Corps résistants et puissants chez Silvia Federici. Une stratégie d’insurrection féministe

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SOURCE : Contretemps

À propos de : Silvia Federici, Par-delà les frontières du corps, Paris, Editions Divergences, 2020, préface de Jules Falquet.

« Ceci (n’) est pas mon corps. Car j’ai selon les jours et les heures, des tas des corps et des tas des langages ». Entre ces langages, il m’arrive d’hésiter. […] Car j’ai un corps droit érigé, tout un visage, un corps de tête, avec un langage de tête qui marche droit, j’ai un corps rond, un corps courtes-pattes, un corps ras de sol et un corps ailé, j’ai un corps qui se traîne… […] j’ai un corps plein d’organes, un corps ventre, un corps migraine, un corps cacophonique et un corps silence, tout d’une seule pièce, j’ai un corps de cent ans et un corps de vingt, un corps du matin et un corps du soir… alors je ne sais pas.

Et comme j’ai des corps, j’ai des langages plusieurs, qui ne sont pas seulement déterminés par le lieu où ils se prononcent mais qui trouvent origine, appui, dans mes corps : langage d’universitaire, langage de groupes féministes, langage du GRIF, langage d’amis, langage d’écriture, langage de sexe, langage de conférences, langage de village et de tasse de café, langage de silence.

Si je me réfère donc à mon expérience, je n’ai pas un corps, un langage du corps, mais des corps et des langages de corps. […] Je ne m’y identifie pas non plus, comme je ne m’identifie à aucun d’entre eux, à aucun de mes corps. Besoin de me déplacer, de ne pas tenir en place, de ne pas tenir à ma place. […] Et, en même temps, projet toujours approché et toujours déçu de porter partout le même corps et le même langage, d’écrire comme on vit, de militer comme on écrit, de parler comme on touche, de vivre comme on milite » (Françoise Collin, Polyglo(u)ssons, 1976).

Qu’est-ce que peut un corps ?, le titre de l’ouvrage de Deleuze a été le fil rouge qui m’a accompagné dans la lecture de ce dernier et si marquant ouvrage de Federici. En effet, c’est une espèce de nomadisme, de déplacement continu des intensités, de corps en corps auquel Silvia Federici nous convie dans ce nouveau livre qui, comme le dit justement Jules Falquet dans sa préface, est une sorte d’OVNI par rapport à ses derniers ouvrages. Ce qui d’ailleurs ne fait qu’augmenter la puissance théorique et politique de chaque partie qui le compose :

– la première où il est question de l’oppression et de l’exploitation du corps des femmes dans le capitalisme, des revendications féministes des années 1970 et de la crise de la reproduction aujourd’hui ;

– la deuxième où Federici analyse le corps, le genre et la performance en faisant moins allusion aux travaux de Judith Butler[1]qu’aux applications limitées et partielles du concept de performance qui ne prennent pas en compte les contraintes non seulement discursives mais aussi matérielles qui pèsent sur le corps de femmes, en passant par  les enjeux  de ce qu’elle appelle un mouvement de fabrique du corps qui vont de la chirurgie plastique jusqu’à la GPA, pour enquêter plutôt sur l’institution médicale et l’histoire de sa collaboration avec l’État et le capital ;

–  la troisième où elle revient sur le rôle joué par la médecine, la psychologie et la philosophie dans la disciplinarisation du corps pour le transformer en force de travail, et dans laquelle nous trouvons aussi un texte écrit en 1982 avec George Caffentzis ;

– la quatrième avec le beau titre Éloge du corps dansant ; 

– et la postface Sur le militantisme joyeux où revendiquer nos corps devient ainsi une stratégie immanente d’insurrection puissante aux ravages capitalistes.

Qu’est-ce que peut un corps ? Qu’est-ce un corps ?  Corps de femmes, corps féminisés, corps défaits jusque dans le mouvement de procréation qui est transformé en reproduction, c’est-à-dire en production des producteurs, en corps au travail, corps exploités, opprimés, violés mais aussi et surtout corps résistants, corps subversifs, corps en grève, corps combattants, corps dansants, corps joyeux, corps puissants.

