Tracer le virus, contrôler les populations. Vol de pigeons Oxford-Singapour

Gouverner, c’est prévoir comme on dit ; les catastrophes et les crises sont souvent des opportunités pour les gouvernements d’attaquer les droits et libertés démocratiques pour des objectifs à plus long terme. Je le sais. Tu le sais. Ils et elles le savent.1

Faire sortir les pioupious du nid du confinement

Le 24 mars, Macron lançait le comité analyse, recherche et expertise2 (CARE pour l’acronyme), en supplément du Conseil scientifique Covid19 qui avait notamment orienté vers le confinement de la population. Là où la mission du second est de conseiller le gouvernement dans les mesures à prendre pour limiter la propagation du virus, le premier lui a pour tâche de rendre sous 48h un avis éclairé sur toutes les avancés technique ou thérapeutique qui viennent ou qui viendront à se faire connaître, pertinent avec la lutte contre la maladie. En second lieu, sa tâche est de réfléchir « sur l’opportunité d’une stratégie numérique d’identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées. » ; principe que l’on entend sous le terme backtracking. Un procédé qui a déjà cours dans plusieurs pays asiatiques et qui a permis de retracer, d’informer, tester ou confiner les individus, s’appuyant sur les nouvelles technologies, limitant ainsi la propagation du virus.

L’efficacité de la maîtrise de la pandémie dans ces États (Corée du Sud, Singapour…) fait des émules en Europe. Thierry Breton a notamment invité huit des plus gros opérateurs européens, dont Orange (ex-France Télécom, opérateur historique) pour la France pour connaître les marges techniques dont disposent ces entreprises pour géolocaliser les populations, tracer la propagation du coronavirus.

Les solutions viennent sans doute trop tardivement pour éviter les drames et les pics, mais elles pourraient être appliquées pour favoriser le déconfinement ; c’est du moins le prétendu but.. C’est dans cette optique qu’intervient une étude, publiée le 31 mars, touchant à l’acceptabilité3 d’une solution de backtracking. Affublée de noms de chercheurs et de l’autorité symbolique de l’université d’Oxford, l’étude semble pourtant n’offrir qu’un résultat de sondage particulièrement vulgaire (voir la seconde partie de l’article).

Si on doutait de la mise sous tutelle de la recherche scientifique par les profits capitalistes, on pourra sans doute se référer aux propos tenus dans le premier paragraphe : « Cependant, ces mesures de confinement ont un coût énorme pour les entreprises, les travailleurs et leurs familles ». Un ordre de priorité bien agencé où on peut supputer que le coût pour les familles est imputable au coût supporté par les travailleurs/ses victimes des coûts portés aux entreprises. L’objectif est alors donné tout de suite après : « Par ailleurs, de récents modèles épidémiologiques prédisent que l’épidémie a de fortes chances de repartir lorsque les mesures de confinement seront suspendues ». Ce qui confirme bien la démarche de travailler sur de nouveaux systèmes de surveillance sur un terme plus long.

Pour son étude, ou plutôt son sondage, l’université d’Oxford s’appuie sur la présentation d’un modèle idéal d’application, inspiré de ce qui s’est fait à Singapour, installé sur smartphone selon des principes qu’on a peine à critiquer tant ils respectent l’utilisatrice ou l’utilisateur, le respect de la vie privée, l’anonymat4 :

  1. on part du principe que l’installation de l’application est volontaire (respect des libertés, adhésion libre…)

  2. un respect de la vie privée (aucune géolocalisation ; les données sont accumulées par les applications via les puces Bluetooth qui enregistrent mutuellement des informations d’identification d’un terminal à un autre en fonction d’un temps de présence minimal – retenu à 15 minutes – combiné à une distance estimée à 2 mètres)

  3. par une transmission de données minimales (une alerte est transmise aux terminaux des personnes croisées, par l’utilisateur qui se déclare infecté, selon les critères du point précédent ; une action qui permet également de remonter, avec l’horodatage, aux contacts croisés au moment où la personne est infectée mais non symptomatique).

