Depuis environ trois semaines, l’épreuve de contrôle continu, prévue par la réforme du lycée de Blanquer et dont les résultats devront être comptabilisés pour le bac, est censée se tenir dans chaque lycée. Ces E3C (Épreuve commune de contrôle continu) rencontrent une résistance qui ne cesse de grossir. Cette résistance marque l’entrée d’un nouveau secteur dans les luttes en cours : la jeunesse lycéenne.
Plus de 550 lycées perturbés, une coordination lycéenne nationale (CLN) qui s’est tenue ce week-end et un ministre de l’Éducation Nationale qui, après avoir assuré que tout se passait pour le mieux, reconnaît quelques « critiques » : les établissements scolaires sont à nouveau le lieu d’une contestation qui, en même temps qu’elle fait directement suite au mouvement du 5 décembre, pourrait le relancer. Car si l’opposition aux réformes Blanquer, sur lesquelles nous reviendrons, n’est pas nouvelle, elle se fait désormais en lien direct avec un conflit social bien plus large tout en incorporant un élément nouveau et politiquement très dangereux pour le gouvernement : la jeunesse lycéenne.
Crédit photo : Photothèque Rouge /JMB
Ce que le 5 décembre a changé
Avant de revenir sur ce mouvement lycéen qui grossit et, surtout, s’organise, il faut dresser la généalogie de cette lutte contre les E3C, pour mieux comprendre ce qui a changé depuis ces dernières semaines. Tout commence en juin/juillet 2019 pendant la dernière cession du bac. La frange la plus militante de l’Éducation Nationale s’organise et se lance dans une « grève des corrections » : pour protester contre la réforme du lycée, plusieurs enseignant.e.s, refusent de rendre les copies de bac qu’ils ou elles avaient à corriger. Ce mode d’action a permis au mouvement de connaître un écho médiatique important. Cependant, minoritaire et déconnecté de toute lutte sociale plus large, ce mouvement s’est heurté à un relatif isolement le condamnant à la défaite.
Tout, cette année, semblait avoir commencé de la même manière. Des enseignant.e.s ont formulé une série de griefs contre les E3C (risque d’un bac local inégalitaire, impréparation des élèves, risque de réduire l’enseignement à un bachotage sans fin, etc.). Beaucoup ont décidé, en signe de protestation, de ne pas faire remonter les sujets à leur équipe de direction (les sujets des E3C sont fixés par les équipes enseignantes dans chaque établissement) et, si les E3C devaient malgré tout se tenir, de faire la grève des surveillances. Le risque était le même qu’en juillet : celui de l’invisibilité médiatique et de l’impuissance politique. Pourtant, le contexte politique avait lui considérablement changé. Le mouvement contre les E3C se trouve dans la continuité immédiate de la très forte mobilisation du 5 décembre et lui fait écho. Il témoigne de la combativité nouvelle du secteur de l’éducation. D’où un premier élément très nouveau par rapport à l’été dernier : les enseignant.e.s prêt.e.s à se mobiliser sont bien plus nombreux qu’auparavant.
Ce que les lycéen.ne.s peuvent changer
Mieux encore : parce que la conflictualité sociale s’est considérablement développée, les enseignant.e.s ne sont plus seul.e.s. À leur tour, les lycéen.ne.s se sont mobilisé.e.s contre les E3C en bloquant leur lycée, permettant au mouvement de connaître une ampleur inédite. On l’a dit, ce sont en tout plus de 550 lycées qui ont connu des « perturbations » (le Syndicat National des Personnels de Direction de l’Éducation Nationale avance, lui, le chiffre de 43% de lycées perturbés). Ce qu’on entend ici par « perturbation » recouvre des situations très variées, allant de l’annulation pure et simple des E3C a des situations très tendues lors desquelles les E3C ne se sont tenues qu’au prix d’une répression policière et/ou administrative d’une violence rare. C’est que le gouvernement a peur et que sa peur, comme souvent, prend les traits d’une police déchaînée qui n’hésite pas à matraquer et à effrayer (des lycéen.ne.s ont passé des dizaines d’heures en garde à vue et d’autres ont dû se rendre à leurs épreuves en étant escorté par la police). On a même assisté à des scènes inédites hallucinantes : celles de policiers cagoulés parcourant les couloirs d’un lycée (en l’occurrence Hélène Boucher à Paris) afin de s’assurer de la bonne tenue des E3C. Pour prendre la mesure de la situation, il faut replacer la répression grandissante des mobilisations lycéennes depuis 2016, avec les blocus puis les « 11h Nation » pendant le mouvement de la Loi Travail. Mais il faut aussi se souvenir de l’écrasement total des vagues de blocages qui ont eu lieu durant le soulèvement des Gilets Jaunes, période durant laquelle, déjà, de nombreux/euses mineur.e.s ont connu le déchaînement brutal de la police, de garde à vue mais aussi, à Mantes-la-Jolie, une humiliation et une violence sans nom. À la répression policière s’est ajoutée la répression scolaire : la menace d’un zéro en cas de non tenue des É3C a été agitée, sur consigne directe du ministère, dans de très nombreux établissements. Cette menace (que Blanquer n’a nié qu’à la veille des vacances dans la zone parisienne) montre bien la peur que suscite le mouvement lycéen pour le gouvernement. Alors qu’en juillet 2019, Blanquer avait tenté d’épargner le plus possible les lycéen.ne.s en adoptant une solution très arrangeante1, il a cette fois choisi de les menacer explicitement. La stratégie est claire : dissuader à tout prix la jeunesse de se mobiliser. C’est que le danger est majeur : une mobilisation de la jeunesse lycéenne et étudiante pourrait donner au mouvement né le 5 décembre un souffle nouveau.
La nécessité de se coordonner
De manière générale, on aurait tort de croire que cette mobilisation contre les E3C ne serait qu’une protestation sectorielle sans lien avec les colères qui éclatent un peu partout. D’abord, parce que les E3C ne sont qu’une étape supplémentaire dans l’application de la réforme du lycée mise en place par Blanquer. Or, cette réforme, c’est d’abord et avant tout une volonté de réaliser des économies budgétaires : c’est par cette réforme que le ministre de l’Education Nationale pourra effectuer les suppressions de poste qu’il veut mettre en place (1000 suppressions de poste prévues pour la rentrée 2020 alors même que 33 000 lycéens supplémentaires sont attendus pour cette même rentrée). Cette volonté de faire des économies se retrouve à tous les étages. Par exemple, le budget consacré aux lycées par la région Île-de-France (ce sont les régions qui, en France, financent les lycées) a diminué de près de 30% depuis l’année dernière (passant de 1,27 milliards d’euros sur le budget 2019 à environ 800 millions sur le budget 2020). Finalement, les colères sont peut être « sectorielles » mais elles ont leur source dans une politique qui, elle, est parfaitement unifiée et qui consiste à faire des « économies » sur le dos des travailleur.euse.s en s’attaquant à leurs services publics (hôpitaux, écoles, etc.), à leurs pensions de retraite ou encore à leur allocations chômage. D’où la nécessité d’établir des mots d’ordre à même de faire des liens entre les différentes luttes qui émergent un peu partout : cela suppose que chaque secteur s’organise et se coordonne.
La CLN qui s’est tenue ce week-end constitue un premier pas en ce sens. En réunissant 124 participant.e.s, elle a permis d’inscrire le mouvement lycéen dans le conflit social qui nous occupe depuis déjà deux mois. En appelant à l’abandon du bac Blanquer et en à la journée du 20 février contre la réforme des retraites, elle permet de faire de cet appel à la jonction autre chose qu’un vœu pieux. Il est impératif que cet effort de coordination perdure. Il offre, d’abord, des avantages pratiques : il permet aux équipes militantes de chaque lycée d’aller aider, les jours où les E3C doivent se tenir, les autres lycées de leur secteur. Il constitue, de plus, la réponse la plus efficace à la répression policière et administrative qui s’abat sur les lycéen.ne.s mobilisés (l’appel à des rassemblements larges devant chaque établissement est une solution efficace pour dissuader les flics d’intervenir violemment). Enfin, cette coordination est la seule manière d’offrir au mouvement des mots d’ordre partagés par tout le mouvement. Nous voyons par ailleurs que le développement de coordination se structure dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche contre la réforme LPPR2: cela montre à la fois la prise en compte de la nécessité de faire bloc pour faire face au gouvernement mais aussi – surtout – de s’auto-organiser, en conscience, afin de porter revendications communes et projet alternatif. Les coordinations, à condition d’être à la fois démocratiques et représentatives, sont un outil particulièrement précieux pour faire progresser conjointement la contestation mais aussi le rapport de force. C’est ainsi, et seulement ainsi, que l’on pourra faire reculer un gouvernement qui, contesté de toute part, voit s’ouvrir de nouveaux fronts partout. À nous de savoir en profiter !
1 Lorsque la copie de bac n’avait pas été rendue, Blanquer avait décidé de remplacer la note de l’épreuve par celle du contrôle continu (c’est-à-dire par la moyenne que l’élève avait obtenue dans la matière concernée lors des trois trimestres de terminale). Une fois la copie rendue, il avait été décidé de conserver la meilleure des deux notes. Si cette décision avait été prise au mépris de toute légalité, elle cherchait clairement à épargner les lycéen.ne.s afin d’éviter tout mouvement de solidarité de leur part à l’égard de la mobilisation des enseignant.e.s
2 Ici la motion de la 1ère coordination des facs et labos en lutte des 1er et 2 février dernier, réunissant plus de 750 personnes : https://universiteouverte.org/2020/02/02/motion-coord-1-2-fevrier/