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SOURCE : Révolution permanente
Le texte qui suit est une retranscription d’une intervention d’ouverture des débats d’Emilio Albamonte, membre de la direction du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) d’Argentine, prononcée à l’occasion de la Conférence nationale qui s’est tenue du 11 au 13 décembre 2020. Il aborde un certain nombre de fondements théoriques et historiques pour comprendre la situation internationale. Parmi eux, notamment, une actualisation de la définition de l’époque de crises, guerres et révolutions, mais également des éléments de réflexion à propos du concept d’ « équilibre capitaliste ». Le texte, enfin, débat avec certaines des réponses qui sont formulées face à la crise et esquisse des perspectives stratégiques pour les militantes et les militants révolutionnaires.
Débat stratégique
L’actualité de la période de crises, guerres et révolutions
Le texte qui suit est une retranscription d’une intervention d’ouverture des débats d’Emilio Albamonte, membre de la direction du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) d’Argentine, prononcée à l’occasion de la Conférence nationale qui s’est tenue du 11 au 13 décembre 2020. Il aborde un certain nombre de fondements théoriques et historiques pour comprendre la situation internationale. Parmi eux, notamment, une actualisation de la définition de l’époque de crises, guerres et révolutions, mais également des éléments de réflexion à propos du concept d’ « équilibre capitaliste ». Le texte, enfin, débat avec certaines des réponses qui sont formulées face à la crise et esquisse des perspectives stratégiques pour les militantes et les militants révolutionnaires.
Je souhaiterais aborder trois questions pour ouvrir les débats de la conférence. La première a trait à la situation mondiale actuelle et à la pertinence de la méthode marxiste pour l’analyser. Je m’intéresserai aux problèmes les plus stratégiques et aux tendances les plus structurelles – le document présenté par Claudia Cinatti aborde, lui, les problèmes politiques et actualise nos définitions sur la conjoncture actuelle.
La seconde question consistera à étudier certaines des analyses qui sont avancées face à cette situation. Nous allons nous intéresser à divers courants avec lesquels nous discutons d’un point de vue théorique, présents dans le monde universitaire, généralement petits-bourgeois et antisocialistes – les courants socialistes et marxistes révolutionnaires y étant, aujourd’hui, absents ou très marginaux. L’enjeu pour nous est d’abord de comprendre ce qu’ils avancent, d’aborder leurs lectures à partir de la théorie marxiste et, enfin, de discuter de leur programme, si tant est qu’ils développent un programme politique, car tous ne le font pas explicitement. Parmi ces courants que nous allons analyser aujourd’hui on trouve les courants dits post-capitalistes, sur lesquels la camarade Paula Bach travaille en ce moment. [Il est possible de retrouver un chapitre de son livre sur le sujet dans sa version originale dansIdeas de Izquierda.]]
Enfin, j’évoquerai la situation du prolétariat et les coordonnées dans lesquelles nous nous trouvons, en termes généraux, par-delà la conjoncture politique, d’un point de vue historique. J’essaierai de montrer pourquoi de notre point de vue la révolution prolétarienne est, malgré les énormes difficultés auxquelles elle doit faire face, la seule issue réaliste face à la crise du capitalisme. Je ne parle pas de la crise actuelle en particulier, mais des crises récurrentes que le capitalisme a connues et qui pourraient à nouveau le secouer à moyen et long termes. Il s’agit de comprendre pourquoi la révolution prolétarienne peut incarner une réponse aux tendances sous-jacentes du capitalisme auxquelles les courants réformistes de différents types ne peuvent offrir une solution. Ces crises peuvent se résorber de façon temporaire, comme l’ont été de nombreuses crises capitalistes, mais nous devons analyser la situation internationale d’un point de vue marxiste, comme le faisait Léon Trotsky, à qui je vais me référer d’un point de vue méthodologique.
L’étape actuelle et les réponses à la crise
Au début de ce siècle, le marxiste britannique Perry Anderson a déclaré que le néolibéralisme, avec sa politique de libre-échange et de globalisation, était l’idéologie la plus aboutie de l’histoire mondiale. Du point de vue des théories politiques et économiques, d’un certain « sens commun » que le néolibéralisme a su imposer dans les faits depuis longtemps, Anderson semblait bien avoir raison. A l’époque, tout le monde pensait en termes de néolibéralisme, tant par rapport aux perspectives individuelles que vis-à-vis des perspectives et des limites que le gouvernement d’un pays pouvait prendre en compte au niveau de l’économie, de la politique et des questions sociales.
Aujourd’hui, après la crise de 2008, tout ceci a changé. Pour les plus jeunes d’entre nous, cette crise a représenté une crise majeure du système et a contribué à le discréditer fortement. Tout d’abord, plusieurs établissements de crédit ont fait faillite, menaçant d’en entraîner d’autres à leur suite, dans un « effet domino ». La crise était liée aux compagnies d’assurance et aux établissements financiers. Sous la direction de Barack Obama (principal soutien du dernier président élu des États-Unis Joe Biden), les banques et les entreprises ont été sauvées par l’investissement de centaines de milliards de dollars dans le monde. Parallèlement, on disait à des dizaines de millions de personnes qui avaient travaillé pendant des années pour acheter une maison qu’ils la perdraient s’ils n’étaient pas en capacité de rembourser leurs crédits. C’est bien ce qui a eu lieu, et c’est ainsi que le capitalisme a résolu la crise. Par la suite, l’économie s’est plus ou moins redressée mais n’a jamais retrouvé ses niveaux d’avant la crise. Cela s’est vu par bien des aspects. Même avant la pandémie la croissance de la productivité du travail et le taux de profit, par exemple, diminuaient dans le monde entier. Dans un entretien qu’il nous a récemment accordé, le marxiste britannique Michael Roberts analyse comment, avant même le début de la pandémie, les perspectives de reprise post-2008 s’amenuisaient, après que les pays impérialistes centraux ont été durement touchés par cette crise et que, dans un second temps, la Chine réussisse pratiquement à décrocher de la tendance générale à la contraction, permettant que la situation ne vire pas à la catastrophe généralisée. C’est cet élément, auquel il faut rajouter les plans massifs de sauvetage, qui ont permis d’éviter un scénario type années 1930 lorsque, à titre de comparaison, ce sont plus de 8 000 banques qui ont fait faillite dans le monde en l’espace de quelques années.
En 2008 les gouvernements ont donc sauvé les banques et ont réussi à éviter ce scénario, laissant place à une crise rampante. Cette situation s’est par la suite aggravée avec la pandémie et l’arrêt de l’économie, avec des conséquences non seulement sur un plan économique mais aussi social et politique, et, pour finir, sur le terrain de la lutte des classes, comme nous allons le voir. C’est ainsi qu’est véritablement entré en crise le néolibéralisme, cette idéologie si « fructueuse » décrite par Anderson et qui avait su marquer l’ensemble, ou presque, de l’éventail politique, de la droite au centre-gauche.
Parallèlement au discrédit de cette idéologie et de l’idée-même de mondialisation, on a assisté à l’apparition de phénomènes comme, par exemple, l’élection de Donald Trump à la présidence étasunienne. Son discours, à l’époque, se centrait sur le fait que les destructions d’emplois au cours de la crise étaient le sous-produit du libre-échange international et des accords de mondialisation, et promettait de les recréer. C’est comme ça qu’il a remporté les voix des ouvriers au chômage du Midwest américain. Il s’agissait d’un phénomène en gestation en Europe et ailleurs : le “populisme de droite”, c’est-à-dire un projet qui cherchait à défendre d’un côté la prédominance perdue de l’État-nation et de l’autre le contrôle par lesdits États-nations des institutions internationales et des entreprises transnationales. Trump n’a finalement gouverné que pendant un seul mandat. Biden a gagné parce que, en sus de l’aggravation de la situation aux États-Unis en raison de la pandémie, cette promesse n’a pas été tenue et qu’elle ne pouvait pas l’être. Ce panorama est l’expression des faiblesses des deux courants qui existent aujourd’hui au sein du néolibéralisme à l’échelle internationale : d’un côté, le « populisme de droite », qui ne sort pas réellement du cadre néolibéral mais négocie en son sein et, de l’autre, le néolibéralisme plus traditionnel qui s’exprime au travers du Parti démocrate aux États-Unis, du macronisme en France, de Merkel en Allemagne, et jusqu’en Chine, et au sein duquel on retrouve certains des défenseurs des thèses néolibérales à des degrés divers.
Le discrédit du néolibéralisme et dans une certaine mesure du capitalisme lui-même est profond. C’est la conséquence des énormes inégalités créées par l’offensive néolibérale qui n’a jamais été qu’une réaction mondiale contre le monde du travail, son niveau salarial et sa position sociale. La crise actuelle, avec le facteur coronavirus, a encore aggravé la situation. Pour l’année en cours, le FMI prédit que la production de richesses au niveau mondial va chuter de 4,4%, ce qui est énorme. Cela n’exclut pas qu’il ne puisse y avoir de rebond en 2021. Mais dans des pays comme l’Argentine par exemple, dont le PIB va se contracter de 10 à 12 points, il faudra plusieurs années pour retrouver le niveau d’avant la crise. En d’autres termes, nous sommes confrontés à une catastrophe pour de larges secteurs du monde du travail et des classes populaires et il faut partir de là pour comprendre le moment charnière dans lequel se trouve le capitalisme mondial.
Le problème fondamental du capitalisme aujourd’hui c’est qu’il s’est montré incapable de créer de nouveaux moteurs d’accumulation du capital. Après que les bureaucraties des anciens États ouvriers bureaucratiques sont devenues des vecteurs de restauration du capitalisme, le capital a trouvé un nouvel « espace vierge » où accumuler. C’est la restauration capitaliste en Chine qui lui a permis pendant des années de disposer d’une main-d’œuvre bon marché, faisant baisser les salaires à échelle mondiale. Maintenant, cette contre-tendance montre ses limites non seulement parce que les salaires augmentent en Chine mais parce que la Chine est en concurrence avec les États-Unis, avec l’Allemagne, avec les grandes puissances. De pays pauvre, réceptacle pour l’accumulation de capital des puissances impérialistes, la Chine est devenue une nation qui dispute à d’autres pays les opportunités d’accumulation de capital sur l’échiquier international. D’où les guerres douanières et commerciales auxquelles nous assistons.
En dernière instance le capitalisme a réussi à imposer cette idéologie victorieuse évoquée par Perry Anderson et qui s’est transformée en nouveau sens commun pour de larges secteurs de la population. C’est le fruit, d’une part, d’une offensive en règle menée par le capital et de la défaite du prolétariat occidental. C’est également, d’autre part, la conséquence du démantèlement des conquêtes accumulées et incarnées par ce que nous connaissons, dans notre lexique, comme des États ouvriers dégénérés et déformés, après qu’ils ont été transformés en nouveaux territoires d’accumulation du capital, ce qui était impossible depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En d’autres termes, le capitalisme a gagné un nouveau souffle à ce moment-là et c’est cette même séquence qui touche à sa fin. La crise de 2008 a montré cette limite que l’on peut, aujourd’hui encore, observer différemment.
La méthode de Trotsky
Pour analyser la situation, tout en nous délimitant des réformistes de toutes sortes, voyons comment Trotsky posait la question de la situation internationale : non comme une addition de facteurs, mais comme une structure dans laquelle la totalité dépasse la somme des parties. Cela implique d’intégrer à notre analyse l’état de l’économie mondiale, de la géopolitique et de la lutte des classes. Non comme simple addition, mais en ayant toujours à l’esprit que la lutte des classes est l’élément décisif.
Trotsky conseillait d’analyser la situation internationale en partant de l’économie, c’est-à-dire en observant ce qu’étaient les rapports entre l’économie et la politique. Par exemple, nous soulignons que le capital a un problème d’accumulation, dont la financiarisation de l’économie est le symptôme. Mais en plus du problème économique il y a là un problème politique, parce que sur cette base surgissent les disputes entre Etats, comme celle à laquelle nous assistons entre les États-Unis et la Chine. Pour Trotsky, ces tensions géopolitiques sont un élément-clé parce qu’il faut analyser non seulement les grandes entreprises, mais aussi les Etats sur lesquels elles se fondent, ainsi que les affrontements géopolitiques créés par l’économie.
L’économie rencontre donc des difficultés afin de valoriser le capital [1] et cela s’exprime dans les tensions géopolitiques entre Etats. De là, Trump et son discours permanent contre la Chine qui, par-delà les formes et les différents choix tactiques, poursuit la politique de concurrence stratégique avec la Chine déjà développée sous la présidence d’Obama avec ce qu’on appelait alors le « pivot vers l’Asie » visant à contenir la Chine. La ligne d’Obama était de se préparer et de créer une sorte de blocus, parfois visible et parfois non, depuis le Sud avec l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud et jusqu’à l’Australie. De son côté la Chine, qui peut rencontrer tôt ou tard des complications stratégiques dans sa mer méridionale, y crée des ilots artificiels militarisés afin de faire face à d’éventuelles poussées bellicistes qui la menaceraient.
Ces tensions géopolitiques ne prennent pas nécessairement d’emblée la forme d’affrontements militaires mais peuvent s’exprimer, disait Trotsky, à travers des « guerres des tarifs douaniers ». C’est par exemple la méthode employée par Trump contre les marchandises chinoises produites à bas prix : celles-ci ne pouvaient entrer sur le territoire nord-américain que si la Chine s’engageait à acheter, pour un montant annuel de 200 milliards de dollars, différentes marchandises produites aux États-Unis. Ces tensions géopolitiques constituent souvent le point de départ de véritables guerres, non seulement entre grandes puissances mais opposant aussi des puissances régionales ou de moindre importance. Le texte de Claudia Cinatti développe ainsi le rôle que jouent des puissances intermédiaires telles que la Turquie, un pays membre de l’OTAN et qui, du fait des conflits au Moyen-Orient et du retrait nord-américain, s’est transformé en une puissance régionale. Lors de la guerre qui, dans un territoire qui faisait partie de l’Union Soviétique, a opposé récemment l’Azerbaïdjan et l’Arménie, la Turquie a joué un rôle-clé pour faire pencher le rapport des forces. Des guerres telles que celle-ci peuvent ouvrir des situations aux conséquences souvent imprévisibles.
Trotsky a synthétisé cette méthode afin d’analyser la situation mondiale dans les années 1920. L’expansion globale du capitalisme et les débuts de l’époque impérialiste ont aiguisé la contradiction entre d’une part des forces productives toujours plus internationalisées, avec leurs grandes entreprises, et d’autre part l’Etat-nation en tant qu’espace où les rapports de production sont articulés.
Par exemple, une entreprise telle qu’Amazon a 1,2 million d’employés dans le monde. Ces multinationales doivent se disputer la domination sur le marché mondial et imposer leur politique à leurs Etats, auxquels il arrive souvent qu’elles s’opposent. Elles se sont opposées à Trump parce qu’elles estimaient que sa politique commerciale les gênaient, mais elles sont favorables à un plan – que ce soit avec les Républicains ou avec les Démocrates – qui fasse obstacle au développement et à l’expansion par la Chine de technologies de pointe telles que la 5G, qui empêche cette dernière de se déployer en tant que grande puissance et de développer ses traits les plus impérialistes. De tels phénomènes entraînent une concurrence accrue pour de grandes multinationales comme Google, Facebook et d’autres, auxquelles la Chine interdit ou contrôle l’accès à son territoire.
Il s’agit d’une lutte internationale dont l’enjeu est de savoir quels monopoles et, dans ce cadre, quels Etats vont s’assurer la prépondérance. Dans le même temps il y a une contradiction économique interne dans le fait que de grandes entreprises d’un pays prennent le pas, dans certains cas, sur leur propre Etat. Ces entreprises exigent de leur Etat qu’il diminue leurs impôts mais ne rapatrient pas les profits considérables qu’elles réalisent à l’étranger où elles emploient des centaines de milliers de salariés. Cette situation crée un problème pour les Etats capitalistes, confrontés à la nécessité d’orienter leur pays dans des conditions d’hégémonie faible, de façon à garantir des conditions minimales afin d’éviter l’éclatement de révoltes et, en perspective, de révolutions.
Trotsky disait donc qu’il fallait analyser la base économique, la façon dont les tensions géopolitiques – douanières, commerciales, etc. – s’exprimaient à chaque moment et pouvaient menacer de déboucher sur un affrontement armé, ainsi que la lutte des classes. Il ne pouvait y avoir d’analyse marxiste qui ne prenne en compte ces trois éléments. Dans le même cadre, Trotsky développait le concept d’« équilibre capitaliste » pour contrecarrer l’idée mécaniste selon laquelle le capitalisme se trouverait en permanence dans une crise mondiale qui ne cesserait de s’approfondir. En 1921, il le définit de la façon suivante : « L’équilibre capitaliste est un phénomène très complexe ; le régime capitaliste construit cet équilibre, le rompt, le reconstruit et le rompt de nouveau en élargissant en même temps les cadres de sa domination. Dans le domaine économique, les crises et les recrudescences d’activités constituent les ruptures et les rétablissements de l’équilibre. Dans le domaine des relations entre les classes, la rupture d’équilibre consiste en grèves, en lock-outs, en lutte révolutionnaire. Dans le domaine des relations entre Etats, la rupture d’équilibre, c’est la guerre tout court, ou bien, sous une forme affaiblie, la guerre des tarifs douaniers, la guerre économique ou le blocus. Le capitalisme a ainsi un équilibre instable qui, à tour de rôle, se rompt et se rétablit. Mais en même temps, cet équilibre possède une plus grande force de résistance, dont nous avons la meilleure preuve dans ce fait que le monde capitaliste ne s’est pas encore écroulé. [2] »
Si l’on ne prend pas en compte ces trois éléments, il n’y a pas d’analyses marxistes mais des analyses décousues qui ne peuvent permettre d’anticiper. Trotsky disait que diriger c’est prévoir, mais cela ne signifie pas être devin, il s’agit bien plutôt d’être capable d’observer les tendances les plus fondamentales. Y a-t-il des tendances à la stabilisation de l’équilibre capitaliste dans le monde ? C’est alors un certain type de situation. Des tendances à la rupture de cet équilibre ? Ce sera une autre situation. Qu’est-ce qui peut rompre l’équilibre – de l’économie, des rapports interétatiques, de la lutte des classes, de ces trois éléments ? Analyser ces questions en termes généraux nous sort des débats conjoncturels. C’est un outil qui nous permet d’analyser ce qui se passe dans le monde et de comprendre ses problèmes et ses tensions. Nous sommes nombreux à utiliser cette méthode mais nous devons l’expliquer aux nouvelles couches de militants qui commencent à participer avec nous à la lutte des classes.
Le caractère déterminant des résultats de la lutte des classes
Que voulons-nous dire avec la nécessité de saisir dialectiquement ces contradictions dans la lutte des classes, l’économie et les luttes interétatiques, afin de ne pas tomber dans des visions simplistes qui nous empêchent de comprendre la réalité ? Par exemple, le parti dont nous sommes issus, le Mouvement vers le Socialisme (MAS) peignait en noir la carte de la situation mondiale entre les années 1920 et 1940 : défaite chinoise, défaite espagnole, le fascisme en Allemagne, etc. Et à partir de 1945, il voyait la carte en rouge : expropriation de la bourgeoisie en Chine, en Yougoslavie, en Hongrie, etc. Mais y avait-il vraiment une carte en noir entre les années 20 et 40, et une carte en rouge dans l’après-guerre ? Voyons cela.
Les années 1920 et 1930 ont effectivement vu d’immenses luttes révolutionnaires et d’immenses défaites. En 1925-27, il y a eu la révolution en Chine, dans laquelle les ouvriers et les paysans se sont rendus dans le Nord pour liquider les seigneurs féodaux, en suivant le général bourgeois Tchang Kaï-chek. Une fois les « seigneurs de la guerre » liquidés, le Parti communiste, qui avait accompagné Tchang Kaï-chek sans discussion, ne lui était plus utile. Tchang Kaï-chek a alors fusillé des milliers d’ouvriers d’avant-garde et le gouvernement bourgeois s’est retrouvé à la tête d’une partie du nord de la Chine. Dans son roman La Condition humaine, Malraux relate la façon dont ils étaient précipités dans les chaudières des locomotives. Autrement dit, il y a eu une grande lutte et une grande défaite.
En 1931 commençait la Révolution espagnole : chute du gouvernement de la monarchie des Bourbons, victoire des républicains aux élections. Les anarchistes formaient un grand mouvement organisant des secteurs de masse. Un processus révolutionnaire commence alors, qui mène en 1934 à une insurrection dans les Asturies, dans le nord de l’Espagne. Le gouvernement de la République, qui était de droite, tue des milliers et emprisonne des dizaines de milliers de militants, ce qui provoque une réaction aboutissant à la victoire d’un gouvernement de collaboration de classes, connu sous le nom de Front populaire.
C’est alors que se développe une guerre civile, après le soulèvement des forces du général Franco qui veulent renverser le gouvernement de la République. Les anarchistes, les communistes – qui étaient peu nombreux – et les socialistes, dans les villes où ils étaient le plus forts, dont Barcelone et Madrid, vont affronter l’armée avec des couteaux et des pistolets, et sortent victorieux dans de nombreux endroits. C’est un immense combat révolutionnaire. Mais au lieu d’aller jusqu’au bout et de prendre le pouvoir pour les travailleurs, le stalinisme a soutenu le gouvernement de la République, qui emboitait le pas de la bourgeoisie, ce qui a mené à la victoire de Franco sur la classe ouvrière espagnole. Une révolution ayant duré quatre ou cinq ans et une guerre civile de trois années se sont ainsi conclues par une grande défaite.
Ce ne sont que quelques exemples, sans même parler de l’ascension du fascisme. Il y avait déjà eu en Allemagne des défaites du mouvement révolutionnaire, en 1919, 1921 et 1923, et après la crise des années 1930 les fascistes étaient devenus puissants. La ligne du stalinisme en Allemagne n’était pas de lutter pour l’unité des ouvriers social-démocrates et communistes afin de combattre en commun le danger fasciste qui prétendait détruire les syndicats, les clubs ouvriers, les coopératives, etc., c’est-à-dire réduire la classe ouvrière à une masse amorphe dans l’impossibilité de se défendre ; au contraire, le stalinisme soutenait que les social-démocrates étaient des ennemis au même titre que les fascistes, et ceci permit à Hitler de vaincre.
Non seulement cela, mais la victoire du nazisme a ouvert la voie à une boucherie beaucoup plus grave avec la Seconde Guerre mondiale, la première guerre véritablement planétaire, où l’on a combattu depuis l’URSS, la Chine, le Japon, l’Europe et jusqu’au Brésil, qui y a participé avec 20 000 hommes débarqués sur les côtes de Sicile. Les États-Unis ont organisé toutes leurs capacités productives en fonction de la guerre, afin de l’emporter sur les impérialistes allemands, japonais et italiens qui défiaient l’ordre mondial.
Nous voyons ainsi une carte des années allant de 1920 à 1940, marquée par de grands processus révolutionnaires et de grandes défaites provoquées par les directions du mouvement de masse, le tout couronné par une guerre mondiale. Nous ne pouvons cependant pas analyser que cela et nous contenter de peindre la carte en noir. La première question que nous devrions nous poser est pourquoi, dans un tel panorama, le monde entier n’a pas été réduit en esclavage après la guerre mondiale. Cela ne s’est pas produit parce qu’avait surgi l’Union Soviétique ; celle-ci avait reculé dans ses conquêtes mais les États-Unis, pour l’emporter sur leurs ennemis impérialistes, avaient besoin de soutenir tactiquement l’URSS. Ils ont alors modifié toute leur production et commencé à produire des armements. Leur production d’avions, qui était de 3000 par an en 1939, s’est élevée à 300 000 sur cinq ans. Ces avions étaient envoyés sur les fronts où combattaient les alliés anglais et français – la France étant envahie –, ainsi qu’à l’Union Soviétique parce que « l’ennemi de mon ennemi finit par être mon ami », au moins pour un temps.
Les États-Unis ont donc fini par soutenir l’Union Soviétique et la guerre s’est terminée dans des conditions où l’URSS a subsisté – malgré la catastrophe imputable à Staline, qui n’avait pas préparé, et au contraire boycotté, la défense contre l’invasion nazie, ce qui a coûté 20 millions de morts – et finalement occupé l’Europe de l’Est et une partie de l’Allemagne. Cependant, non seulement l’Union Soviétique s’est maintenue mais à ses côtés la Chine, dont la domination par l’impérialisme avait été une des raisons de la guerre mondiale, a finalement vu sa révolution triompher. Les paysans, qui avaient connu pendant la guerre de terribles famines, se sont soulevés puis ont soutenu la ligne de Mao Zedong. Ils ont réalisé la réforme agraire dans un processus où ils ont tué non seulement les seigneurs de la guerre, les grands propriétaires terriens, mais aussi les usuriers dont les livres de compte consignaient leurs dettes. Une vague imparable porta Mao Zedong au pouvoir. Mao ne le voulait pas, il préférait un gouvernement de coalition avec Tchang Kaï-chek, mais les masses le poussèrent à prendre le pouvoir.
Pour comprendre tous ces événements, il est nécessaire d’intégrer dialectiquement l’ensemble des contradictions qui traversaient la situation mondiale. Si on n’analyse que l’économie ou les conflits interétatiques, sans considérer le rôle central de la lutte des classes, on ne pourra pas comprendre les victoires qui se transforment en défaites – comme avec les grandes révolutions des années 1920 et 1930, du fait des problèmes de direction de la classe des travailleurs –, ni d’épouvantables défaites qui, sous l’action des masses, et du fait des souffrances occasionnées par une guerre, se transforment en d’immenses révolutions. C’est pourquoi Lénine a prononcé la phrase fameuse disant que les situations révolutionnaires – en général, sans parler des situations de guerre – surgissent lorsque les souffrances dépassent leur niveau habituel ; cela transforme la subjectivité des masses, qui passent à l’action. Celles-ci poussent parfois la bureaucratie à réaliser des tâches dont elles ne voulaient pas, et parfois réussissent à les dépasser comme dans la Révolution russe où les masses ont porté les bolcheviks au pouvoir.
Si donc nous abordons la situation mondiale en intégrant l’économie, la géopolitique et la lutte des classes, nous constatons entre 1920 et 1940 : au plan économique, la crise des années 1930 ; quant à la géopolitique, l’Allemagne – détruite après la Première Guerre mondiale – qui défie l’ordre mondial – comme également le Japon et l’Italie –, avec des tensions qui mènent à la guerre. C’est-à-dire des problèmes économiques et des problèmes géopolitiques. Et le mouvement ouvrier, apparemment défait, qui sort de la guerre avec des résultats beaucoup plus contradictoires. L’URSS s’est non seulement maintenue mais a avancé vers les Balkans et l’Europe de l’Est, jusqu’à occuper la moitié de l’Allemagne capitaliste, un résultat inattendu par tout le monde. Les États-Unis ont donc obtenu une grande victoire, mais avec la contradiction qu’à l’issue d’une guerre qui avait été menée pour gagner davantage de marges pour la valorisation du capital, les économies planifiées, quoique bureaucratiques, avaient exproprié les capitalistes, les Etats ouvriers déformés et dégénérés ayant soustrait un tiers de l’humanité à la valorisation du capital.
Ceci dit, faut-il en conclure que la carte se teint toujours plus de rouge ? Si on considère la situation mondiale du point de vue de la géopolitique, de la concurrence interétatique entre deux systèmes, alors la « carte rouge » est une réalité. Il reste que dans ces pays, on ne pouvait pas développer le socialisme « dans un seul pays » à partir de variantes staliniennes nationales parce qu’en dernière instance, cela s’opposait à la perspective consistant à unir les forces productives à l’échelle internationale pour permettre de diminuer radicalement le temps de travail et avancer vers une société de producteurs librement associés, comme le disait Marx.
Toutes ces idéologies de collaboration de classes qui infectent non seulement le réformisme, mais aussi le sens commun de partis qui se disent communistes, vont totalement contre le fait de peindre la carte en rouge. Parce que celle-ci était remplie d’Etats qui se disaient socialistes – y compris des Etats africains se disant socialistes nationaux – mais qui, du point de vue de la lutte des classes, préparaient la catastrophe qu’a constitué le néolibéralisme, quand toutes les bureaucraties dirigeant ces Etats se sont appropriés les biens publics et transformées en oligarchies qui écrasent le peuple travailleur. Par exemple, la restauration du capitalisme en Russie a fait chuter de dix ans l’espérance de vie des travailleurs, une opération contre-révolutionnaire que ne réussissent en général que les guerres. Dans ce cas, on y est parvenu sans aucune guerre, uniquement par la trahison de la bureaucratie qui dirigeait l’URSS.
Si nous n’intégrons pas à l’analyse les différentes dimensions et le rôle déterminant de la lutte des classes, nous ne pouvons pas comprendre ce qui s’est passé. Trotsky pensait y compris que dans le feu de la Seconde Guerre mondiale Staline pouvait être renversé, après tous les désastres qu’il avait commis par rapport à la préparation de la guerre elle-même. Il n’a pas été renversé, est sorti victorieux et a élargi le prestige de cette économie planifiée – bureaucratiquement déformée –, l’Union Soviétique a connu une croissance soutenue. Alliée à la Chine, elle a commencé à croître et à représenter un défi pour l’ordre mondial.
Celui qui n’aurait pas analysé la lutte des classes n’aurait pas vu non plus, par exemple, que le Parti communiste français qui au début, parce qu’il voulait freiner la guerre contre l’Union Soviétique, refusait de résister aux nazis, une fois que ceux-ci se sont tournés contre l’URSS, a lancé ce qu’on appelle les maquis, une résistance qui devient de masse dans les années 1943-44, formée d’ouvriers qui s’organisent en cellules clandestines pour lutter contre les nazis. Celui qui ne voit pas la lutte des classes, ses implications et en dernière instance son rôle décisif, ne peut pas comprendre comment, après vingt années de défaites épouvantables et la plus grande boucherie de l’histoire de l’humanité, il résulte de la lutte des classes que les paysans et les travailleurs chinois profitent de la situation pour prendre le pouvoir et entrer à Pékin en janvier 1949, tandis que l’URSS parvient à étendre son territoire en occupant tout l’Est de l’Europe. Mais en même temps le stalinisme, grâce au prestige que l’URSS avait gagné après que l’Armée rouge eut défait les nazis, gagne en occident une influence de masse, avec d’immenses partis communistes qui ont joué un rôle-clé afin de dévier ou défaire les très grands processus révolutionnaires qui ont touché la France, l’Italie et la Grèce à la sortie de la guerre.
Alors, le prolétariat est-il sorti vainqueur ou défait de la guerre mondiale ? Dans la mesure où il n’a pas été battu, le prolétariat a clairement obtenu un résultat : il aurait pu être complètement écrasé. Il y a une victoire dans le fait que les institutions que le mouvement ouvrier avait créées au travers des révolutions, y compris déformées, se soient maintenues. Mais la classe ouvrière a-t-elle été victorieuse ou défaite ? La réponse est que la résolution de cette question a été remise à plus tard. Ce qui en est sorti est ce que l’on a appelé « l’ordre de Yalta ». Dans la ville de Yalta, l’impérialiste Churchill, l’impérialiste Roosevelt et le « leader du prolétariat » mondial Staline se sont mis d’accord pour diviser le monde en zones d’influence et ne pas aller vers une nouvelle guerre, pour se livrer une concurrence pacifique – ce que les staliniens ont appelé la « coexistence pacifique » avec l’impérialisme. De leur côté, les partis communistes en occident se développaient grâce au prestige de l’Union Soviétique et s’attelaient à mettre un frein aux processus révolutionnaires.
La signification historique de l’offensive néo-libérale
Avec la fin de la guerre mondiale, les américains et, surtout, Winston Churchill, mettent en œuvre la politique de « contention » (containment). Il s’agit alors de mener une « guerre froide » et de délégitimer le système communiste. L’impérialisme doit alors encore lutter pour définir les marges de l’ordre de Yalta, avec des guerres partielles comme la guerre de Corée, la guerre du Vietnam, etc… visant à assurer le maintien de l’ordre mondial. Pendant 40 ans, la possibilité d’une guerre nucléaire entre les États-Unis et l’Union Soviétique est envisagée – la « guerre froide » pouvant se transformer en guerre « chaude ». En 1962, avec la crise des missiles de Cuba, le monde a ainsi été au bord d’une guerre nucléaire. Comme nous le disions, un tiers de l’humanité était sorti de l’espace de valorisation du capital. Aussi, les États-Unis se proposèrent de reconstruire les puissances vaincues comme l’Allemagne et le Japon qui plus tard, dès les années 1970, commencèrent à entrer en concurrence avec les États-Unis, créant ainsi les bases des crises récurrentes que nous connaissons.
Vers 1973-1974, le capitalisme commence à entrer dans une importante crise économique, qui se généralise autour de ce que l’on a appelé la crise du pétrole. Les pays arabes – y compris certains alliés des États-Unis – décident d’arrêter de leur vendre leur pétrole. Il existe beaucoup de théories sur les motifs qui les ont animés, ce qui est sûr c’est que cette situation a généré une crise de l’énergie qui s’est renchérie, provoquant une crise généralisée du capitalisme mondial.
Parallèlement, on voit la fin d’un cycle ascendant de la lutte des classes qui avait commencé dans les années 1960, inauguré en Amérique Latine par la révolution cubaine de 1959, et dans lequel le guévarisme a eu une influence importante. Dans les Etats européens, où la classe ouvrière avait un poids plus grand, d’immenses mobilisations ouvrières vont avoir lieu comme le Mai 1968 français, ou les grèves en Italie entre 1968 et 1973, où le prolétariat s’est organisé sous la direction, en grande partie, de ceux que l’on a appelé les « ouvriéristes » – opéraïstes en italien. En effet, le Parti Communiste italien considérait, comme toutes les bureaucraties, que les ouvriers venus du Sud étaient des ouvriers de seconde zone par rapport à ceux du Nord, plus privilégiés. Aussi, les opéraïstes, en luttant pour que les ouvriers du Sud gagnent le même salaire que ceux du Nord ont mené d’immenses actions. Le capitalisme réussit à défaire cette offensive parce que la direction du Parti communiste, qui recueillait des millions de voix à la sortie de la guerre et dirigeait de nombreux syndicats, avait voté la politique du « compromis historique » avec le Parti socialiste et le Parti de la démocratie chrétienne, espérant ainsi entrer au gouvernement. À cette époque, les partis communistes étaient considérés par les régimes occidentaux comme des agents de l’URSS. Face à ceci se sont développées des stratégies militaristes qui ont cherché à constituer un ennemi plus facilement identifiable afin de vaincre la montée ouvrière des années 1970. En Amérique Latine, les défaites de cette période se sont imposées au travers des Pinochet et Videla, des dictatures qui ont tué des dizaines de milliers de personnes et sur la base desquelles le néolibéralisme a été érigé. Aux masses qui avaient voulu le socialisme par une voie pacifique, comme au Chili, ces dictateurs ont répondu par le terrorisme d’Etat, des attaques contre les conditions de vie des travailleurs, etc… Elles ont réussi à mettre fin à d’importants processus de lutte de classe, moins par manque de disposition à la lutte du côté des ouvriers que du fait de la politique menée par les partis qui avaient émergé. Nous reviendrons plus tard sur ce problème du réformisme.
Qu’a appris l’impérialisme de l’après-Seconde Guerre mondiale dans le cadre duquel il a perdu de larges zones d’accumulation du capital ? Il a appris que le mieux à faire, en plus de la lutte militaire et économique, est d’acheter les leaders de la classe ennemie – une question qui avait déjà été discuté par le marxisme, avec des concepts comme celui de « transformisme », élaboré par Gramsci. La cooptation et la corruption des dirigeants ouvriers se généralise donc après la deuxième guerre mondiale. Les grands PC, les socialistes, les nationalistes bourgeois comme les péronistes en Argentine développent des organisations contrôlées qui vont contribuer à diviser la classe ouvrière. Quoi de mieux pour la bourgeoisie que le fait que les travailleurs voient dans celui « d’en bas » un ennemi, et s’identifie à celui qui est au-dessus de lui ! La démocratie bourgeoise fonctionne de cette manière en ce qui concerne les secteurs moyens, en permettant aux différentes organisations de la bureaucratie, des mouvements sociaux, de l’Eglise, etc… au travers de cette idéologie – que le néolibéralisme a étendu massivement – de diviser la classe ouvrière en mettant en concurrence ses différents secteurs.
L’« ordre de Yalta » a été marqué par le triomphe de l’Union Soviétique et de la révolution chinoise, avec un capitalisme limité dans son accumulation sur un tiers du globe. Cette situation commence à changer dans les années 1970. Avec la « crise du pétrole » une série de crises prend place et sont résolues par une réaction généralisée dans laquelle l’impérialisme se tourne vers les états ouvriers bureaucratisés en décidant de les acheter. Profitant de la crise générée par la bureaucratie qui minait les bases de l’Etat ouvrier déformé chinois, l’impérialisme a offert des investissements en échange de renouer avec ses déprédations. D’abord avec les « zones spéciales » ouvertes au capitalisme, puis avec la transformation de la Chine, par le Parti communiste, en « capitalisme d’Etat » sauvage. Des millions de travailleurs vivent dans des conditions de quasi-esclavage. Qui a réussi le « miracle » de transformer ces gens en esclaves ? Le Parti communiste chinois, qui avait réussi à résoudre le problème de la faim, en Chine, avec la victoire de la révolution, grâce à l’économie planifiée, par la répartition du temps de travail, permettant que toute la population dispose de son bol de riz et que les paysans ne meurent plus de faim. Il a utilisé ce prestige pour restaurer le capitalisme. Aujourd’hui, c’est en Chine qu’on trouve la plus grande quantité de multimillionnaires au monde, plus qu’aux États-Unis. Ce « succès » phénoménal n’est possible qu’au travers d’une bureaucratie comme celle du PC Chinois qui contrôle l’Etat.
C’est pour cette raison que nous avons beaucoup travaillé sur le rapport entre Trotsky et Gramsci – je renvoie aux écrits de Juan Dal Maso, bientôt disponibles en français, – et que nous discutons les mécanismes qui sont derrière ce « consensus ». Parfois, il semble que rien ne bouge, que rien ne se passe, que l’on fait face à des bureaucraties qui n’appellent à aucune action, qui sont prêtes à laisser faire les licenciements ou les baisses de salaires, etc. sans rien faire, que ces grandes bureaucraties parviennent à maintenir la « paix sociale »… mais, pour autant, le mécontentement croît souvent derrière les apparences. Le consensus n’est pas spontané, les gens ne disent pas « j’adore que l’on m’exploite ». Au contraire, la majorité des travailleurs refuse qu’on baisse leurs salaires, qu’on dégrade leurs conditions de travail. Mais les syndicats, comme en Argentine à l’époque ménémiste, obtiennent des fonds à travers la gestion des mutuelles de façon à entretenir une couche de bureaucrates tout en trahissant leurs membres et leur propre base sociale.
Le néolibéralisme a été une solution réactionnaire à ce rapport de forces indéfini, produit du résultat contradictoire de la Seconde Guerre mondiale, dont l’« ordre de Yalta » avait remis à plus tard la résolution. Le néolibéralisme s’est imposé par des dictatures en Amérique Latine, au Chili, en Bolivie, en Argentine, etc. qui ont été utilisés comme des « exemples ». Des grèves puissantes comme celle des mineurs anglais, les grèves italiennes, la grève des contrôleurs aériens aux États-Unis, paralysant l’économie nord-américaine sous le gouvernement de Reagan, ont été défaites. En écrasant ces processus de lutte des classes, en s’étendant en Chine, les capitalismes ont obtenu l’importante période de stabilité relative qu’on a appelé néolibéralisme, tout en imposant cette idéologie qui aurait été la « plus triomphante de l’histoire » comme disait Perry Anderson. C’est ce consensus qui s’est épuisé en 2008.
Toute la période néolibérale a été marquée par des crises récurrentes d’ampleur, comme la crise économique mexicaine en 1994, la crise asiatique en 1997, le défaut de paiement russe en 1998. Ensuite, on a eu la bulle internet qui a fini par exploser lors d’une nouvelle crise en 2001-2002. Elle a été suivie par la « bulle immobilière » et l’expansion sans précédents des actifs financiers, qui ont été à l’origine de l’éclatement de la crise en 2008. Ensuite, ça a été le sauvetage étatique massif des banques et entreprises, pour finalement arriver à la crise actuelle.
Le capitalisme a été capable d’articuler des contre-tendances face aux difficultés qu’il a eu pour valoriser le capital. Mais ce que l’on est en train de voir c’est que toutes les contre-tendances qui ont été mises en place pendant l’étape néolibérale sont en train de s’épuiser ou sont virtuellement épuisées. Le néolibéralisme s’est fondé, comme on l’a dit, sur la conquête de nouveaux espaces grâce à la restauration capitaliste dans les ex-Etats ouvriers bureaucratiques, processus qui s’est traduit par l’ascension de la Chine devenue un rival sur les marchés internationaux. Il a profité de l’intégration de centaines de millions de travailleurs de Chine, d’Inde et d’autres pays à un marché mondial du travail pour baisser les salaires réels dans le monde entier et augmenter les profits. Pour autant, ceci n’empêche pas que le capitalisme manque d’investissements suffisamment rentables.
Tous ces éléments montrent qu’en dépit de toutes les conquêtes du néolibéralisme, il lui est de plus en plus difficile de valoriser le capital. Et quand l’économie entre en crise, quand le capital ne trouve plus suffisamment de travail à faible coût, quand il rencontre des difficultés croissantes à se valoriser, alors des solutions de fonds s’imposent à lui. Nous reviendrons dessus après.
Pour synthétiser, ce que j’ai développé vise à montrer que la situation mondiale est une structure dont le résultat est plus que la somme de l’économie, des luttes inter-étatiques et de la lutte des classes. Le résultat ultime est donné par la lutte des classes. Un général prussien, théoricien de la guerre, comme Carl von Clausewitz – que nous avons étudié avec Matias Maiello – dit que la guerre commence quand le plus faible accepte le défi. Et c’est évident. Traduit dans le langage de la lutte des classes, nous pourrions dire que si les travailleurs sont convaincus qu’il n’y a pas de possibilité de victoire – et c’est l’idée qu’essayent d’imposer les bureaucraties et directions réformistes au prolétariat mondial – alors il n’y a pas de guerre de classes. Mais si le prolétariat considère que c’est possible, il peut faire des merveilles. Voici un des éléments fondamentaux de la théorie trotskyste : le prolétariat peut faire des merveilles à condition de mener la bataille.
D’où l’importance de la méthode élaborée par Trotsky. C’est une erreur de prendre en compte seulement les relations inter-étatiques, ou seulement l’économie, ou seulement la lutte des classes sans prendre en compte l’ensemble des coordonnées objectives. Il faut toujours analyser la structure dans sa totalité, en accordant une prédominance à la lutte de classes. C’est une méthode très importante pour pouvoir analyser la situation mondiale, mais aussi au niveau national, comme nous avons tenté de le faire dans les documents écrits pour cette conférence du Parti des travailleurs socialistes (PTS, Argentine).
