions individuelles aux membres créerait également une forte pression structurelle vers la rentabilité. Anna Hedborg et son collègue Per-Olof Edin ont fait remarquer lors des débats en Suède que pour les fonds de salarié-e-s, la rentabilité ne disparaissait pas en tant que préoccupation, mais devenait « simplement une restriction, plutôt qu’un objectif[19] ». Pour tendre vers une société qui produit et se reproduit différemment que sous le capitalisme, un fonds de travailleurs doit au moins disposer d’une certaine liberté face à l’impératif du profit. En Suède, alors que la version radicale du PMH disparaissait, il y eut de plus en plus d’appels à attribuer des parts individuelles du fonds directement aux travailleurs et travailleuses, qu’ils pourraient encaisser après une certaine période. L’expérience suédoise suggère que les travailleurs et travailleuses en viendraient à exiger de telles actions individuelles, sans lesquelles ils ne gagneraient rien concrètement avec des fonds possédés nominalement, mais irrécupérables en pratique, à moins que les fonds obligatoires ne promettent une vision rassembleuse d’accroissement du pouvoir collectif et de transformation sociale.

Conclusion

En septembre 2018, John McDonnell, ministre fantôme du Parti travailliste britannique, déclara que le prochain gouvernement travailliste « légiférerait pour créer un nouveau fonds de travailleurs pour chaque grande entreprise, qui placera une partie des actions de cette société directement dans la propriété collective et le contrôle de la main-d’œuvre[20] ». Bien que les détails du « plan McDonnell » ne soient pas encore révélés au moment d’écrire ces lignes, la politique du contrôle ouvrier est de nouveau à l’ordre du jour. Les leçons des débats suédois et de l’expérience québécoise sont cruciales pour envisager une propriété collective des travailleurs et travailleuses et lutter pour un projet émancipateur qui pourrait nous mener vers un avenir post-néolibéral. L’ambiguïté inhérente à un tel projet politique est inévitable, et nous ne pouvons pas nous permettre de simplement l’accepter ou la rejeter en bloc – quel autre choix avons-nous si nous désirons activement le socialisme ? Nous devons donc faire face aux contradictions, tout en construisant un mouvement militant qui puisse s’opposer par le bas au risque de cooptation des fonds de salarié-e-s, tout en contribuant à réaliser leur potentiel démocratique.

Shannon Ikebe, doctorant en sociologie à l’Université de Californie à Berkeley


  1. Traduction de l’anglais par Emanuel Guay. 
  2. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848, <http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/manifeste_communiste/Manifeste_communiste.pdf>. 
  3. Le terme « Plan Meidner-Hedborg » désigne le fonds de salarié-e-s proposé en 1975-1976, qui contenait un mécanisme permettant au fonds de détenir la majorité des actions de la plupart des entreprises suédoises à moyen terme. 
  4. Rudolf Meidner, Employee Investment Funds. An Approach to Collective Capital Formation, Londres, Allen et Unwin, 1978, p. 111. 
  5. Mark Blyth, Great Transformations. Economic Ideas and Institutional Change in the Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 209. 
  6. Jonas Pontusson, The Limits of Social Democracy. Investment Politics in Sweden, IthacaCornell University Press, 1992, p. 229. 
  7. Erik Olin Wright, Envisioning Real Utopias, New York, Verso, 2010, p. 163. 
  8. Peter Gowan et Mio Tastas Viktorsson, « Revisiting the Meidner Plan », Jacobin, 22 août 2017. 
  9. Michael McCarthy, « A democratic socialism isn’t social democracy », Jacobin, 7 août 2018. 
  10. Peter Swenson, Fair Shares. Unions, Pay, and Politics in Sweden and West Germany, Ithaca, Cornell University Press, 1989. 
  11. À l’origine formation eurocommuniste, ce parti marginal est présent dans certains syndicats à Stockholm et dans les villes minières du Nord. 
  12. Vänsterpartiet Kommunisterna, Lilla Fakta-serien. Material om löntagarfonder, Lunds Universitetsbibliotek, 1975, p. 8. Les Wallenberg sont la famille industrielle la plus riche de Suède. 
  13. Meidner, op. cit., p. 90. 
  14. Adam Przeworski, Capitalism and Social Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. 
  15. Du nom de Bruno Gleitze, économiste en chef de la Confédération des syndicats allemands (DGB). 
  16. Ian Macdonald et Mathieu Dupuis, « Limites et obligations de l’intervention syndicale dans le domaine de la finance », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 19, 2018. 
  17. Robin Blackburn, Banking on Death. Or Investing in Life. The History and Future of Pensions, New York, Verso, 2002. 
  18. Kevin Skerrett, « Pension funds, privatization, and the limits to “Workers Capital” », Studies in Political Economy, vol. 99, n° 1, 2018, p. 20-41. 
  19. Anna Hedborg et Per-Olof Edin, Det nya uppdraget, Stockholm, Tiden, 1980. 
  20. Shadow Chancellor, John McDonnell’s Speech, Trades Union Congress (TUC), Manchester (GB), 2018, <https://www.tuc.org.uk/speeches/shadow-chancellor-john-mcdonnells-speech-tuc-congress-2018>. 

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut