Jérôme Baschet : “Le Covid-19 est une maladie du Capitalocène”

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SOURCE : Marianne

Symptôme d’un basculement, le Covid-19 est, selon l’historien Jérôme Baschet, le pur produit du système capitaliste et de son productivisme exacerbé. Selon lui, il est temps d’agir en conséquence.

Historien médiéviste et spécialiste du mouvement zapatiste, Jérôme Baschet est ancien maître de conférences à l’EHESS. Il est l’auteur entre autres de La Civilisation féodale (Aubier, 2004), Adieux au capitalisme (La Découverte, 2014), Défaire la tyrannie du présent (La Découverte, 2018), La Rébellion zapatiste (Flammarion, 2019) et Une juste colère (Divergences, 2019). Il revient avec nous sur la crise engendrée par le coronavirus.

Marianne : Qu’est-ce qui permet d’affirmer que le Covid-19 est une maladie du capitalisme ?

Jérôme Baschet : La transmission à l’espèce humaine d’un virus comme le SARS-CoV-2 est liée aux bouleversements des équilibres du vivant que provoquent l’exploitation et la destruction des milieux naturels. Lesquels sont la conséquence de l’impératif de croissance illimitée et du productivisme compulsif du système capitaliste. C’est ce qui provoque à la fois le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité et la multiplication de nouvelles maladies. En ce sens, la pandémie de Covid-19 nous fait entrer avec fracas dans une période au cours de laquelle les humains devront affronter les conséquences des destructions engendrées par la dilatation sans fin de la machinerie capitaliste. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, d’autres pandémies surgiront, avec des virus peut-être beaucoup plus létaux que le SARS-CoV-2. Et ce n’est rien encore à côté de la vraie “seconde vague”, celle des effets attendus du dérèglement climatique.

L’hypothèse que le Covid-19 se soit échappé d’un laboratoire de Wuhan n’a pas été totalement écartée. Cela infirmerait-il le lien entre cette pandémie et le capitalisme ?

Le degré de probabilité de cette hypothèse est loin d’être négligeable. Mais, compte tenu des enjeux géopolitiques, il se pourrait qu’on ne dispose jamais de données fiables à ce sujet. En tout état de cause, si l’hypothèse était avérée, l’analyse globale ne serait guère modifiée. Le laboratoire de haute sécurité, dit P4, de l’Institut de virologie de Wuhan est le plus important en son genre en Chine pour l’étude des virus émergents, et notamment des coronavirus des chauve-souris. Si des investissements considérables sont engagés pour monter de tels laboratoires, c’est bien parce qu’il faut faire face à des risques épidémiologiques inédits – lesquels sont l’effet des dérèglements du vivant provoqué par l’activité humaine.

Les maladies infectieuses n’ont pas attendu le capitalisme pour exister, c’est évident

Un certain nombre d’analystes inscrivent l’émergence du nouveau Coronavirus à l’échelle planétaire dans la longue histoire des épidémies qui accompagnent l’humanité depuis ses origines. Que vous inspire cette approche ?

Les maladies infectieuses n’ont pas attendu le capitalisme pour exister, c’est évident, et elles ont fait dans le passé des ravages parfois plus considérables que le Covid-19. Ainsi, la Peste noire, à partir de 1348, a décimé entre le tiers et la moitié de la population des régions européennes touchées. Cependant, il faut récuser l’idée superficielle selon laquelle les épidémies seraient des phénomènes purement naturels qui auraient existé de tout temps, de la même manière : les épidémies ont une histoire ! Elles se développent surtout à certaines époques, avec des causes spécifiques et des formes de diffusion très variables. Les conditions de propagation d’un virus étant décisives, l’apparition des épidémies dépend en grande partie des interactions entre les milieux naturels et les formes d’organisation des sociétés humaines. Il me semble donc très important de proposer une compréhension historique du Covid-19, à l’opposé de la lecture “naturalisante” que diffuse par exemple Yuval Noah Harari, auteur du best-seller mondial Sapiens. Son discours, soucieux d’écarter toute critique de la globalisation, tend aux élites mondialisées le miroir flatteur dans lequel elles se plaisent à se contempler.

Remonter au néolithique permet cependant de pointer le rôle qu’a pu jouer l’activité humaine dans la propagation du choléra, de la variole ou de la rougeole…

Les principales maladies virales comme la variole, la rougeole, la varicelle, les oreillons, la grippe et d’autres n’ont pas existé de tout temps. Elle se sont développées en lien étroit avec l’un des bouleversements les plus importants de l’histoire humaine, au début du néolithique : le passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés agraires, fondées sur la culture intensive de certaines espèces végétales et la domestication de certains animaux. Il en a résulté une promiscuité inédite entre les groupes humains, plus sédentaires qu’auparavant, les animaux domestiques vivant près d’eux, ainsi que d’autres animaux comme les rats et les souris, attirés par les stocks alimentaires. C’est ce qui a permis à différents agents infectieux de passer de l’animal à l’humain : de nouvelles maladies d’origine animale qu’on appelle les zoonoses se sont multipliées. On assiste à un enchainement du même type aujourd’hui : la transformation profonde de l’organisation productive et sociale engendre une modification des interactions entre le monde humain et le reste du monde vivant, ce qui provoque l’émergence de nouvelles maladies épidémiques.