Un post-capitalisme utopique
Face aux crises récurrentes, l’idée d’un « post-capitalisme » s’est répandue. Le capitalisme est très mal vu depuis la crise de 2008, ce qui est un changement important par rapport à la situation d’extrême solitude dans laquelle nous nous trouvions comme révolutionnaires dans la période précédente. Comme nous l’avons noté, celle-ci était marquée non seulement par une crise de direction – du fait de la politique des bureaucraties que nous avons décrites à la tête de la classe ouvrière – mais aussi par une crise de subjectivité, c’est-à-dire que le prolétariat se sentait battu, considérait qu’il ne pouvait plus lutter. 2008 a marqué un point d’inflexion en ce sens. Début 2011, nous écrivions avec Matias Maiello un article intitulé « Les limites de la restauration bourgeoise » afin de rendre compte de ce changement, de ses conséquences économiques, sociales et politiques. A ce moment-là, le Printemps arabe, qui a ensuite été battu, était en cours ainsi que d’autres processus qui marquaient le retour d’un niveau de lutte de classes que l’on n’avait pas vu depuis 20 ans : les Indignés en Espagne, 2013 au Brésil, etc. Une nouvelle vague a par la suite eu la France comme épicentre, dès fin 2018, avec l’apparition du phénomène des Gilets jaunes, et un an plus tard la lutte contre la réforme des retraites et la grève des travailleurs des transports publics qui a duré près de deux mois. Ce cycle a entraîné à la fois des pays d’Afrique du Nord mais aussi du Moyen-Orient, jusqu’à Hong-Kong, l’Europe et l’Amérique Latine, et menace de resurgir à une échelle encore plus grande, en entraînant rien de moins que les États-Unis.
Dans ce panorama de crise de l’hégémonie néolibérale, on a vu se développer une série de courants appelés « post-capitalistes », qui prennent de façon isolée différents éléments du capitalisme actuel et imaginent un capitalisme qui prendrait fin de lui-même, à la suite du développement de certaines de ses tendances. Dans la revue théorique Ideas de Izquierdanous avons publié différentes polémiques contre ces courants. Ils ne m’intéressent pas tant parce qu’ils pourraient se développer comme courants politiques réformistes, mais plutôt parce qu’ils pourraient donner des fondements à ceux-ci. En eux-mêmes, les post-capitalistes n’ont pas de programme défini. Beaucoup partagent l’idée d’une sorte de « revenu universel » ou « citoyen », qui est une espèce de plan social généralisé. Dans différents cas ils l’envisagent avec un montant qui équivaudrait plutôt à une sorte de salaire minimum digne. En dernière instance, leur projet vise à faire pression sur l’Etat capitaliste pour qu’il donne autant qu’il peut, parce que ces courants savent que les capitalistes sont inflexibles et ne donneront rien de plus que ce qu’il est possible d’obtenir par la lutte. Pourtant, par-delà ces enjeux, c’est sur les bases théoriques desquelles partent ces courants que je voudrais maintenant m’arrêter.
Une idée assez répandue au sein de ces courants est que nous sommes en train de vivre un saut qualitatif dans le développement technologique, qui provoque une chute inévitable des coûts de production des marchandises, et rend toujours plus imminente la fin du travail comme produit de l’automatisation, grâce à l’intelligence artificielle, aux avancées dans la robotique, etc. Certes, l’avancée scientifique et technologique est un fait. Mais, comme disait Trotsky, « le capitalisme a été incapable de développer une seule de ses tendances jusqu’au bout. » C’est une erreur d’isoler cet élément de l’ensemble de l’économie, la géopolitique et la lutte des classes. Entre les progrès technologiques et l’automatisation du travail ne s’interposent rien de moins que le profit capitaliste et les Etats, garants de ces profits. Sans aller plus loin, derrière la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, un des éléments fondamentaux est la dispute pour la technologie 5G, et l’objectif d’empêcher des développements technologiques qui pourraient avoir des conséquences sur la compétition économique et géopolitique. D’un autre côté, beaucoup des potentiels développements technologiques, et encore plus ceux qui sont en lien avec la santé et le bien-être de la grande majorité, qui impliquent l’investissements de grandes quantités de capital, ne sont pas rentables pour les capitalistes. Dans ce contexte, ce qu’on voit ce n’est pas un développement évolutif du capitalisme mais plutôt des crises catastrophiques et récurrentes.
Le développement technologique permettrait de produire la même chose avec toujours moins de travail, mais le capital a besoin de toujours plus de travailleurs dans des conditions de plus en plus précaires pour augmenter ses profits. Parce que l’unique source de ses profits est justement le temps de travail non payé qui est volé au travailleur au travers de l’exploitation de sa force de travail. C’est pour cela que, même si la force de travail est pour le capitaliste un « coût » qu’il cherche à réduire, il ne peut se passer d’elle car elle est son unique véritable source de profit. Cela se traduit par le fait que, loin d’une « fin du travail » que se sont pressés d’annoncer tant de théoriciens, c’est bien plutôt vers toujours plus de précarisation du travail, de masses de sous-employés et de chômeurs d’un côté, et plus de travailleurs qui ont des journées de travail épuisantes de l’autre. Le capitaliste n’a que faire de l’utilité des choses qu’il produit pour répondre à un besoin, ce qui lui importe c’est le profit qu’il obtient en produisant une marchandise déterminée. Or ce profit ne vient pas des machines, qui ne créent pas de nouvelle valeur, mais du temps de travail non-payé qu’il vole au travailleur.
De fait, une des avancées technologiques qui est aujourd’hui à la base des nouvelles technologiques est internet, qui a une origine militaire. Pourquoi utilise-t-on internet ? Pour résoudre le problème de la faim ? Pour que les gens travaillent moins d’heures ? Pour révolutionner le transport, le rendre plus collectif et moins destructeur pour l’environnement ? Non. Une des principales utilisations d’internet, c’est la publicité. Ainsi, chaque année on sort un nouvel iPhone avec quelques modifications mineures pour pousser les gens à l’acheter. Le développement infernal de la publicité vise à ce que les gens achètent ce produit alors même qu’il ne répond à aucun besoin en dehors de celui des capitalistes de se remplir les poches. Voilà à quoi la grande révolution d’internet est consacrée ! Un autre usage fondamental d’internet concerne l’industrie du divertissement. Evidemment, comme marxistes, nous ne sommes pas opposés au divertissement, mais le capital l’a transformé en une industrie clé qui engloutit d’énormes quantités de travail humain dont elle tire des milliards de dollars. Internet est donc utilisé pour le divertissement, la pub, etc. mais pas, par exemple, pour résoudre le problème de la faim, du logement et d’autres problèmes terribles qui touchent les travailleurs.
L’introduction d’une technologie ou d’une machine en soi est une chose, mais la question de la technologie sous la direction du capital en est une autre. L’automatisation n’est pas un phénomène qui peut être analysé en dehors des rapports de production capitalistes. Comme le note Marx dans Le Capital, les contradictions et antagonismes attachés à l’introduction de la machine ne proviennent pas de la machine en soi, mais de l’utilisation qu’en fait le capitaliste. Considérée pour elle-même, la machine facilite le travail, mais utilisée par les capitalistes elle en augmente l’intensité. Considérée pour elle-même, la machine augmente la richesse de celui qui produit, mais au service des capitalistes, elle l’appauvrit. Ainsi, la machine facilite le travail, mais sous le contrôle du capital elle est utilisée pour extraire la sueur du travailleur jusqu’à la dernière goutte. Une machine qui pourrait augmenter les richesses, se traduit par la mise au chômage de millions de personnes qui doivent entrer en compétition pour obtenir un travail. Une situation exploitée par le capitaliste pour faire pression sur les travailleurs, qui peuvent devenir conservateurs par crainte de perdre leur emploi.
Plusieurs auteurs post-capitalistes font référence aux remarques de Marx dans les Grundrissesur le capitalisme. Ils évoquent le développement de la science, de la coopération, des échanges sociaux, qui tendent à réduire le temps de travail socialement nécessaire pour produire et reproduire ce dont a besoin la société pour son existence. Mais ils omettent justement l’autre partie fondamentale de ce que dit Marx dans les Grundrisse : le fait que le capitalisme cherche, en parallèle, à transformer ce « temps libre » potentiel en travail additionnel, donc en profit. C’est pour cela que, même si le développement technologique pourrait dans l’absolu permettre de réduire drastiquement la journée de travail et offrir du temps libre pour l’art, la science, la culture, cela n’est possible qu’à condition d’en finir avec la propriété privée des moyens de production, et par une planification rationnelle et démocratique de l’économie selon les besoins.
Le capitalisme, comme nous le disions avec Trotsky ne peut pas développer une seule de ses tendances jusqu’au bout. C’est pour cela que pour valoriser son capital face à l’automatisation et la baisse du taux de profit dans les pays occidentaux, le capital s’est étendu à la Chine sous le néolibéralisme afin d’y trouver un travail peu cher, et ainsi non seulement « réduire les coûts » de production, mais aussi tirer ceux-ci à la baisse dans le monde entier. L’expansion vers la Chine s’est accompagnée d’un accroissement de l’exploitation des travailleurs en Occident. Il s’agit de deux mouvements complémentaires : un travail plus intensif grâce aux machines et à la technologie en Occident, et le transfert en Chine des activités les plus intensives en termes de main d’œuvre. Voilà le grand secret de ce qu’on appelle la mondialisation. Pendant 20 ans, la Chine a fourni aux États-Unis des produits qu’il leur aurait coûté bien plus cher de produire, tandis que le capital impérialiste y trouvait des opportunités d’accumulation. La bureaucratie chinoise a réussi la monstruosité de générer un capitalisme mille fois plus sauvage que celui que les luttes du prolétariat occidental avaient réussi à freiner. Cette bureaucratie, tôt ou tard, devra non seulement faire face à des vagues de grèves, comme elles se développent de façon cyclique dans le pays, mais aussi à des processus d’organisation de la classe ouvrière, dépassant l’interdiction de s’organiser en syndicats sans passer par le scanner du PC.
Evidement nous ne prétendons pas épuiser ici la discussion avec les « post-capitalistes ». Paula Bach est sur le point de terminer un livre sur ces questions que nous publierons l’année prochaine. Mais je voulais insister sur le fait que la machine ne crée pas de valeur supplémentaire, seul le travail humain peut le faire. La théorie marxiste démontre que l’idée, qui traverse les postulats post-capitalistes, d’un développement évolutif de la technologie sous le capitalisme, qui permettrait de généraliser l’automatisation et d’émanciper le travail est fausse et est contredite par les tendances actuelles du capitalisme.
