Pourquoi les métiers utiles socialement sont-ils si mal rémunérés?
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À l’heure du Covid-19, des voix s’élèvent contre le marché, capable de légitimer des écarts de rémunération indécents. Les économistes classiques fournissent une explication morale.
Vendredi 17 avril, dans sa chronique quotidienne, Yaël Goosz, le directeur du service politique de France Inter, soulevait l’épineuse question du capitalisme contemporain: «Pourquoi les métiers utiles socialement sont-ils restés à ce point sous-valorisés?»
Autrement dit, comment est-ce possible que, depuis maintenant plus de deux siècles, nos modèles économiques durables, stables et pérennes n’ont jamais été capables d’assurer une lutte efficace contre les inégalités? On trouve encore aujourd’hui, malgré une croissance continue, malgré des évolutions technologiques révolutionnaires, malgré des améliorations sociales et sociétales historiques, des écarts de rémunération colossaux sans que cela ne change.
Pire, ils auraient même tendance à se renforcer au fur et à mesure que les situations progressent, que le niveau de vie grandit. La crise actuelle en a d’ailleurs été un révélateur puissant: partout dans le monde, le personnel de santé crie famine, alerte contre un manque caractérisé de moyens et un abandon durable alors que, au même moment, des métiers peu utiles, comme les footballeurs, les traders, etc. perçoivent des rémunérations démesurées si ce n’est indécentes.
Cette situation alerte et invite de plus en plus à réfléchir à l’après, à théoriser un nouveau modèle capable de lutter efficacement contre ces inégalités. Même le ministre de l’Économie français, Bruno Le Maire, appelait récemment à «un nouveau capitalisme» et un bouleversement profond.
La théorie capitaliste ne reconnaît pas l’importance de l’utilité sociale
Pourtant, à y regarder de plus près, en lisant et en redécouvrant les écrits fondateurs du capitalisme et du libéralisme moderne, on se rend compte que ces écarts de rémunération, ces supposées inégalités sont totalement légitimes, justes, si ce n’est morales.
Tout vient de la question de l’utilité sociale, précisément ce que Yaël Goosz critique. Tout dépend de l’importance donnée par la collectivité à un métier et les moyens que cette dernière aura pour en profiter. C’est l’économiste David Ricardo qui, dans son livre Des principes de l’économie politique et de l’impôt, paru en 1817, va s’attaquer à la démonstration moraliste et légitimiste du capitalisme.
Il reprend la métaphore, déjà citée avant lui par Adam Smith en 1776 dans son ouvrage La Richesse des nations, de l’eau et du diamant. L’eau n’a aucune valeur précisément parce qu’elle est utile, donc en quantité importante, alors que le diamant a une très grande valeur dans la société parce qu’il fondamentalement inutile, donc mécaniquement rare.
La valeur ne dépend que de cela: la valeur de toute chose est inversement proportionnelle à son utilité dans la société. Pour comprendre, il faut saisir la distinction, chez Ricardo, entre la valeur d’échange et la valeur d’usage. La première dépend de la quantité de travail pour la produire, de l’effort consenti. Et la seconde, la valeur d’usage, dépend de son utilité accordée.
L’utilité est inversement proportionelle à la valeur d’un bien
Pour Ricardo et l’ensemble des économistes classiques, cette utilité n’est pas le fondement de la valeur, tout simplement parce qu’un bien ou un service utile et en quantité importante nécessitera peu de travail pour le produire.
«Ce n’est pas l’utilité qui est la mesure de la valeur échangeable, quoiqu’elle lui soit absolument essentielle. Si un objet n’était d’aucune utilité, ou, en d’autres termes, si nous ne pouvions le faire servir à nos jouissances, ou ne tirer quelque avantage, il ne posséderait aucune valeur échangeable, quelle que fut d’ailleurs la quantité de travail nécessaire pour l’acquérir.»
Reprenons l’exemple de l’eau et du diamant. L’eau étant indispensable à la vie, elle est en quantité importante dans la nature et sa production demande très peu de travail. Sa valeur est donc minime. Moralement, c’est une très bonne chose puisque cela permet à ce que tout le monde y ait accès sans contrainte.
De l’autre côté, le diamant, bien ostensible, d’aucune utilité, est rare. Pour le produire, il faudra beaucoup de moyens techniques, d’efforts, de travail, précisément parce qu’il n’est pas utile donc peu courant. En fin de compte, sa valeur va augmenter. Toujours dans l’esprit de la morale capitaliste, c’est une bonne chose que le diamant vaille cher, son prix est une illustration de son inutilité.
Il est logique que les footballeurs soient très bien payés
Rapporté à notre époque, c’est la même chose entre les personnels de santé et les footballeurs. Les premiers étant profondément utiles, indispensables et nécessaires, ils coûtent peu cher, ils sont peu payéspour que le plus grand nombre y ait accès.
Quant aux footballeurs, disons les choses simplement, ils ne servent strictement à rien, ne sont que les représentants d’un jeu futile et monotone. Ainsi, ils sont rares et les «produire» demanderait d’importantes heures de travail. Des Neymar, Mbappé, Messi ou Ronaldo ne peuvent pas être reproduits à l’identique indéfiniment, ils sont uniques quelle que soit la formation ou l’éducation apportée. En conséquence, ils coûtent cher et peu de clubs sont capables de se les approprier.
Voilà précisément la morale capitaliste: rendre un service utile provoque nécessairement une rémunération faible. Mais c’est le but, afin que tout le monde puisse se l’approprier, puisqu’il est considéré comme indispensable et devant être en quantité très importante.
Si on change, on bouleverse tout
Pour bien comprendre la chose, supposons une totale remise en cause de cette morale. Imaginons que la crise du Covid-19 rebatte les cartes et impose une sortie de l’idéologie de marché, impose une valorisation sans précédent des personnels de santé, mais aussi des professeur·es, des juges, des forces de l’ordre, de tous les métiers utiles.
Cette forte valorisation conduira à une augmentation de leur prix. Pour calibrer ces fortes rémunérations avec un équilibre économique, il faudra obligatoirement augmenter leur coût d’accès et contraindre ainsi leur accessibilité, ce qui sera contre-productif et moralement indécent. Seules les personnes qui auront les moyens pourront s’offrir ces services utiles. Quant aux autres, elles n’auront rien.
C’est précisément cela que met en avant le capitalisme: l’utilité ne doit pas être le fondement de la valeur d’échange car cela bloquerait l’accès à ce qui est utile au plus grand nombre. Qu’on soit d’accord ou pas, cela reste une tentative de moralisation du libéralisme.