En effet, comme le dit Veronica Gago dans son ouvrage – qui sera bientôt disponible en traduction française – intitulé La potencia feminista. O el deseo de cambiarlo todo:

« La puissance, de Spinoza à Marx, n’est jamais et n’existe jamais détachée du corps qui la contient. C’est pourquoi la puissance féministe est la puissance du corps en tant que corps toujours individuel et collectif. De plus, la puissance féministe étend, amplifie le corps grâce à la façon dont elle est réinventée par les luttes des femmes, par les luttes féministes qui, encore et toujours, actualisent le concept de puissance. La puissance n’existe pas dans l’abstrait. La puissance féministe, c’est la capacité de désirer[2] ».

Cette capacité de désirer existe car d’autres mondes sont possibles et les corps puissants, joyeux et imprévus des femmes en révolte, ces corps qui sont une marée indisciplinable, incontrôlable – à l’image de la grève internationale féministe – ces corps nous le prouvent.

Car s’il est clair « que le corps est la condition d’existence de la force de travail, il en est aussi la limite, en tant qu’élément principal de résistance à sa dépense » (Caliban et la sorcière, p. 255) et c’est pour cette raison que dans la quatrième partie de Par-delà les frontières du corps, « Éloge du corps dansant », Federici nous dit :

« on peut reconstruire une histoire du corps en décrivant les diverses formes de répression que le capitalisme a mis en œuvre contre lui. Mais j’ai décidé d’écrire plutôt sur le corps comme terrain de résistance, c’est-à-dire le corps et ses pouvoirs-pouvoir d’agir, de se transformer, le corps comme limite à l’exploitation » (p. 131).

Dans Par-delà les frontières du corps, si d’un côté Federici se propose « d’extirper nos corps des pouvoirs et des dispositifs technologiques qui les aliènent et les transforment en identifiant la plaie : les rapports sociaux de genre, de classe et de race », de l’autre elle dessine une stratégie militante et joyeuse inspirée du féminisme communautaire d’Amérique latine sur lequel je reviendrai – que l’on retrouve dans la quatrième partie : « écoutons le langage et le rythme du monde naturel, c’est la voie de la santé et de la guérison de la terre. […] Une politique immanente y réside : une capacité de transformation de notre corps, des autres et du monde » (p. 137), ainsi que dans la postface Sur le militantisme joyeux : « je préfère parler de joie plutôt que de bonheur. Parce que la joie est une passion active » (p. 140).

Pour le dire avec Deleuze, Federici exhorte à s’affecter de joie, à multiplier les affects qui expriment un maximum d’affirmation, à faire du corps une puissance qui ne se réduit pas à l’organisme.

« Un pas important est franchi quand nous prenons conscience que nous entrons dans le mouvement avec beaucoup de cicatrices. Nous portons tous les marques de la vie telle qu’elle nous est faite dans la société capitaliste. C’est même, en réalité, pour cela que nous voulons lutter et transformer le monde ». (p. 141).

Il est clair dès le départ que les blessures viennent du fait que « l’un des principaux projets du capitalisme a été la transformation de nos corps en machine de travail » (p. 33) mais ce processus s’est appliqué différemment aux hommes et aux femmes. Dès Caliban et la Sorcière, Federici n’a cessé d’analyser la manière dont le corps a été pour les femmes dans la société capitaliste ce que l’usine a été pour les travailleurs salariés : le terrain originel de leur exploitation et de leur résistance, lorsque ce dernier a été approprié par l’État et les hommes et contraint de fonctionner comme moyen de reproduction et une source d’accumulation capitaliste (Caliban et la sorcière, p. 29).