Misérabilisme et revenu universel
Certains auteurs « post-capitalistes » parlent d’un « misérabilisme de gauche » pour désigner la façon dont de nombreux courants de gauche radicale ou d’extrême gauche [en Argentine] se concentrent sur la gestion et la distribution des aides sociales d’Etat à destination, notamment, des chômeurs et de leurs familles. Ils opposent cette orientation politique au développement de nouvelles technologies qui pourraient générer de l’abondance. Nous avons toujours vivement critiqué le fait que la majorité de la gauche radicale et de l’extrême gauche [en Argentine] consacre des efforts importants à l’administration de l’aide de l’État en créant de toutes pièces des « organisations de surface » liées à ces mêmes partis auxquelles les bénéficiaires des aides d’Etat doivent s’affilier pour pouvoir y accéder [3]]. Face à cela, nous avons toujours défendu la nécessité de mettre en place un mouvement unifié de chômeuses et chômeurs avec liberté de tendance et gestion directe, par les chômeurs eux-mêmes, des subventions d’Etat. Face à cela, les « post-capitalistes » ne défendent pas seulement l’idée d’un régime d’abondance liée au développement des nouvelles technologies séparée de la perspective de mettre fin à la propriété privée des moyens de production. Il s’agit, comme nous l’avons vu, d’un problème fondamental. Malgré leurs critiques en direction du « misérabilisme », ils finissent par reproduire une logique similaire à travers l’idée de « revenu universel » comme moyen de pression sur l’État. Ainsi, au-delà de telle ou telle dénonciation du capitalisme, l’impensé, c’est la révolution et une solution de fond, une solution socialiste. C’est pourtant la seule perspective cohérente face à la contradiction entre la misère de la grande majorité des classes populaires et la potentialité des avancées de la technologie et la science, ce qui impliquerait que la classe ouvrière crée son propre État et s’approprie les moyens de production et toutes les avancées contemporaines pour les déployer et les mettre au service de la réduction du temps de travail, dans le but que le travail en tant qu’imposition représente une fraction de plus en plus réduite de l’activité humaine et en libère toute la créativité. C’est là l’objectif du mouvement communiste.
D’où le caractère limité et assez misérable des propositions des post-capitalistes, qui nient la perspective de la révolution ouvrière et socialiste, et nous disent, en retour, qu’en attendant que le développement technologique à lui seul libère l’humanité, il faut accepter que la richesse sociale soit accaparée par une poignée de capitalistes qui possède la même richesse que la moitié de l’humanité. Il s’agirait, entre-temps, de nous contenter tout au plus d’un « revenu universel » ou d’un « revenu citoyen » qui serait une sorte de généralisation, dans une version améliorée, des programmes actuels d’aides sociales.
Ce qui fait de nous des révolutionnaires et non de simples réformistes évolutionnistes, c’est que nous sommes persuadés qu’il n’y a pas de solution sans expropriation des moyens sociaux de production des capitalistes. Mais comme cela est interdit à la pensée universitaire, comme alternative à la réduction des inégalités sans mettre fin à la propriété privée capitaliste Piketty en vient à proposer la mise en place de taux d’imposition de 90%. Cela implique que des bourgeois comme Jeff Bezos (PDG d’Amazon), Bulgheroni ou Rocca [deux grandes fortunes argentines], accepteraient pacifiquement que l’on taxe leurs revenus à hauteur de 90%, ce qui est parfaitement ridicule. Il suffit de voir ce qu’il s’est passé en Argentine en 2008, [lorsque le gouvernement de centre-gauche de Cristina Kirchner a décidé] une légère augmentation des taxes sur les exportations de soja [dont l’Argentine est l’un des principaux producteurs à échelle internationale] alors qu’elles étaient de 600 dollars la tonne : les grands propriétaires terriens en sont quasiment arrivés à l’insurrection. Pour imposer un taux d’imposition de 90% aux grands bourgeois, il faudrait faire une révolution. Dans ce cas, si on ne peut faire l’économie d’une révolution, pourquoi laisserions-nous les grands moyens de production et d’échange, les usines, les transports et tout le reste aux mains des capitalistes plutôt que de placer tout cela au service du monde du travail, ce qui n’est rien d’autre que le but du socialisme ?
Tout ceci est très important pour le PTS car en Argentine, ces dernières années, le niveau de la lutte des classes a été plutôt bas et l’avancée de l’extrême gauche était étroitement liée au FIT [Front de gauche et des travailleurs], un front électoral qui parle peu de révolution car l’idée de révolution n’est toujours pas comprise par les grandes masses. Mais comme le soulignaient Marx et Engels, les communistes ne peuvent cacher leurs idées et leurs buts communistes aux masses ; celui qui le fait cesse d’être communiste. Nous devons donc nous creuser la tête pour trouver le moyen d’exprimer notre communisme de la façon la plus populaire possible même si nous ne pouvons toujours pas transformer tout ceci en agitation à grande échelle. Par exemple, la campagne que nous avons menée sur la « réduction de la journée de travail pour travailler moins et travailler toutes et tous » visait précisément à poser la question de la réduction du temps de travail, de la nécessité d’arracher les progrès scientifiques et techniques des mains du capital pour avancer vers une société libérée de la nécessité du travail en tant qu’imposition (…).
Un temps de crises, de guerres et de révolutions
La guerre impérialiste de 1914 a marqué le début de « l’époque des crises, des guerres et des révolutions », si l’on suit Lénine. Néanmoins, le marxisme révolutionnaire forge cette définition tardivement. Déjà entre 1899 et 1902, il y avait eu la seconde Guerre des Boers qui marque un virage vers la guerre. Entre 1904 et 1905, c’est la guerre entre les empires russe et japonais, dans le cadre de laquelle se produit la Révolution russe de 1905. Entre 1912 et 1913, c’est les guerres des Balkans, dont Trotsky est l’un des chroniqueurs. L’aile révolutionnaire de la Deuxième internationale s’était opposée au révisionnisme qui parlait, alors, d’un apaisement du capitalisme, un peu à l’instar des « post-capitalistes » dont nous parlions précédemment. Cependant, les révolutionnaires au sein de la Deuxième internationale en arrivent à une définition des tendances lourdes de l’époque avec un certain retard, alors que la guerre a déjà éclaté. Par exemple, les textes fondamentaux de Lénine tels que L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ou encore ses écrits sur Clausewitz sont postérieurs à 1914. Si l’on tient compte du fait qu’il s’agit là des révolutionnaires les plus éminents du XXe siècle, cela doit nous rappeler combien nous devons aiguiser notre vision, à partir de tout ce qui a été développé par le marxisme, de façon à saisir la séquence que nous traversons de la façon la plus complète possible.
L’enjeu central est de ne pas répéter les choses mécaniquement. Dans les années 1930, le chômage était plus élevé qu’aujourd’hui et des défaites majeures se sont produites. Dans ce cadre, il existait des fractions consistantes de la population à la marge du système car le capitalisme disposait de main-d’œuvre bon marché mais ne pouvait pas valoriser le capital. Cependant, les capitalistes ont une solution face à ce genre de situations, qui est très difficile à diriger politiquement et socialement, mais qui est efficace : la guerre, y compris la guerre nucléaire. Pendant la Guerre froide, l’hypothèse d’une guerre nucléaire entre les États-Unis et l’URSS a été discutée en termes de « destruction mutuellement assurée ». En effet, si les États-Unis bombardaient et liquidaient Moscou, l’URSS pouvait lancer en quelques minutes une autre bombe et détruire Los Angeles, en Californie. Les impérialistes ont beaucoup discuté de la manière dont une guerre nucléaire pourrait être menée en détruisant des villes entières et en profitant de leur avantage nucléaire pour s’imposer sur l’URSS. Aujourd’hui, cela peut paraître étrange, mais des milliers et des milliers de pages ont été écrites autour de ces questions. Henry Kissinger avançait ainsi que le problème d’une guerre nucléaire n’était pas la guerre nucléaire elle-même. Il y aurait quelques centaines de millions de morts, mais ce n’était pas là le problème. La question était la rapidité au cours de laquelle les morts se produiraient, laissant trop peu de temps à la population pour encaisser le coup et rendant très difficile la gestion d’un système après une guerre nucléaire de façon à être en capacité d’empêcher une révolution remettant en cause le gouvernement ou s’attaquant directement à l’État. En d’autres termes, la guerre nucléaire, pour Kissinger, n’était pas un problème en raison de la tragédie qu’elle engendrerait, mais une question à traiter du point de vue de la conduite de la guerre en tant que telle.
Pourquoi introduire ici la question de la guerre ? Parce que le capitalisme peut inventer toutes les contre-tendances possibles. Il peut créer des bulles spéculatives – comme la bulle immobilière qui a explosé en 2008 -, il peut s’étendre à la Chine et inverser le cours d’une révolution et la transformer en contre-révolution. Les capitalistes peuvent inventer beaucoup de choses, mais les possibilités pour le capitalisme de trouver une solution à ses crises ne peuvent être séparées de l’organisation du mouvement ouvrier, de la lutte des classes et des révolutions et de l’action des révolutionnaires. Si ces éléments fondamentaux sont effacés, il est évidemment possible que le capitalisme trouve une solution à sa crise. Mais si le capitalisme ne trouve pas de solution et que ses contradictions internes l’empêchent d’accumuler des capitaux, alors il y aura toujours l’hypothèse, qui a été mise en œuvre au cours de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, à savoir détruire les forces productives et détruire des infrastructures et que cette destruction serve à recréer un terrain fertile pour l’accumulation du capital. Cela s’est produit pendant les trente années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, au cours desquelles il y avait le plein emploi et des taux de croissance élevés dans les pays impérialistes, d’où le terme de « Trente glorieuses ». Ces « Trente glorieuses » se sont achevées avec le néolibéralisme. En ne donnant pas lieu à un processus révolutionnaire abouti, une fois que le taux de profit a commencé à baisser parce que le grand coup de fouet qui avait été donné par la reconstruction de l’Europe était arrivé à son terme, alors l’offensive à grande échelle contre les conquêtes ouvrières a commencé.
Celui qui ne comprend pas que les tendances du capitalisme vers la guerre prévalent tôt ou tard, et que la révolution et la guerre sont intrinsèquement liées, alors celui-là ne peut pleinement comprendre l’époque dans laquelle nous vivons. Quand on parle de guerre, cela ne veut pas dire qu’elle doit commencer comme une guerre généralisée entre de grandes puissances. Cela peut commencer comme une guerre entre puissances secondaires à laquelle les grandes puissances se joindraient. Il y a déjà eu des guerres entre l’Inde et le Pakistan, où la Chine a été un allié du Pakistan et dans lesquelles elle lui a vendu une grande partie de ses armes, et qui dans la situation actuelle pourraient dégénérer en un conflit à plus large échelle où l’impérialisme nord-américain et européen serait forcé d’intervenir. C’est faire preuve de naïveté que de penser que les contradictions les plus profondes qui rendent difficile la valorisation du capital peuvent être résolues par les lois du capitalisme lui-même à moyen et long termes, et que ces tendances plus profondes ne vont pas nous conduire vers des guerres régionales qui peuvent se transformer en guerres mondiales.
Nombre de marxistes sont plutôt sceptiques quant à la définition de la période comme une époque de crises, de guerres et de révolutions. Les crises sont déjà plus difficiles à nier – il y a eu celle de 2008 et il y a la crise actuelle. Concernant les révolutions, il est parfois admis à contrecœur qu’elles peuvent se produire. Mais les guerres, les guerres à grande échelle comme la Seconde Guerre mondiale, semblent être impossibles, ce qui, comme nous l’avons dit, revient à véhiculer une vision pour le moins naïve et superficielle du capitalisme actuel.
