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SOURCE : Marianne
Audrey Jougla, professeur certifié de philosophie et auteur de plusieurs ouvrages, critique l’attitude de certains vulgarisateurs, qui renoncent à toute exigence intellectuelle.
À l’heure où la notoriété sur les réseaux sociaux suffit à légitimer les discours et où la recherche de sens semble s’accommoder d’une pensée prête à l’emploi, la philosophie paraît ne s’être jamais autant vulgarisée. Mais est-ce souhaitable ? Ce n’est pas tant la vulgarisation qu’il convient de critiquer, mais bien l’imposture, exercice périlleux s’il en est, puisqu’il situe d’emblée celui qui dénonce dans « le camp des vrais ».
UN FILON SÉDUISANT
Nombreux sont les ouvrages qui prétendent offrir une pensée consolatrice ou réconfortante à un grand public qui n’a gardé que de vagues souvenirs de son année de terminale, ou qui, peut-être, n’a jamais pu côtoyer la philosophie.
Frédéric Lenoir ou Charles Pépin caracolent en tête des ventes, publiant sur des sujets pour le moins accrocheurs : le sacré, l’écologie, l’imprévisibilité, sont les thèmes des trois derniers livres du premier ; quand les vertus de l’échec, la confiance en soi, et, récemment, la rencontre, sont ceux récemment abordés par le second.
Médiatiques, ils sont tous deux devenus des machines à publier et à commenter l’actualité, au point que la frontière avec le business peut sembler ténue. Si un tel succès suggère qu’il répond à un profond besoin sociétal, il dit aussi que ces auteurs possèdent un talent certain pour la vulgarisation de la philosophie.
Vulgariser (de vulgus, la foule, le peuple) : le mot est mal aimé, vécu comme une accusation de dénaturer, simplifier à outrance, voire désacraliser une discipline souvent perçue — et à raison — comme élitiste. L’on sent poindre le reproche, en filigrane, de mettre à disposition un ersatz de philosophie, un simulacre. Les vulgarisateurs préféreront alors le terme de « démocratiser », plus noble, qui induirait que l’on rend au peuple ce qu’on lui aurait confisqué.
Pourtant, les ouvrages de philosophie destinés au grand public ne se situent pas dans la démocratisation mais bien dans la vulgarisation, en ce sens qu’il s’agit d’une simplification et d’un rapprochement avec la mouvance du développement personnel.
C’est là toute la différence avec les cours de philosophie dispensés en terminale ou à l’université : les enseignants ne vulgarisent pas, ils expliquent, transmettent, soulèvent les difficultés sans les contourner. Ce que l’on appelle la pédagogie.
Or, notre époque semble confondre la vulgarisation, séduisante, facile (et mercantile), et l’enseignement, qui, lui, ne promet pas que du plaisir mais demande aussi des efforts. Alors que les ressources de contenus numériques ne cessent de s’accroître, et que le confinement a encouragé l’enseignement à distance, la frontière entre l’enseignant et le vulgarisateur paraît alors brouillée. Et la philosophie a le vent en poupe sur les réseaux sociaux, au point que des « Influenceuses beauté » n’ont aucun problème à citer Aristote sans le comprendre, à l’image de Mathilde Lacombe, entrepreneuse dans les cosmétiques suivie par 126 000 personnes sur Instagram, recueille par exemple plus de 3 800 « j’aime » pour sa photo du philosophe grec sur le bonheur. Parce que ça fait bien.
LA CRITIQUE EST FACILE
Mais pourquoi critiquer ceux qui s’efforceraient de rendre accessible à un grand public curieux, une pensée qui ne lui est pas parvenue sur les bancs du lycée, ou qui, simplement, le touche davantage désormais ? Quel mal feraient-ils ? La critique est facile, alors que l’intention est louable. D’où provient l’agacement : est-ce le succès ou la notoriété rencontrée ? L’aspect lucratif de la démarche ?