  4. et anonymisée (une couche de cryptographie sur les identifiants bluetooth accumulés par l’application doit empêcher l’exploitation par un tiers). 

Presses de perroquets

Les résultats sont édifiants : 80 % des Français.e.s sont prêt.e.s à être volontaires pour l’usage d’une telle application. Et c’est bien ce qui est retenu par la presse, repris en boucle, tournant en rond… en reprenant à leur compte de façon acritique les analyses et conclusions de l’étude. Par exemple, ces même médias n’interrogent aucunement le fait que l’étude présente une application respectant par ces dispositions techniques et son fonctionnement, clairement, des principes de contrôle de l’utilisateur ou l’utilisatrice, de la vie privée, d’anonymistation, etc. alors que les choix des gouvernements peuvent être sur ces points bien contestables. Il en va de même des possibles difficultés d’adoption de l’outil pour des motifs psychologisants (« procrastination »). La conclusion évoque également des possibles difficultés de compétence mais ne fait absolument pas le lien entre ce défaut de compétence et les plus de 750 personnes qu’ils ont perdus sur le sondage faute d’avoir su passer les questions techniques (un filtre à compétence) comme on le voit sur le graphe 11 de l’étude. De presque 1800 on passe à 1010 qui ont répondu aux questionnaires duquel on « tire » tant et tant d’enseignement.

La représentativité revendiquée n’est pas même interrogée : représentatif de quel critère ? En France, la logique sondagière hérite de logique sociologique plutôt holistique, s’appuyant donc sur des critères sociaux pour y appliquer des raisonnements déterministes (ce qui se rapproche du marxisme dans ce que cette grille maintient sous une forme les rapports de classes, la question économique, le niveau culturel, etc.) par l’échantillonnage par la méthode des quotas5. Ici les critères sont « en emploi » ou « non » (mélangeant allègrement alors les retraites, demandeurs/ses d’emplois et étudiant.e.s), la présence de problèmes de santé, le genre (dont on ne dira rien, l’écart n’étant pas suffisamment significatif), la région (qu’on ne touchera pas, trop complexe). Et l’âge…

La représentation par l’âge n’a pas plus de validité. On ne saura pas s’il s’agit d’un biais introduit par le filtre technique à l’entrée. Toujours est-il que, comparé à la pyramide des âges de l’INSEE6, l’ensemble des catégories d’âges de + de 50 ans est sous représenté. Au contraire les moins de 50 ans sont sur-représentés. Et la déformation, l’écart, est d’autant plus croissant qu’on prend les catégories plus jeunes (pour les 41-50 ans, la sur-représentation est de 2,2 points ; pour les 31-40, elle est de 5,9 ; pour les 18-30 c’est +10 points). Et nous ne savons rien de leurs niveaux d’études ou de leurs catégories socio-professionnelles…

On se retrouve donc avec une prétendue étude universitaire, prenant la forme d’un simple sondage, qui présente, via les médias dominants, artificiellement, un rapport hégémonique d’adhésion à l’usage d’une application de traçage respectueuse de la vie privée. Pour avancer vers une solution, il faut l’embellir, provoquer l’intérêt, la faire saisir. Et ensuite rappeler quelque peu la composition de la réalité… pour un compromis bien moins idyllique…

Le coq français, volatile d’incertitude

Faire évoluer le droit français pour imposer le backtracking ? Matignon a répondu par la négative le jour de la publication du sondage d’Oxford et l’élaboration de cette application prend le chemin du modèle de Singapour. Un processus équivalent se déroule à l’échelle de l’Union Européenne où un groupe constitué autour d’un projet similaire nommé PEPP-PT7. L’application en cours de développement et appuyée par le code source de celle de Singapour devrait être présentée le 7 avril.

