Ainsi, Denis Maillard semble avoir exagéré une situation bien moins explosive qu’il le laisse croire, et très différente des conclusions de la note d’Astrées –d’ailleurs rejointe dans son analyse par l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE), une référence sur la question. Selon Lionel Honoré, professeur des universités et directeur de l’OFRE, «dans la grande majorité des cas, soit environ 90% des entreprises, la religion pose peu de problèmes. Les salariés comme les managers savent de mieux en mieux ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans le contexte de leur entreprise. Il peut bien sûr exister des frictions et de la frustration, mais la discussion reste le plus souvent ouverte. Le principe dominant est celui de la construction d’arrangements locaux qui préservent à la fois le bon fonctionnement de l’entreprise et la liberté religieuse.»
Les rapports annuels réalisés par l’Observatoire de la laïcité viennent corroborer ce constat et appellent à «ne pas céder à la surenchère». En 2019, l’organisme gouvernemental rattaché à Matignon écrivait: «Les atteintes directes à la laïcité (qu’elles émanent d’individus, d’associations, d’administrations ou de collectivités) restent en réalité peu répandues au niveau national, et apparaissent pour la troisième année consécutive mieux contenues grâce à la multiplication, ces dernières années et à destination des acteurs de terrain, des formations à la laïcité et à la gestion des faits religieux. Toutefois, les tensions et les crispations, sur ces sujets qui suscitent un émoi important, restent très vives.»
D’autant qu’en 2015, les organisations syndicales, pour une fois unanimes, avaient signé un texte, «Après le 11 janvier 2015: vivre ensemble, travailler ensemble», dont la sous-partie intitulée «Laïcité au travail: la liberté dans le respect mutuel» fixait les bases d’un dialogue social et d’un diagnostic partagé avec les employeurs. Ces positions n’ont pas changé depuis. Lors de leurs auditions à l’Assemblée nationale, dans le cadre du projet de loi renforçant les principes républicains, les syndicats sont restés sur la ligne de leur appel commun. Le Medef précise de son côté par la voix de son président, Geoffroy Roux de Bézieux, «n’être pas demandeur de quelque chose de supplémentaire pour l’entreprise privée. Nous arrivons à gérer ces problèmes de manière non conflictuelle pour l’essentiel.» Il précise en complément que les Medef territoriaux ont tous un correspondant sécurité en lien avec la DGSI pour surveiller non pas le communautarisme, mais la radicalisation dans les entreprises. Et que, dans ce cadre, ils«n’observent pas non plus de montée des signalements. RAS.»
Autre problème, juridique cette fois. Dans son essai, Denis Maillard met en avant un exemple de «bonne» résolution de conflit en entreprise, lié aux demandes de salariés, pour aménager des horaires de travail avant le début du ramadan. C’est ce qui serait arrivé dans une PME spécialisée dans le recouvrement de factures dans les Hauts-de-Seine. Voilà comment il présente sa résolution dans son ouvrage: «L’objectif est de déplacer la discussion du fait religieux vers l’organisation du travail […] pour que les femmes qui demandaient à aménager leurs horaires commencent alors à comprendre que ce qui relève pour elles d’une liberté individuelle apparaît aux autres comme une contrainte supplémentaire et […] renoncent spontanément à leur demande initiale.»
Une stratégie qui, dans des cas similaires que nous avons étudiés, a amené les employeurs devant les prud’hommes pour discrimination liée aux convictions religieuses. Pour l’avocat Édouard Habrant, intervenant dans ce type de dossiers, «l’employeur ne doit pas sonder les consciences. Au prétexte de l’organisation du travail, certains employeurs sont tentés de “normer” les comportements et les convictions dans l’entreprise.»
Surfant sur la sortie de son livre, Denis Maillard, parfois décrit comme un «fin stratège en lobbying social», a monté son propre cabinet de conseil en relations sociales en 2017, Temps commun, avec l’ancien président du syndicat étudiant UNEF-ID, Philippe Campinchi. «À chaque fois, les situations étiquetées “fait religieux” mettent les DRH ou les managers mal à l’aise jusqu’à les tenir parfois en échec. C’est en pensant à ces DRH et ces managers et pour répondre à ce lot de situations spécifiques mêlant bon sens, règles de management, principes juridiques et culturels, que nous avons conçu une offre particulière sous la forme d’un abonnement annuel baptisé “Quand la religion s’invite au travail”», précise Denis Maillard dans un post LinkedIn. «Je n’avais pas de commerce à faire autour de la laïcité, d’autres en ont besoin», observe un ancien membre de la première heure du Printemps républicain.