Comme Trotsky le soulignait déjà, nous ne prêchons pas la guerre. Mais quand les contradictions du capitalisme agissent profondément pour la générer, nous ne pouvons pas la cacher. De ce point de vue, les crises actuelles n’ont pas atteint le niveau de la crise de 1929. Mais si elles se transforment en une telle crise, alors les tendances à la guerre vont s’ouvrir aux États-Unis et on peut être sûr que Biden va se transformer en un apôtre de la guerre. Il a de qui tenir, puisque son mentor n’est autre qu’Obama, que Perry Anderson surnommait, à juste titre, « le Seigneur des drones » pour avoir perpétré des milliers d’assassinats sélectifs au cours de son double mandat. C’est ce même président qui est à l’origine du « pivot asiatique » en direction de la Chine qui, à son tour, se défend en partie en construisant des îles artificielles ultra-militarisées. De ce point de vue, les tendances les plus profondes à la guerre et à la révolution, et l’ensemble des privations et des difficultés que génère le capitalisme en période de crise sont des facteurs qui créent le terreau de la révolution.
Aujourd’hui, le capitalisme connaît des difficultés croissantes. Il contient ces mêmes difficultés par des concessions partielles mais il est incapable de résoudre les contradictions les plus profondes qui le traversent. Dans le cas des contradictions interétatiques, comme le souligne Claudia Cinatti à propos de la situation internationale, même si Biden a gagné, il n’est pas possible de revenir à la situation d’avant l’ère Trump. Le conflit avec la Russie va se poursuivre, tout comme le conflit avec la Chine, ainsi que d’autres conflits régionaux. Nous sommes face à un scénario avec des tensions interétatiques, des difficultés croissantes pour l’accumulation de capital. Les réponses révolutionnaires et guerrières sont inscrites dans cette situation. Nous sommes convaincus, de notre côté, qu’au-delà de la complexité de la situation et des innombrables difficultés qui se placeraient sur le chemin de la révolution, cette perspective est beaucoup plus réaliste que des « solutions » réformistes qui, en dernière instance, ne résoudraient rien car le capitalisme a trouvé une limite à son accumulation depuis les années 1970 et que ses crises sont de plus en plus récurrentes et profondes.
Cela ne veut pas dire que la crise actuelle est « la crise finale », ni même que nous sommes à la veille de « la guerre finale » ou encore de « la lutte des classes finale » ou « la révolution prolétarienne finale ». Affirmer une telle chose serait ridicule. Mais dans chacun des processus qui surgissent nous pouvons avancer dans la construction d’un parti prolétarien et nombre de situations peuvent nous ouvrir une perspective révolutionnaire.
Lutter pour quel objectif et comment ?
Si nous voulons ramener certaines de ces questions à un exemple plus proche de nous, il suffit d’évoquer les images [des explosions sociales] de Tartagal et de General Mosconi, dans la province de Salta en 2000-2001 [4]]. À cette époque, les fonctionnaires percevaient leurs salaires avec plusieurs mois en retard ; Repsol, [la multinationale espagnole] qui avait gagné des milliards de dollars lors de la privatisation et du rachat de [l’entreprise nationale pétrolière] YPF, avait laissé des milliers de travailleurs des hydrocarbures sur le carreau. Au cours de ces évènements, des ouvriers du pétrole, des fonctionnaires et des enseignants tendaient des embuscades à la gendarmerie. La presse titrait alors « Embuscades contre la gendarmerie ». On ne parle pas, ici, de la Révolution russe, mais de l’Argentine au début des années 2000. Sur les photos de l’époque, vous voyez des ouvriers qui attaquent une usine, des travailleurs du secteur pétrolier et des chômeurs organisés qui posent avec l’équipement et les armes prises à la gendarmerie. En d’autres termes, des privations et des difficultés majeures à celles qui sont d’habitude endurées changent les façons de penser et d’agir des personnes qui peuvent être très passives et pacifiques. Les gens ne veulent pas de guerre, ils veulent la paix. Mais si l’alternative, c’est mourir de faim, beaucoup, alors, ne l’acceptent pas. C’est avec ces affrontements en toile de fond que se produit décembre 2001 [5]]. Puis vient l’offensive contre le monde du travail avec la dévaluation brutale des salaires et la fin de la parité dollar-peso [6]]. Par la suite, l’augmentation des prix des matières premières et le rebond de l’économie mondiale a permis d’éviter le pire pour les capitalistes. Mais si le pays avait connu trois ou quatre années de crise, alors la situation argentine aurait pu devenir ouvertement révolutionnaire.
C’est en ce sens que la nécessité de construire un parti révolutionnaire doit articuler les discussions que nous devons avoir au cours de cette conférence. Les crises comme celle que nous traversons actuellement, qui accentuent le chômage et la baisse drastique des revenus des plus précaires, changent les façons de penser et d’agir des populations. Cela, comme nous l’avons dit, ne signifie pas que nous soyons à la veille de « la crise finale » ou de « la confrontation finale ». On ne sait pas quand elle aura lieu. Il se peut que cette crise ne soit pas la dernière. Quoi qu’il en soit, que ce soit dans deux ou trois ans, il faut déjà se préparer. Autrement dit, si nous, [le PTS ], passons à un parti de 10 000 ou 20 000 travailleurs qui, à son tour, a un poids dans 10 ou 15% de la classe ouvrière argentine, et ce depuis les travailleurs en CDI jusqu’à ceux du secteur public en passant par les plus précaires, alors nous aurons fait un pas de géant pour nous préparer à cette crise ou à la crise à venir.
Parallèlement, nous savons que ces processus ne s’épuisent pas sur le terrain national. C’est pourquoi nous sommes internationalistes et que nous luttons, avec les groupes qui composent la Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale, pour la reconstruction de la Quatrième Internationale. Comme le souligne la théorie de la révolution permanente, la révolution commence au niveau national, se poursuit au niveau international et finit par unir les forces productives au niveau mondial pour utiliser toute la technique et la science pour réduire la journée de travail. En d’autres termes, construire une association de producteurs et de productrices libres.
Nous luttons pour une société socialiste où chacun apporterait selon ses capacités à la société et prendrait à la société ce dont il a besoin pour vivre, non seulement les biens de première nécessité mais tout le reste, également, jusqu’à la science et la culture, etc. Comme le disait Trotsky, nous ne sommes pas des ascètes, nous ne sommes pas des moines, nous ne sommes pas contre les produits « de luxe ». Ce à quoi nous nous opposons, c’est que 1% de la population ait accès au luxe alors que les autres n’ont pas à manger. Nous ne sommes pas contre la propriété privée d’usage, c’est-à-dire contre le fait que les gens aient une maison, une voiture. Nous ne disons pas ces choses ridicules que l’on nous attribue. Nous sommes pour la nationalisation des grands moyens de production et d’échange, pour l’expropriation des propriétaires terriens qui ont des dizaines de milliers d’hectares et qui, avec le capital financier international, transfèrent leurs profits à l’étranger. Nous sommes contre ces énormes entreprises, parfois mises en place avec des apports de l’Etat, à l’instar de Techint ou Aluar [dans le secteur sidérurgique], contre les grandes usines automobiles contrôlées par des capitaux étrangers qui transfèrent tous leurs bénéfices aux maisons-mères. Voilà ce à quoi nous nous opposons. Notre idéal n’est pas ridicule, puéril ou paupériste. Nous ne souhaitons pas que tout le monde soit pauvre, mais mieux redistribuer la pénurie. Cela ne veut pas dire, néanmoins, que la révolution ne doive affronter des situations très complexes, sur le plan social, notamment à ses débuts. Notre objectif est de développer la révolution à échelle internationale, et nous savons que ce processus ne peut être achevé si le prolétariat américain ne parvient pas à démanteler l’arsenal militaire de l’impérialisme nord-américain, y compris son arsenal nucléaire.
Le budget militaire, aux États-Unis, s’élève à près de 750 milliards de dollars pour construire des sous-marins nucléaires, des missiles, des avions que les radars ne peuvent pas détecter, des armes nucléaires, etc. L’État ne peut pas fournir une assurance maladie universelle, mais il dépense tout cela en Défense ? Les secteurs populaires nord-américains ont fait preuve d’une énorme vitalité dans la lutte contre le racisme en réponse au meurtre de George Floyd. Ce tournant à gauche s’est matérialisé non seulement sur le terrain électoral au travers du soutien à Sanders, quand bien même il s’agit d’un réformiste, mais également sur celui de la lutte, au travers de mobilisations, pacifiques en règle générale et violentes dans certains cas. Le prolétariat des États-Unis pourrait aussi être ébranlé par une vague de révolutions qui ne commenceraient pas forcément aux États-Unis, mais qui pourraient partir de pays périphériques et s’étendre. C’est ce qui a eu lieu avec la Révolution russe. (…) C’est là la norme : les révolutions se propagent, elles génèrent de la sympathie. Si les révolutions de demain parvenaient à réduire le temps de travail et à faire en sorte que tout le monde puisse vivre plus dignement, ce serait une excellente incitation pour que les travailleurs du monde entier s’attaquent à la folie militaire de leurs classes dirigeantes.
Voilà ce pour quoi nous nous battons. Pour ce qui est de la manière de le faire, il s’agit de ne pas répéter les erreurs du trotskysme d’Après-guerre. Qu’ont proposé les trotskystes dans la période d’Après-guerre ? En URSS, compte-tenu de la faiblesse politique et de la situation, ils n’ont pas essayé de créer un parti. A l’Ouest, en revanche, en raison du succès de l’Union soviétique, du prestige engrangé à la suite de la défaite contre le nazisme et parce qu’elle se développait économiquement, les partis socialistes et communistes ont considérablement augmenté leur influence, en devenant des partis de masse. Face à cette situation, nombre de trotskystes, notamment au sein de ce qui sera le Secrétariat International, ont fait le choix de devenir des « conseillers » de ces mêmes partis sur la manière de se battre, ce qui était insensé. Cette orientation a été proposée par Michel Pablo en 1951 dans le document intitulé « Où allons-nous ? ». À partir de là, ce qui deviendra, par la suite, le Secrétariat International met en œuvre ce qui est appelé un « entrisme sui generis » dans les partis communistes et sociaux-démocrates de masse. Il s’agissait d’un entrisme « sui generis » dans la mesure où il ne s’agissait pas d’une tactique entriste destinée à gagner les éléments d’avant-garde pour construire un parti révolutionnaire indépendant. L’objectif était de rester au sein de ces partis communistes. Ce secteur était persuadé qu’une guerre mondiale allait opposer l’URSS aux États-Unis et que lorsque ce moment arriverait, la bureaucratie stalinienne allait devoir faire un virage à gauche et que de l’intérieur des partis communistes staliniens, les révolutionnaires pourraient en gagner la direction. Cela ne s’est pas produit. C’est le capitalisme qui a fini par gagner la Guerre froide. Il n’y avait aucune possibilité objective pour les trotskystes de diriger un processus révolutionnaire dans les pays centraux. Mais ce qui dépendait subjectivement du trotskysme, c’était la possibilité de construire des courants trotskystes au niveau national et international, et quand bien même il s’agirait de courants d’avant-garde. Mais en se consacrant à être des « conseillers » auprès des bureaucraties staliniennes et sociales-démocrates dans les pays de l’Ouest, les secteurs regroupés autour du “Secrétariat unifié” ont abandonné cette perspective. Parallèlement, les secteurs du trotskysme qui s’opposaient à cette orientation, les secteurs « anti-pablistes », organisés, notamment, au sein du Comité International, n’ont pas représenté une alternative conséquente pour la construction de tels courants. Tout cela a fait que le trotskisme, dans son ensemble, allait se retrouver très mal outillé et organisé, à la veille de grands événements historiques décisifs.