Difficile pourtant de penser que le meilleur des mondes soit incarné sur notre Terre. Le tapage autour du sondage d’Oxford servira sans doute à promouvoir une application acceptée « naturellement » (surtout présentée comme telle). C’est omettre les expériences précédentes. En France par exemple l’application SAIP8, produite à la suite des attentats de novembre 2015 dans le but de permettre une information efficace et localisée lors d’une attaque terroriste, n’avait été téléchargée que 900 000 fois alors que pour avoir un tant soit peu de sens elle aurait dû être activée sur au moins 5 millions de mobiles. Sans ajouter en plus les défauts techniques, bugs et manquements, l’application est un flop sur ce seul premier point. Alors que le contexte idéologique, social et politique, qui n’est pas sans similitude avec l’actualité – climat anxiogène, état d’urgence, union sacrée… – s’y prêtait.

Rester sur la libre adhésion et le volontariat ? C’est la position officielle de l’heure, non pas la logique de définition d’une nouvelle politique sur lesquels réfléchissent déjà les parlementaires, à l’instar de Yaël Braun-Pivet, présidente de la Commission des lois :

« Il est nécessaire de faire un point sur ce qui se fait ailleurs, et ce qu’il est possible de faire, ou pas en France. Nous allons sans doute procéder, dans le cadre de la commission des lois, à des auditions en la matière car il faut être prêt à tout même si, pour l’instant, le gouvernement n’est pas engagé dans cette voie. »9

Ailleurs ? Donc plus tellement à Singapour. En Chine ? À Taïwan ? En Corée du Sud ? En Israël ? Tous ces pays ont fait des pas bien plus liberticides.

Pour faire plus, il faudra changer les lois. Et d’un bout à l’autre des chaînes du pouvoir en France comme en Europe, on ne dit pas vraiment autre chose : tout est une question de « gain » et « d’ “avantages” d’un point de vue technique et scientifique pour réguler la pandémie. Des avis scientifiques sur lesquels l’un des leardership européens, Emmanuel Macron, s’assoit volontiers lorsqu’il est recommandé de procédé à un confinement total et à l’arrêt des activités économiques non-essentielles. « Un remède » que Macron a jugé « pire que la maladie ». Par ailleurs, les lois de l’État d’urgence intégré au droit commun sont aussi incompatibles avec les supposés règlements européens.

Qui seront les pigeons ?

L’expérience de Singapour n’est pas non plus un exemple de réussite ; le rapport d’Oxford évoque une forte limite à l’installation volontaire en regard de la chronologie de Singapour : l’application n’a pas atteint 25 % d’installation sur les smartphones sur les 10 premiers jours de déploiement et ce malgré une propagande médiatique importante, dans un État où la circulation de l’information devrait être facilité (surface restreinte, densités de populations élevée, niveaux de vie générale)… On a pu lire par ailleurs que l’utilité d’une telle application dans un État européen n’aurait de sens que si elle est adoptée par une majorité qualifiée (au moins 60%) de la population. Et bien que la presse titre de leurs caractères gras la disposition volontaire des Français.es suite aux résultats présentés par Oxford, elle semble ignorer cette recommandation présente en conclusion : « Ces difficultés parlent en faveur d’un régime d’installation automatique. » Donc nos docteurs d’Oxford torpillent le résultat placardé et diffusé à qui mieux mieux par l’expérience réelle de Singapour après avoir basé tout l’intérêt de leurs travail sur le même modèle applicatif et d’adhésion volontaire ? Trop fort !