Dès son engagement dans le mouvement féministe, le fil conducteur des réflexions de Federici a été la question des conditions matérielles de vie des femmes, leur oppression et exploitation, la question du travail reproductif des femmes en montrant comment il participe de façon essentielle à l’accumulation du capital. Or nous savons très bien comment le capital s’est emparé des corps et les a réduits à une commune abstraction. Comme le dit Daniel Bensaid :

« Le capital est aussi recensement des corps, mise au travail, soumission des corps à la discipline et à la machine et au principe de rendement. Force de travail, le corps devient marchandise parmi d’autres et tous les corps deviennent marchandise en puissance » (La discordance des temps).

Dans Par-delà les frontières du corps, Silvia Federici se propose de refaire ce recensement des corps des femmes dans le capitalisme, avec le grand mérite de toujours tenir compte des conditions matérielles d’existence ; autrement dit, aucune transcendance n’est possible, les corps sont toujours processus et en relation, ce sont des corps désirants dont Federici dessine une cartographie matérialiste et immanente en montrant toute leur puissance quand ces corps se rebellent, luttent, occupent les rues et construisent des lignes de fuite en devenant des corps politiques.

Mon corps m’appartientmon corps est à moi, slogans qui ont marqué le mouvement féministe des années 70 et le travail même de Silvia Federici. Comme elle-même l’affirme dans l’introduction, Par-delà les frontières du corps était né comme une réponse aux questions émergées lors de trois conférences données au California Institute of Integral Study en 2015 sur la signification du corps et des politiques du corps dans le mouvement féministe des années 1970, ayant pour  but de répondre à trois objectifs :

« insister sur la contribution du féminisme des années 1970 à une théorie du corps ; admettre, simultanément, son incapacité à élaborer des stratégies susceptibles de transformer les conditions matérielles de la vie des femmes et revenir sur le cadre théorique présenté dans Caliban et la sorcière, c’est-à-dire les racines des formes d’exploitation auxquelles ont été soumises les femmes dans l’histoire de la société capitaliste » (p. 23).

Bien consciente, pour le dire avec Françoise Proust[3], qu’il faut traiter l’histoire « de manière politique » pour la considérer d’un point de vue l’actuel. Les discussions qui ont suivi les conférences conduisent alors Federici à complexifier, élargir le cadre qu’on vient d’esquisser et l’amènent à se poser une série de questions et à développer des stratégies pour le mouvement féministe.

Premièrement, faut-il – se demande Silvia Federici – rejeter la catégorie de « femmes » ?  Il s’agit là d’une question cruciale pour le mouvement féministe qui se veut révolutionnaire, antiraciste, anticapitaliste et véritablement décolonial,et à partir de laquelle nous devrions, à mon sens, problématiser et analyser le sujet même du féminisme, ce Nous, les femmes. En effet, comme l’affirme Elsa Dorlin dans son introduction à Sexe, race et classe[4], les mouvements féministes ont tendance à produire un sujet politique, Nous les femmes, qui nivelle la multiplicité des expériences sexistes auxquelles les femmes sont sujettes, réduisant ainsi les femmes à une expérience type.

L’unicité de ce sujet politique Nous les femmes, issu d’un certain féminisme qu’avec les mots de Françoise Vergès on pourrait qualifierde civilisationnel[5],ou le féminisme du 1%[6]– ce sujet universalise abusivement une expérience d’oppression, calquée sur l’expérience des femmes de la classe moyenne européenne ou nord-américaine, et dessine les contours de ce en quoi doit consister l’émancipation des femmes.

Or le problème n’est pas tant que le Nous qui s’exprime parle abusivement au nom de toutes les femmes : le problème réside plutôt dans le fait que ce Nous qui parle s’adresse aux Autres femmes comme à des objets de discours. (Voir aussi à ce propos les analyses remarquables de C. T. Mohanty, mais aussi bien de G. Anzaldua, C. Moraga et N. Alarcon). La question que Federici soulève ici est alors celle, capitale, du sujet, ou mieux des processus de subjectivation[7]au sein du féminisme. Comme le dit Dorlin dans Sexe, genre et sexualités, en se référant à Maria Puig de la Bellacasa :