De ce point de vue, je pense que notre conférence devrait se fixer pour devise de cesser de vivre des rentes du mouvement trotskyste, de son capital politique historique accumulé. Dans l’hommage que je rendais à Trotsky pour le quatre-vingtième anniversaire de son assassinat, j’ai commenté comment les trotskystes sont morts dans les camps de concentration soviétiques en criant « Vive Trotsky ! », comment ils se sont battus contre les fascistes, contre le stalinisme et contre le impérialistes « démocratiques ». Tout ceci est juste et je le revendique. Mais il y a des courants qui, tout au long de l’année, placent toute leur énergie dans le train-train électoral, qu’il s’agisse de se présenter à des scrutins politiques ou à des élections syndicales, qui, parfois, cogèrent les programmes gouvernementaux d’aides sociales et qui, une fois par an, rendent hommage à Trotsky. Voilà ce que j’entends par vivre des rentes du trotskysme. Et nous aussi, camarades, devons y réfléchir profondément.
S’il y a une crise, qui n’est pas forcément « la dernière » mais qui aggrave les conditions antérieures, et que nous n’essayons pas de construire un parti révolutionnaire qui doublerait ou triplerait le nombre de membres de notre organisation, qui serait beaucoup plus présent dans les syndicats, qui organiserait les travailleurs syndiqués mais également les plus précaires, participant également aux occupations de terres, – c’est-à-dire une organisation qui n’intervienne pas seulement au sein du mouvement ouvrier le plus structuré et au sein du mouvement étudiant -, si nous ne faisons pas tout cela, et bien, nous aussi, nous serions en train de vivre des rentes du trotskysme. Si nous prenons ce chemin, si nous nous battons assez pour que ce soit l’auto-organisation qui prévale sur les formes d’organisation verticalistes ou personnalistes, alors nous ne serons plus en train de vivre de cette rente et nous commencerons à accumuler notre propre capital politique révolutionnaire. Nous devons construire un parti révolutionnaire, ouvrier et socialiste, transformer et mettre en jeu l’accumulation primitive réalisée, lentement, au cours des trente dernières années.
Lorsque nous parlons de centrisme, nous voulons dire que même notre propre mouvement est infecté par la logique de la bureaucratie syndicale. Il y a de cela un certain temps, nous avons longuement débattu avec un groupe qui s’appelait, à l’époque, la Ligue pour une Internationale Communiste Révolutionnaire. Nous affirmions, de notre côté, que le centrisme existait, alors que les camarades nous répondaient que non, que le centrisme trotskyste était cristallisé et ne pouvait évoluer vers la gauche. Nous refusions, pour notre part, de faire cette caractérisation. L’expérience que nous faisons en France, par exemple, nous montre qu’en rejoignant le NPA, où nous avons tenté de construire des accords de principe avec les ailes gauche de ce parti pour lutter pour créer un véritable parti révolutionnaire en France, nous avons pu avancer pour gagner au trotskysme un secteur des meilleurs travailleuses et travailleurs d’avant-garde. Nous avons, aujourd’hui, plus de 200 camarades, avec un camarade comme Anasse Kazib, qui a une influence chez les cheminots, qui croise le fer avec les politiciens bourgeois sur les plateaux télé, ainsi que d’autres camarades qui sont des points de référence à échelle de leur entreprise ou de leur syndicat. Bien sûr, le NPA ne co-gère pas les plans d’aides sociales de l’Etat [à l’instar d’autres courants d’extrême gauche en Argentine, aujourd’hui]. Si tel était le cas, une politique comme celle que nous menons en France serait bien plus difficile à conduire. Prenons un autre exemple : lors de la Conférence latino-américaine que nous avons organisée avec les autres courants du FIT d’Argentine, qui a servi à politiser les débats, mais où de grandes différences sont apparues sur le terrain international, dans les différents pays où les partis composant le FIT interviennent également. Certains camarades critiquaient le Parti Socialisme et Liberté, (PSOL) au Brésil, avançant que son programme n’est pas socialiste. Certes, mais le principal problème du PSOL est son rapport à l’Etat, ce qui fait que les courants les plus droitiers peuvent prévaloir en son sein. Le Nuevo MAS d’Argentine, de son côté, avance que [les 32% obtenus le 29 novembre 2020] par Guilherme Boulos, candidat du PSOL, au second tour de l’élection municipale pour São Paulo renforce l’extrême gauche au Brésil. En réalité, Boulos a conclu un accord avec l’ensemble des courants bourgeois opposés à Bolsonaro pour tenter d’obtenir plus de voix. Du côté de nos camarades du Mouvement Révolutionnaire des Travailleurs qui ont présenté des candidatures démocratiques au sein des listes du PSOL – une modalité électorale qui permet à des organisations ne pouvant pas se présenter, en raison du caractère proscriptif du régime, de présenter, tout de même, leur programme, en intégrant les listes d’une autre organisation -, le MRT a catégoriquement refusé de soutenir la candidature de Boulos d’alliance avec l’ensemble de ces courants bourgeois, précisément parce qu’elle ne représente pas une avancée pour l’extrême gauche au Brésil.
Si l’on revient au terrain argentin, nous disposons du FIT [Front de Gauche et des travailleurs]. C’est un excellent outil pour faire de l’agitation politique et se présenter aux élections. Tout cela est très bien, mais tant que nous sommes très clairs sur le fait que ce n’est pas notre stratégie. Notre stratégie, c’est de construire un parti révolutionnaire. La lutte parlementaire doit être subordonnée à la lutte extraparlementaire. Nous avons participé, ces dernières années, aux principaux combats de l’avant-garde ouvrière, mais dans le cadre d’un niveau relativement bas de lutte des classes. Il faut tirer profit des phénomènes de lutte de classe qui commencent à faire surface pour intervenir avec audace et se préparer à la situation qui s’ouvre. C’est ce dont nous allons discuter lors de la Conférence.
Mais je tiens à souligner que ce qui est développé dans les documents sur la situation nationale n’est pas l’apanage de l’Argentine, comme si une situation révolutionnaire était en train de se développer et que nous étions en passe de prendre le pouvoir. Nous ne disons pas cela. Nous disons qu’il y a une situation prérévolutionnaire naissante. Nous essayons d’être aussi sobres que possible dans notre caractérisation, à la différence du centrisme où, généralement, on se dispute pour savoir qui aura la définition la plus rougie possible. On songera, en ce sens, au Mouvement vers le Socialisme (MAS) argentin des années 1980. Dès que la dictature militaire a commencé à montrer des éléments de crise, le MAS a parlé de l’existence d’une situation révolutionnaire. Cette définition a continué à être maintenue, même après l’arrivée au pouvoir d’Alfonsín [en 1983, à la suite de la « Transition démocratique »]. La définition n’a pas changé tout au long de la décennie. C’est ainsi que les mots perdent leur sens. Nous essayons de discuter le plus précisément possible des éléments de la situation, en la caractérisant comme « prérévolutionnaire naissante », de façon à définir la manière dont nous nous localisons.
Les tendances les plus profondes à la guerre et à la révolution – qui prévaudront tôt ou tard – et aux crises récurrentes, en dernière instance, n’ont d’autres solutions que les révolutions pour arrêter les guerres. Autrement, ce seront les guerres qui finiront par liquider une partie de l’humanité. J’entends par là les alternatives à la crise d’un capitalisme qui ne trouve pas ses propres moteurs d’accumulation. Je ne fais que souligner les tendances profondes qui marquent les périodes de crise, de guerre et de révolution. Le boom d’après-guerre s’est terminé dans les années 1970. Le néolibéralisme, cette déviation réactionnaire du capitalisme, a suivi, avec ses multiples bulles spéculatives. De nouvelles bulles spéculatives peuvent apparaître et avoir une durée de vie de deux ou trois ans avant d’exploser. Il serait ridicule d’affirmer que le capitalisme est incapable de sortir de la crise actuelle, ou que l’année 2021 sera inévitablement l’année de la révolution en Argentine. Ce que nous disons, c’est que ne pas profiter des opportunités que présente la situation et vivre de la rente du trotskysme nous rendrait non-révolutionnaires, nous transformerait en un groupe de propagande non-révolutionnaire. Nous ne pouvons pas simplement vivre de notre histoire en disant que les trotskystes ont toujours eu raison parce que nous avons toujours dénoncé les crimes de Staline, d’Hitler et que nos camarades sont morts héroïquement dans les camps de l’Allemagne nazie, en France sous Vichy, en en Union Soviétique. En ce sens, nous devons construire non seulement le PTS mais l’ensemble de la FT-QI. Nous devons chercher par tous les moyens à rendre désirable l’objectif d’une société socialiste, en vue du communisme, dans laquelle le travail humain serait libéré des restrictions imposées par le capitalisme et réduit au strict nécessaire, permettant par là-même le développement de la culture, de la science et de tout ce qui fait l’être humain. Nous devons également chercher la façon d’articuler les moyens d’y parvenir.
Les variantes réformistes, à long terme, n’existent pas et ne peuvent être des solutions. Tout au plus peut-il y avoir des projets court-termistes. Les idées selon lesquelles la technologie, agissant en tant que facteur indépendant, pourrait surmonter les contradictions du capitalisme ne sont pas fondées scientifiquement, et nous ne pouvons pas parier dessus. Nous parions en revanche sur le fait que les mobilisations, à partir du programme minimum qu’elles défendent, soient en capacité de s’élever à une autre échelle, et ce jusqu’à la prise du pouvoir par les travailleurs à l’échelle d’un pays et dans la perspective de s’étendre au niveau international. C’est dans ce cadre que nous devrions discuter, dans cette conférence. En d’autres termes, nous ne discutons pas dans le cadre d’un monde qui serait composé par des puissances capitalistes en bonne santé, alors que l’Argentine ferait figure d’exception. La situation que connaît le pays est celle que connaît une grande partie de la planète, y compris les grandes puissances. Et à moins de faire face à des secousses contre-révolutionnaires qui nous isoleraient, on peut dire que la situation actuelle est très prometteuse pour nous. Voilà ce que je voulais aborder pour proposer un cadre à la discussion qui va suivre.
Trad. Paul B. Philips, éd. MG et AC
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