Pour en revenir à Singapour le « succès » d’un contrôle de la pandémie — du moins momentané — doit aussi expliqué par des mesures plus simples : des dépistages massifs et mises en quarantaine… des moyens pré-existants, reliquats des crises sanitaires précédentes du SRAS. Le rôle de l’application est modeste. Par ailleurs son modèle permissif ne doit pas faire oublier des modalités bien plus intrusive numériquement des personnes placés en quarantaine/confinement avec des contrôles très réguliers par smartphone imposé par les forces de l’ordre. Un modèle brandit en exemple par l’OMS et les gouvernements européens. Vous vous rendez compte ? Une maîtrise de l’épidémie sans confinement et donc sans arrêts de l’économie ! Quel rêve pour tous ces ploutocrates ! Le rêve menace maintenant de se transformer en cauchemar. Vendredi 3 avril, Singapour décrète finalement le confinement général.10

Le questionnaire d’Oxford est plus grand que ce qui est mis en avant. Dans cette étude « d’acceptabilité », on ne cherche pas simplement à présenter un cas idéal et à la confronter à l’adhésion des sondé.e.s. Ce n’est que la première partie du questionnaire. La trame alterne avec des questions – adressées à celles et ceux qui n’acceptent pas – avec des hypothèses de proches atteints par la maladie (autrement dit, changeriez-vous d’avis si un.e proche était infecté.e ?). Et le questionnaire dérive de conditions idéales dans le contexte d’actualité, vers des hypothèses de modalités de déconfinement, ou vers des décisions autoritaires (toujours liés à la simple installation de l’appli). Le but n’est pas de rendre compte que les Français.es sont volontaires pour l’appli idéale, mais de vérifier, en jaugeant d’un contexte subjectif, les marges de manœuvres du gouvernement pour avancer, imposer, de nouvelles mesures, obligations, contrôles, à travers ici une application mobile.

Orange pourrie et ogre de Big Data pour tirer les piafs !

Quant à l’entreprise privée Orange, sa démonstration des flux de populations avant et après la déclaration de confinement a fait beaucoup de bruit pour décrire le paysage de la France dont la fuite massive des francilien.ne.s vers les autres régions. La Quadrature du Net nous informe plus précisément sur le service utilisé pour construire cette cartographie11, un produit nommé « Flux Vision » et déjà utilisé, vendu comme service, à travers des études dont les résultats sont incompatibles avec le prétendu respect à la vie privée (traçage manifeste de populations en fonction de leurs lieux d’habitation comparée à leurs lieux de vacances). Que le travail rendu soit anonymisé soit une chose, mais en interne, la faisabilité de ces études ne peut que passer par des identifications personnelles. Or non seulement La Quadrature du Net relève le laisser-pisser de la CNIL, mais pire, le PDG d’Orange affirme actuellement que les critères de la CNIL sont trop contraignants !12

Google, le 29 mars, s’est lancé dans une imitation d’Orange13 (bon, on imagine bien qu’il n’avait pas besoin de la démonstration d’Orange pour prendre l’occasion de se valoriser), avec des moyens de captation de données bien plus importants et surtout sur un plan international, Google a donc publié pour des dizaines de pays des statistiques de fréquentation de lieux sociaux (commerces, parcs…) ou lieux privées (domiciles), allant parfois, comme dans le cas français, à découper son analyse plus localement, par région, etc.14 Là encore, si le rendu du résultat ne comporte absolument aucune donnée individuelle, l’élaboration des statistiques n’a pas pu passer autrement que par l’agrégation de données individuelles.

Non aux applications de traçage qui volent et exploitent les données personnelles pour leur profits ! Non à la géolocalisation des opérateurs de télécommunications ! Pour l’interdiction de toute production de service basée sur l’exploitation de données privées, y compris prétendument anonyme ! Pour le respect des réglementations favorable aux respects de la vie privée, au contrôle des données par les utilisateurs et utilisatrices elles-mêmes ! Et pour l’établissement d’une véritable Commission de défense des libertés informatiques autrement moins mollassonne que la CNIL actuelle !

Avant tout vive le confinement et les dépistages massifs !

Notes

1 Sinon, il est toujours possible de se référer au précédent article ici : https://alt-rev-com.fr/2020/03/31/tracer-le-virus-controler-les-populations-recit-dune-mobilisation-de-talents/

6 Nos calculs découlent de l’exploitation des données brut de ce document : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381472

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