L’utilisation du terme « féministe » par Hartsock, plutôt que « femmes », marque le caractère produit de ce positionnement ; c’est-à-dire qu’il s’agit d’une position construite à partir d’une situation subie et non pas d’un point de vue féminin essentialisé. La définition est politique et non ontologique. En conséquence, il s’agit d’une position politique, « engagée ». Le savoir produit par et depuis le positionnement féministe constitue à la fois une ressource cognitive et une ressource politique.[8]

Comme, par ailleurs, Françoise Collin, philosophe féministe – dont la puissance de sa pensée pratique est loin d’être reconnue – ne manquait pas de le rappeler, la condition commune d’oppression ne suffit pas à elle seule à réclamer une sororité universelle neutralisant les différences entre toutes les femmes, dans la mesure où s’il est possible de supposer une généralité de l’oppression des femmes, il faut aussi souligner que cette oppression n’adopte pas les mêmes formes d’une culture à l’autre et d’une époque à l’autre, et que ce concept doit être constamment réactivé, ré-analysé, re-décliné selon des circonstances concrètes, historiques et contingentes.[9]

L’oppression, au sens plus concret du terme, à savoir celui de la matérialité des pratiques, atteint chaque femme jusque dans son intimité de manière toujours singulière. Cette oppression ne peut être combattue que collectivement comme on l’a vu avec la grève internationale féministe notamment en Amérique Latine. (Je me permets de renvoyer à mon entretien). D’ailleurs, et en se référant aux féministes d’Amérique latine qui, pour se battre contre la violence systémique et structurelle faite aux femmes, l’endettement, et pour le droit à l’avortement, sont entrées en lutte ensemble malgré leurs différences, Federici rappelle et affirme que « si l’on évacue « les femmes » comme catégorie politique-analytique, alors le féminisme disparaît aussi » (p.25).

Pourquoi le corps ? Et pourquoi pas le corps ? Il est évident que c’est dans le rapport que nous entretenons avec notre corps, dans la manière dont est structurée sa relation à l’autre, que s’enracine et se perpétue le système d’oppression et d’exploitation dont nous sommes l’objet dans la société capitaliste, car « les politiques du corps témoignent d’une prise de conscience que nos expériences les plus intimes, censément privées, sont en réalité hautement politiques, intéressant l’État-Nation » (p. 48).

Le corps des femmes est dès lors un champ d’intersection des forces matérielles et symboliques, il n’est pas un destin anatomique. Tout l’enjeu du mouvement de révolte féministe a été – comme nous le montre Federici tout au long de la première partie – de dénaturaliser la féminité, c’est-à-dire dénaturaliser ce que devrait être et faire une femme.

L’idée forte de Federici est alors qu’il faut revendiquer l’abolition de toutes les formes d’exploitation :

« Notre tâche en tant que féministes n’est pas de dire à d’autres femmes quelles formes d’exploitation sont acceptables, mais d’alimenter une puissance collective qui nous permette de ne pas nous vendre, de quelque manière que ce soit. Faisons-le en revendiquant nos moyens de reproduction – la terre, l’eau, la production des biens et de connaissance, et notre pouvoir de décision, notre capacité à choisir la vie que nous désirons » (p. 54)

Le dernier point que je voudrais aborder est l’utilisation novatrice par Federici du jeune Marx, notamment de son affirmation selon laquelle « la nature est le corps inorganique de l’homme [10]» pour suggérer « [qu’]il fut un temps où nous pouvions lire les vents, les nuages et les variations dans le courant des rivières et des mers » (p. 133) en faisant écho à ce qui est au centre des réflexions écoféministes, à savoir l’oppression et l’exploitation des femmes, de leur corps, et l’exploitation et la destruction de la nature comme étant deux facettes indissociables du système capitaliste.

