Le hirak, l’élite et les gens ordinaires

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SOURCE : Le Comptoir

En Algérie, le hirak (mouvement populaire en arabe algérien) dure depuis un an maintenant. Les critiques lui viennent de toutes parts, de la part du régime, bien sûr, qui vise à l’étouffer, mais aussi de la part d’une bonne partie de l’opposition et de l’élite. En vérité, la vielle élite politique et intellectuelle est dans sa majorité en décalage avec l’élan populaire. Dépassée, celle-ci refuse de reconnaître ses errements et préfère se réfugier dans la dérobade classique de l’objectivité politique ou de la neutralité intellectuelle. Les gens ordinaires dans la rue sont d’un autre avis.

La situation politique en Algérie est en ce moment la suivante : des centaines de milliers voire des millions d’Algériennes et d’Algériens sortent tous les vendredis – les mardis aussi pour les étudiants – pour manifester de manière très pacifique, et cela dure depuis plus d’un an maintenant. Les manifestations ont cessé pour le moment en raison de la pandémie. La revendication est la même pour tout le monde ; le slogan principal le montre de manière assez nette : « dawla madania, machi ‘askaria » « Etat civil et non militaire ». Les médias officiels du pays font comme si de rien n’était, aucune image des manifestations n’est diffusée. Chaque vendredi les gens scandent leur indignation : ils disent, s’adressant aux médias, « vous êtes la cause de nos malheurs ». À l’omerta des médias algériens s’ajoute celle des chaînes étrangères. La couverture de l’évènement à l’étranger reste très timide, et même une chaîne comme Al Jazeera, connue pour son engouement ambigu pour les révolutions, n’en parle presque jamais. Il semblerait que, pour ces chaînes, l’importance d’un événement se mesure à son degré de violence. En Algérie, le mouvement populaire a su rester fidèle à son tout premier slogan : « Nous la voulons pacifique », scandent les manifestants chaque vendredi.

Quand l’élite se dresse contre son peuple

En ce qui concerne l’opposition, celle-ci se divise globalement en deux blocs. Un bloc contre le hirak même quand il affirme le contraire, usant d’une langue de bois qui frôle la double pensée dans 1984 : ils sont à la fois avec le hirak et avec le régime. En vérité, ce bloc mise sur l’essoufflement du mouvement pour pouvoir enfin bénéficier des concessions superficielles lâchées par le régime – principalement l’accès à un parlement sans âme. Ce qu’ils n’ont pas encore réalisé, c’est qu’ils sont en train de disparaître avec ce régime. L’autre bloc s’accroche à l’idée d’une constituante, mais a du mal à convaincre. Les gens sont généralement méfiants des anciens partis politiques, en particulier pour leur accointance avec le régime. En outre, ces derniers restent peu représentatifs des couches populaires et adoptent des schémas politiques caducs et parfois contradictoires.

« La destruction des pays arabes a été l’œuvre des dictateurs et de leurs alliés et non pas des peuples en quête de justice et de liberté. »

C’est après les élections du 12 décembre, boycottées par la majorité des Algériens, que le premier bloc de l’opposition officielle s’est retourné contre le mouvement populaire. Ces partis avaient reçu un appel ambigu de « consultation » par le président, élu grâce à une élection qu’ils avaient eux-mêmes boycottées au motif qu’elle était massivement rejetée par le peuple. Pour justifier ce retournement – et pouvoir participer ensuite aux élections législatives –, ils ont formulé un ensemble de critiques à l’encontre du mouvement populaire. Ces critiques ont été reprises et relayées par des journalistes et intellectuels progressistes à sens unique, c’est-à-dire ceux qui ont fait de la critique des gens d’en bas – mais presque jamais de ceux d’en haut – leur passe-temps préféré. On peut résumer ces critiques en quatre points :

1) le hirak est trop pacifique au point qu’il est devenu « folklorique » selon certains ;

2) celui-ci n’a pas pu rallier l’« Algérie profonde » ;

3) le mouvement populaire souffre d’une « passion mortelle pour l’union », l’unité est synonyme de « dictature » disent les plus zélés ;

4) le mouvement doit s’organiser en créant des partis et des associations pour s’initier à la politique, sans quoi il ne pourra aboutir.

À ces critiques, s’ajoutent bien sûr celles du régime et de ses suppôts qui accusent le mouvement de vouloir déstabiliser l’Algérie, d’être infiltré par les islamistes, laïcs, berbéristes, LGBT, Israël, France etc. des accusations qui ne méritent même pas qu’on s’y arrête. La destruction des pays arabes a été l’œuvre des dictateurs et de leurs alliés et non pas des peuples en quête de justice et de liberté. Quant à l’accusation d’infiltration, les agents mentionnés réunies dans une seule manifestation prête plutôt à rire.

En ce qui concerne la première critique, celle du « folklore » pour reprendre les mots de l’écrivain Kamel Daoud, elle frôle le mépris. Les Algériennes et les Algériens tiennent à un soulèvement pacifique car ils sont conscients que tout dérapage pourrait leur être fatal. Le souvenir de la guerre civile n’est jamais loin, et la situation dans la région n’est guère rassurante. Quant au deuxième argument, il n’est pas moins malhonnête. Ce sont ceux qui connaissent le moins l’Algérie profonde qui osent en parler. Si les manifestations se font essentiellement dans les capitales, c’est d’abord parce que la capitale est le centre du pouvoir. En outre, les manifestants d’autres régions du pays veulent, en se déplaçant à Alger, échapper au contrôle très stricte dans leurs régions respectives, et les forces de l’ordre font tout pour les en empêcher. Finalement, tout le monde sait que la population algérienne est à plus de 80% concentrée dans les villes du nord.