Les professeurs de philosophie, qui s’échinent heure après heure, à enseigner des notions, des auteurs ou des méthodes de dissertation, pourraient en effet faire la moue devant l’apparente facilité qui consiste à s’adresser au plus grand nombre, avec une pensée simplifiée ou, pire, un vernis philosophique.
C’est le reproche que formulent Henri de Monvallier et Nicolas Rousseau dans Les imposteurs de la philo (Le Passeur, 2019) où ils dénoncent une recette qui instrumentalise la philosophie pour servir la médiatisation et l’égo. Il serait alors facile de tomber dans une lecture binaire qui opposerait des vulgarisateurs à succès d’un côté, à de légitimes professeurs méconnus de l’autre. Et de se demander si, derrière la critique de la vulgarisation, les seconds n’envient pas le succès des premiers. Mais il ne faut pas confondre médiatisation et vulgarisation.
Au-delà de la simplification de la pensée, survient alors un deuxième problème : celui de la légitimité des vulgarisateurs. Si certains sont outillés pour le faire, d’autres se situent résolument du côté des imposteurs. Charles Pépin est agrégé de philosophie, et son propos ne sombre pas dans les travers de la psychologie positive, comme le note L’Express. Raphaël Enthoven, souvent critiqué pour sa médiatisation, n’en est pas moins normalien et agrégé. Pierre-Henri Tavoillot, qui intervient régulièrement dans les médias, est agrégé, docteur et maître de conférences. Julia De Funès, connue pour sa réflexion sur le travail, est docteure. Et lorsqu’on la présente comme philosophe, elle rectifie : « Philosophe de formation, le mot philosophe est très prétentieux, un philosophe c’est Kant, c’est Nietzsche, ce sont des grands personnages. »
N’en déplaise à leurs détracteurs, ces représentants médiatiques de la philosophie ont soutenu une thèse ou obtenu l’un des concours les plus exigeants de l’enseignement. Pour rappel, le taux d’admis par rapport aux candidats présents est autour de 10 % pour l’agrégation externe et de 8 % pour le capes externe. Toutes disciplines confondues ce taux est autour de 16% pour les agrégations 30% pour les capes (données statistiques des concours 2018 et 2019) . Ils sont donc plus que légitimes dans leur position.
L’ILLUSION DE LA FACILITÉ EST VENDEUSE
Il est en revanche gênant de constater que des ateliers philo pour enfants prolifèrent sans que les responsables n’aient la moindre qualification dans la discipline, comme « Les bonnes questions 78 », dont l’animatrice m’explique : « Je n’ai aucune formation spécifique en philosophie, simplement parce que je n’enseigne pas la philosophie mais la pratique du philosopher. » Bien. Mais cette nuance de taille est-elle saisie par ceux qui relaient ces ateliers ? La confusion semble volontaire et la philosophie, servir de caution. Et pourquoi les enfants ne mériteraient-ils pas d’avoir des enseignants qualifiés ?
Le compte Instagram intitulé « Philosophie is sexy », qui rassemble des dizaines de milliers d’abonnés, repose aussi sur une communication bien rodée. Une photo chiadée en noir et blanc chaque matin assortie d’un texte lénifiant aux connotations de psychologie positive, et voici que la philosophe autoproclamée Marie Robert tire « le filon de la philo », comme le note Libération. Publiée par son frère, directeur de publication chez Flammarion, et enseignant dans un lycée privé hors contrat fondé par son compagnon, elle propose de voir la philosophie au travers de notre quotidien, « Spinoza chez Ikea », et joue sur les noms des philosophes pour aguicher le chaland : Kant tu ne sais plus quoi faire(2018) et Descartes pour les jours de doute – et autres philosophes inspirants (2019). Sexy, on vous dit.
CRITIQUER LES PROFS POUR MIEUX DIVERTIR
Le malaise apparaît lorsque rejoindre sa newsletter est rapidement proposé en story, qu’elle fait la promotion, pêle-mêle, de la vente de ses cours en ligne, de son podcast éponyme, de stages de yoga-philo ou encore de partenariats avec des marques de crèmes solaires, de vêtements, de bijoux. Et de marteler cette ritournelle : la philo c’est cool,« c’est pas juste la dissertation, les gars », comme elle le dit dans une vidéo pour Brut où le niveau de langage n’a rien à envier aux lycéens, à dessein peut-être.