On ne peut pas attribuer à l’être humain seul la responsabilité des pandémies

Toutes les pandémies sont-elles dues à l’homme ?

On ne peut pas attribuer à l’être humain seul la responsabilité des pandémies. Les virus et les bactéries existent indépendamment de lui et ont leur propre modus operandi. L’agressivité de la bactérie Yersinia pestis, responsable de la peste bubonique, ne doit rien à l’homme, même si sa diffusion au XIVe siècle, a été favorisée par les routes commerciales joignant la Chine à l’Europe.

Qu’est-ce qui justifie de parler de rupture à propos du Coronavirus plutôt que de voir dans cette pandémie l’aboutissement d’un processus au cours duquel l’homme n’a cessé de vouloir se rendre maitre de la nature ?

D’abord, vouloir se rendre “comme maître et possesseur de la nature”, comme le dit Descartes en 1637, n’est pas une idée qui aurait toujours existé. Certes, les humains n’ont pas cessé de modifier leur milieu et d’interagir avec lui, mais vouloir dominer et exploiter une entité séparée de l’humain et appelée Nature relève d’une conception du monde qui est propre à la modernité européenne. Aujourd’hui, comme lors de la révolution néolithique, nous sommes confrontés à une multiplication de nouvelles zoonoses. Amorcé dans le dernier quart du siècle passé notamment avec le VIH, le mouvement semble s’être accéléré depuis deux décennies : SARS, grippe aviaire H5N1, grippe H1N1, MERS, Ebola, etc. Le premier facteur est l’essor des immenses élevages industriels de volailles et de porcs, dont les installations concentrationnaires et la logique hyper-productiviste entraînent des conséquences sanitaires souvent désastreuses et favorisent les sauts d’espèce des agents infectieux. Le second est la déforestation au profit des monocultures – comme l’huile de palme ou le soja – qu’affectionne le secteur agro-industriel, mais aussi en raison de l’expansion de l’urbanisation.

On ne peut pas imputer un tel basculement à l’espèce humaine dans son ensemble

Les chasseurs d’animaux sauvages s’aventurent dans des zones jusque-là préservées de l’intervention humaine et les animaux sauvages sont poussés à se rapprocher davantage des zones occupées par les humains. Résultat, le VIH est passé des singes des forêts d’Afrique vers l’homme et Ebola de même à partir de la chauve-souris. A quoi s’ajoute la globalisation des flux économiques qui assure aux nouveaux virus les moyens d’un rapide essor : l’explosion du trafic aérien a été le vecteur d’une diffusion planétaire fulgurante du SARS-CoV-2. Au total, l’expansion démesurée de l’économie mondiale, avec son absence manifeste d’attention aux équilibres du vivant, a bien favorisé la multiplication de nouvelles épidémies.

Pour qualifier l’ère actuelle, vous parlez de “capitalocène”. Faut-il opposer ce concept à l’anthropocène ?

La notion d'”Anthropocène” a été proposée en 2000 par le prix Nobel de Chimie Paul Crutzen. Elle désigne une nouvelle période géologique faisant suite à l’Holocène et dont on peut situer le début à la fin du XVIIIe siècle, lorsque l’usage de la machine à vapeur entraîne le décollage de la courbe des émissions de dioxyde de carbone. L’Anthropocène se caractérise par le fait que l’espèce humaine est devenue une force géologique capable de modifier les processus physiques essentiels de la Terre, à une échelle globale. Le dérèglement climatique en est la manifestation la plus évidente. Mais on ne peut pas imputer un tel basculement à l’espèce humaine dans son ensemble. On est face à une causalité historique plus spécifique : le système capitaliste et son productivisme exacerbé. Le terme de “Capitalocène” est donc une dénomination beaucoup plus pertinente pour qualifier la période actuelle.

On ne peut espérer enrayer les menaces qui pèsent sur la planète et sur l’humanité sans rompre avec les logiques consuméristes et productivistes propres à la civilisation capitaliste

Est-ce naïf que de penser que la pandémie actuelle puisse servir de point de départ à une transformation du monde ?

La paralysie de l’économie mondiale entraîne quantité de phénomènes extrêmement surprenants et pourrait être l’occasion de salutaires remises en cause. Mais il serait naïf de croire qu’un vaste examen de conscience puisse suffire à changer le cours des choses. Surtout si on omet de prendre en compte la puissance des forces qui œuvrent à une reprise du business as usual. Mais si le Covid-19 est bien une maladie du Capitalocène, il serait temps d’agir en conséquence ! On ne peut espérer enrayer les menaces qui pèsent sur la planète et sur l’humanité sans rompre avec les logiques consuméristes et productivistes propres à la civilisation capitaliste.


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