Karim Tabbou

Concernant la troisième critique, celle d’une unité fantasmée et « anti-démocratique », elle vise à délégitimer une rue en effervescence et dire par-là que personne ne peut représenter ce mouvement. L’idée implicite est que la solution politique ne vient jamais d’en bas, et que le travail doit être laissé aux « politiciens professionnels ». Pourtant, les slogans des manifestants sont les mêmes depuis le début du mouvement, et résonnent dans toutes les régions mobilisées. Pendant ce moment, les Algériens sont en train de dépasser, pour la première fois dans leur histoire depuis l’indépendance, les clivages idéologiques qui les séparent. Des hommes et des femmes, couches populaires et classes moyennes, conservateurs et progressistes, marchent côte à côte en scandant les mêmes chants politisés qui sortent tout de droit de l’univers viril des stades de foot. Au fond, une alliance historique est en train de s’opérer au sein du peuple entre couches populaires et classes moyennes séparées au cours des trois dernières décennies par l’islamisme. Et que fait l’opposition pendant ce temps ? Elles s’obstinent à les renvoyer à leurs différences idéologiques respectives. La raison est que la disparition des anciens clivages idéologiques pourrait signifier la disparition pur et simple des anciens partis politiques.

La quatrième critique, celle de la nécessité d’une organisation politique, n’est, au fond, qu’une variante de la critique précédente. La réelle motivation derrière celle-ci est plutôt la division du peuple au moment où celui-ci tente de poser les conditions de l’exercice de la politique. La division est normale sous un régime démocratique, mais elle n’est pas souhaitable avant l’établissement de celui-ci. Il existe d’ailleurs plusieurs partis politiques qui n’ont jamais été agrée, sans mentionner les conférences qui sont systématiquement interdites. Vouloir exercer la politique comme en temps normal dans les conditions actuelles relève, au mieux de la naïveté, sinon de l’opportunisme.

Un seul héros le peuple

Fodil Boumala

En somme, tout le monde semble s’être ligué contre la rue en Algérie : les médias, la presse, l’élite, les politiques, tous à part quelques exceptions. Mais, en un sens, cela a également permis au hirak de faire le tri dans ses rangs, et de percer à jour tant de prétendus démocrates. Une nouvelle élite politique et intellectuelle, plus en phase avec son peuple, est en train d’émerger. Parmi les détenus d’opinions il y a ceux qui sont déjà devenus des figures de la contestation, à l’instar du journaliste Fodil Boumala ou le politicien Karim Tabbou ancien premier secrétaire du parti socialiste et chef d’un nouveau parti non agrée (Union démocratique et sociale). Il est regrettable que la couverture de tels procès contre la liberté d’expression reste très timide en France et en Occident en général. L’accusation portée contre tous ces détenus est la même : « atteinte à l’unité de la nation ».

En vérité, c’est le contraire qu’on leur reproche : le dépassement des clivages horizontales pour le seul vrai clivage qui est vertical. Les vieux clivages idéologiques ont effectivement empêché, pendant longtemps, l’établissement de la démocratie, étant donné qu’ils créent la foire d’empoigne en bas et maintiennent le statu quo en haut. Des voix s’élèvent d’ores et déjà pour mettre en garde contre la présence de la mouvance islamiste dans le mouvement populaire. Les vrais démocrates – c’est-à-dire ceux qui ne pratiquent pas « l’entourloupe qui consiste à vous accorder la liberté de choisir sous réserves que vous fassiez le bon choix » (Salvoj Žižek) – rétorquent que l’islamisme ne peut être vaincu que sur le plan des idées, et cela ne peut se faire que dans le cadre d’un Etat qui garantit le respect de la démocratie. Le cas tunisien a prouvé que cela était possible.

« Une alliance historique est en train de s’opérer au sein du peuple entre couches populaires et classes moyennes séparées au cours des trois dernières décennies par l’islamisme. »

De manière admirable, le peuple est entrain de poser les conditions fondamentales à l’exercice de la politique et de la démocratie, c’est-à-dire principalement séparer les pouvoirs (notamment une justice indépendante), asseoir la primauté du politique sur le militaire, libérer les médias, garantir le droit à la liberté d’expression pour que personne ne soit emprisonnée pour ses propres opinions. Pour le faire, les gens ordinaires n’ont pas besoin de s’appuyer sur des théories ni sur un savoir sophistiqué. Car s’ils ne sont pas « très calé sur le chapitre doctrinal », comme l’écrit George Orwell à propos du militantisme des couches populaires, ils sont, eux, « au cœur de l’affaire ». En effet, contrairement à une bonne partie de l’élite politique et intellectuelle, ils savent parfaitement que la démocratie a pour fin essentielle l’abolition de la tyrannie sous toutes ses formes et l’établissement de la justice et de la liberté. Pour cela, ils savent qu’il faudra démanteler tout un système autoritaire, c’est-à-dire en finir avec ses méthodes, pratiques et mentalités etc. Une fois cet objectif atteint, ils pourront ensuite élire des gens compétents, et surtout honnêtes. Des gens qui leurs ressemblent un peu, c’est-à-dire qui sont au courant de ce que les gens ordinaires endurent quotidiennement en Algérie. Le chemin est sans doute long et semé d’embuches, mais la détermination du peuple algérien a déjà fait ses preuves par le passé.

Farouk Lamine

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