Laurent Bouvet et «l’insécurité culturelle»
Si Denis Maillard cultive la discrétion sur son appartenance au Printemps républicain –il n’apparaît pas non plus sur la page Wikipédia du mouvement–, Laurent Bouvet, lui, est revendiqué par tous comme l’intellectuel organique du groupe. Politiste et professeur à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, ce cofondateur du Printemps républicain a toujours oscillé entre intellectuel et polémiste sur les réseaux sociaux pour défendre sa conception d’une «laïcité intransigeante». Le propos ici n’est pas de mettre en cause l’intellectuel, mais d’analyser la manière dont se sont forgées les idées. «L’homme est estimable. Mais les conséquences de certains actes et ses écrits posent problème», note l’un de ses contradicteurs. Dans les petits papiers de Jean-Michel Blanquer, il a été nommé en 2018 au conseil des sages de la laïcité du ministère de l’Éducation.
Laurent Bouvet a présenté son concept-clé dans L’insécurité culturelle, sortir du malaise identitaire français (Fayard, 2015), qu’il définit comme «l’expression d’une inquiétude, voire d’une “peur”», celle de «percevoir ou ressentir le monde ou le voisin comme une gêne ou une menace en raison de sa “culture”, de différences apparentes ou supposées, qu’il s’agisse, par exemple, de ses origines ethno-raciales ou de sa religion, voilà ce qui provoque l’insécurité culturelle».
Il n’a jamais caché s’être inspiré du concept du géographe Christophe Guilluy, connu du grand public grâce à son ouvrage La France périphérique. Les deux hommes s’étaient côtoyés au sein de la Gauche populaire, un mouvement proche du Parti socialiste mettant l’accent sur la reconquête des catégories populaires. Mais Christophe Guilluy considère aujourd’hui que son concept a été dévoyé pour ne cibler qu’une partie de la population –les étrangers et les musulmans: «J’ai développé le concept d’insécurité culturelle en n’imaginant absolument pas que ça allait être récupéré.»
Il l’a en effet forgé au début des années 2000, lors d’un travail sur un groupe de logement social de l’Est parisien dans des cités où il n’y avait pas de «problème d’insécurité majeure». «Ce qui m’a gêné, c’est ce qu’est devenue l’insécurité culturelle. C’était un concept opérationnel pour des logeurs sociaux, explique le géographe, pour décrire le ressenti des catégories populaires confrontées à l’intensification des flux migratoires dans le contexte nouveau de l’émergence d’une société multiculturelle.» Aujourd’hui, il ne se reconnaît pas dans l’interprétation qui en est faite. «L’insécurité culturelle n’est pas simplement vraie pour les “petits Blancs”. Elle est vraie pour les “petits Noirs”, “les petits musulmans”, “les petits juifs”.»
L’apport intellectuel de Laurent Bouvet au débat sur la laïcité est par ailleurs jugé par ses pairs comme relevant plus de la polémique que du réel travail de fond. «Finalement, il n’a réussi ni sa carrière politique ni à devenir un intellectuel vraiment marquant. Il a progressivement défendu des positions républicaines un peu intégristes. Bien que ses livres soient intéressants dans leur genre, plutôt vifs et alertes, ce sont des livres d’intervention que pourraient écrire des journalistes de talent», lui reprochait l’historien Pierre Rosanvallon dans un portrait du Monde.
Avis nuancé par l’essayiste Hakim El Karoui: «Laurent Bouvet a deux visages: celui qui écrit des livres et celui qui écrit des tweets. Or, la pensée sur Twitter en 280 signes est vite caricaturale. Je préfère celui qui écrit des livres, pour qui j’ai de l’estime.» L’un de ses collègues à l’université est plus sévère: «Bouvet n’est pas solide du point de vue de ses travaux et il a une très mauvaise réputation à l’université, c’est pourquoi il s’est lancé dans la conquête de l’espace médiatique.»
Et ça marche, puisqu’il peut désormais se targuer d’échanger avec le président de la République. Lors de son discours des Mureaux «sur le thème de la lutte contre les séparatismes» le 2 octobre 2020, celui-ci évoque une notion-clé du mouvement: «Il y a une forme d’insécurité qui s’est installée, que certains ont qualifiée d’insécurité culturelle, je crois à juste titre, parce que notre société est percluse de fractures, de non-dits que nous avons laissé s’installer» –évocation saluée dans la foulée par le Printemps républicain sur Twitter.
Denis Maillard a quant à lui été reçu discrètement à l’Élysée par l’ex-conseiller social d’Emmanuel Macron et actuel secrétaire adjoint de l’Élysée, Pierre-André Imbert, le 25 février 2020, avec la première promotion de Social demain, son école de formation dont le but est d’identifier la génération de moins de 35 ans qui sera «capable de questionner le modèle et les frontières du social pour le réinventer “hors les murs”».