Son podcast s’ouvre sur un message qui frôle le prof bashing : « oubliez les cauchemars de terminale ». Mes confrères de philosophie qui s’évertuent à rendre leurs cours vivants, riches d’exemples et d’anecdotes, avec un entrain évident, apprécieront.
Surtout lorsque l’on apprend qu’elle dispense ses cours à moins de 10 élèves, dans des conditions très privilégiées – les frais de scolarité du lycée où elle enseigne sont entre 7000 et 7500€ –, alors que pour nous autres les classes de 35 élèves sont légion.
Dès lors, critiquer les professeurs et leurs cours ennuyeux pour vendre, à l’inverse, du plaisir et de la facilité, laisse dubitatif. D’autant plus qu’il s’agit ici de cocher toutes les cases des attentes des réseaux sociaux. Des stories chaque heure ou presque, une communauté d’abonnés systématiquement remerciée, et des messages d’autopromotion : nous sommes là bien loin de l’Éthique à Nicomaque. Faire croire que la philosophie est facile, contrairement aux cours de terminale, pour en tirer profit et notoriété : voilà le problème.
RENDRE ACCESSIBLE SANS RENONCER À LA DIFFICULTÉ
Alors que notre époque fuit la nuance, faire comprendre qu’il n’y a pas d’un côté le plaisir d’apprendre et de l’autre les professeurs et leurs cours exigeants, serait salutaire.
Des initiatives louables proposent heureusement de donner accès sans dévoyer, en montrant que la difficulté, loin d’être désagréable, est nécessaire.
Ainsi, la newsletter de Philosophie magazine mêle habilement les références et les auteurs à l’actualité. Le carnet de philo de Géraldine Mosna-Savoye, chaque matin sur France Culture, propose en quelques minutes de lier une réflexion sur le quotidien à des penseurs ou des concepts.
« Qui a dit que la philosophie n’était pas accessible ? », interroge la productrice Adèle Van Reeth dans un spot radio. Dans son émission les Chemins de la philosophie, cette normalienne réussit le grand écart qui consiste à s’adresser autant à des élèves de terminale qu’à leur professeur : textes minutieusement choisis, invités spécialistes du sujet, questions calibrées. L’émission vise une audience intellectuelle, diront certains, il n’empêche, en 2020, elle fut la plus podcastée de Radio France.
De 2002 à 2018, l’université populaire de Caen, créée par Michel Onfray– quoiqu’on pense du personnage – proposa des conférences de philosophie gratuites. Dans son sillage, Henri de Monvallier a créé l’Université populaire d’Issy-les-Moulineaux.
Francis Métivier, professeur et docteur en philosophie, utilise quant à lui le rock ou la pop culture (Pop Stories, la philo pour tous, Armand Collin, 2020) comme voie d’accès à la philosophie. L’un de ses ouvrages promet de lire Kant à la plage : un tel exercice demande une maîtrise et une pédagogie qui sont précisément les qualités de l’enseignant. En cela, vulgariser la philosophie correctement revient toujours à enseigner et nécessite un solide ancrage disciplinaire.
L’imposture survient quand on fait passer pour légitime celui qui ne l’est pas, pour philosophie ce qui n’est que développement personnel (lire à ce sujet ; Julia De Funès, Le développement (imp)personnel, Éditions de l’Obervatoire, 2019).
Il ne s’agit pas de choisir entre une exigence réservée à un entre-soi universitaire et une volonté de toucher les masses, mais bien de construire un chemin, dont seuls sont capables les professeurs les plus affûtés.
Alors, seulement, vulgariser la philosophie s’avère nécessaire, car « le plus grand bien qui puisse être dans un État est d’avoir de vrais philosophes. Chaque nation est d’autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux. » (Descartes, Préface aux Principes de la philosophie, 1644)