D’ailleurs, et comme le rappelle justement Jules Falquet dans sa préface – cette réappropriation des corps est déjà pratiquée par des militantes féministes d’Amérique latine depuis des années : pour elles, le corps des femmes est le premier terrain de lutte qu’il faut décoloniser, dépatriarcaliser. « Ni las mujeres ni la tierra somos territorios de conquista ! » Ni les femmes ni la terre ne sont des territoires à conquérir ! Ce cri résonne dans toute l’Amérique latine. Il est apparu par la voix du groupe féministe bolivien Mujeres Creando mais on pense également aux analyses de Lorena Cabnal, féministe communautaire guatelmatèque[11] qui souligne comment « c’est sur les corps des femmes et aussi sur la terre que toutes les oppressions sont construites ».

On devine alors en quoi la voie que Silvia Federici nous invite à parcourir est celle d’une politique immanente d’écoute des corps et de la terre ; en effet, elle nous enjoint à écouter « le langage et le rythme du monde naturel, c’est la voie de la santé et de la guérison de la terre » (137) rappelant, au fond, ce que soutenait Françoise Collin :

« le critère de l’action révolutionnaire c’est la santé. Et la santé ce n’est pas le travail, ni son corollaire, le loisir. La santé, c’est peut-être les femmes » (Le corps se rebiffe, in Le travail c’est la santé, Cahiers du Grif, 1976).

 

Illustration : N. O. Bonzo. Voir notamment https://nobonzo.tumblr.com/. 

 

Notes

[1]Judith Butler quant à elle distingue la performance de la performativité. Dans Bodies That Matter, elle revient sur son idée séductrice issue de Gender Troubleselon laquelle le genre est une sorte d’improvisation théâtrale, en soulignant comment il n’est pas possible de construire ou déconstruire le genre de façon volontariste. Elle écrit : « Il est tout d’abord très important de distinguer la performance de la performativité : la première présuppose un sujet, tandis que la seconde met enquestion lanotion même de sujet ». J Butler, Humain, inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, Editions Amsterdam, 2005, p. 17

[2]V. Gago, La potencia feminista. O el deseo de cambiarlo todo, Tinta Limón y Traficantes de Sueños, 2019.

[3]F. Proust, L’histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Editions du Cerf, 1994

[4]E. Dorlin, « Vers une épistémologie des résistances » in Sexe, Race, Classe. Pour une épistémologie de la domination, sous la dir de (E. Dorlin), Paris, PUF, 2009, p. 10

[5]Engendrant ainsi un véritable dispositif d’oubli au lieu de penser le féminisme à partir de sa pluralité hétérogène et insurrectionnelle dans un espace géopolitique plus large, issu de l’expérience coloniale et donc segmenté de manière raciale. Cette véritable forclusion nous montre comment il faudrait plutôt se pencher sur le fait incontournable et incontestable que le sexisme, l’exploitation sexuelle, l’oppression sexuelle ne peuvent pas être séparés du racisme, du colonialisme, de l’esclavage et de l’exploitation capitaliste. Voir F. Vergès, Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Paris, Albin Michel, 2018 et F. Vergès, Un féminisme décolonial, Paris, La Fabrique, 2019

[6]Voir C, Arruzza, T. Bhattacharya, N. Fraser, Féminisme pour les 99%. Un Manifeste, Paris, La Découverte, 2019

[7]« Être sujet c’est être identifié, nommé connu transformé en objet de discours, de savoirs et de pratiques, assigné à une position dans l’espace mais c’est aussi se nommer soi-même  – ou refuser de se nommer -, se considérer comme le sujet et l’objet de ses propres pratiques, déplacer les assignations imposées, décaler les grilles d’objectivation subies, faire bouges les lignes, se reconnaître dans un devenir davantage que dans une position, c’est faire de cette construction sans fin, de cette subjectivation sans cesse relancée, le barycentre de la vie ; c’est ériger la différence à soi comme moteur de la construction de soi. […] Pourtant il est toujours possible, de l’intérieur même des déterminations historiques, politiques, sociales, épistémiques, culturelles, démographiques, d’expérimenter quelque chose comme une subjectivation libre, une transformation du rapport à soi et aux autres, une relance du devenir. Ce terrain d’expérimentation, c’est celui des pratiques – et singulièrement, celui des pratiques de lutte. La subjectivation est à la fois le nom de ces pratiques et le produit toujours provisoire de leur expérimentation ; il est aussi le signe tangible, de l’intérieur, des déterminations qui nous font être ce que nous sommes, de notre liberté indéfectible ». J. Revel. « Subjectivation », in Dictionnaire politique à l’usage des gouvernés,Paris, Bayard, 2012, pp. 451-456.

[8]E. Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris, Puf, 2008, p. 19.

[9]Je pense aussi ici aux analyses d’Audre Lorde qui à ce propos affirme : « L’oppression des femmes ne connaît aucune frontière ethnique ou raciale, c’est vrai, mais cela ne signifie absolument pas qu’elle est identique au sein de ces différences. […] On ne doit pas simplement tolérer les différences, on doit plutôt les envisager comme un réservoir de polarités nécessaires entre lesquelles peut jaillir notre créativité tel un faisceau de lumière. […] La différence est ce lien fondamental et puissant à partir duquel se forge notre propre force. […] Sans communauté, il n’existe pas de libération, mais seulement un armistice des plus fragiles et précaires entre un individu femme et son oppression. Mais communauté ne veut pas dire abandonner nos différences, ni prétendre lamentablement que ces différences n’existent pas. […] Il existe entre femmes des différences certaines de race, d’âge, et de sexe. Mais cene sont pas ces différences qui nous séparent. C’est plutôt notre refus d’accepter ces différences. […] Aujourd’hui les femmes blanches se focalisent sur leur oppression de femmes et ne tiennent aucun compte des différences de race, de préférence sexuelle, de classe sociale et d’âge. Le mot sororité recouvre d’un faux-semblant d’homogénéité l’expérience de toutes les femmes, mais dans les faits, la sororité n’existe pas. En refusant d’admettre ces différences de classes, les femmes se privent de l’énergie et de la créativité des unes et des autres » (Sister Outsider. Sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme…, Genève, Editions Mamamélis, 2003, pp. 76,120, 126-127)

[10]Il me semble intéressant de remarquer comment aussi Judith Butler (avec qui Federici dialogue bien qu’indirectement dans le IVèmechapitre Sur le corps, le genre et la performance) dans un texte prononcé au séminaire étudiant Lectures de Marx de l’ENS et récemment édité sous les titre Deux lectures du jeune Marxrevient vers le  jeune Marx- comme l’ont d’ailleurs déjà fait  T. Negri et M. Hardt dans Labor of Dionysus : Critique of The State-Form(University of Minnesota Press, Minneapolis, 1994) – pour mettre en lumière la façon dont le travail est reformulé non seulement comme mode production, mais comme un mode performatif de production du politique. Ce que je veux souligner est que, comme Federici, Butler s’arrête également sur ce passage énigmatique de « la nature en tant que corps inorganique de l’homme », en s’inspirant aux débats des années 1970 et 1980 notamment  ceux de John Clark, pour se poser la question suivante :  les manuscrits de jeunesse défendent-ils vraiment une conception anthropocentrique ou peut-on y trouver des considérations écologiques ? Tout l’enjeu de Butler dans son texte est d’examiner ce passage pour y répondre.

[11]L. Cabnal dans un entretien avec J. Falquet affirme à ce propos : C’est une incohérence cosmogonique que de défendre la terre, sans défendre les corps des petites filles et des femmes qui vivent en elle. […] Ni le socialisme ni le féminisme ne seront émancipateurs s’ils ne font pas la connexion entre le corps et la Terre. Peu à peu, cette consigne est devenue vitale dans nos réflexions. Effectivement, c’est sur le corps des femmes, et aussi sur la terre, que toutes les oppressions sont construites, mais c’est aussi dans nos corps que l’énergie vitale est enracinée pour nous émanciper, nous guérir avec la terre et nous permettre de continuer. Il y a un conflit territorial historique à propos du corps des femmes et de la terre, et les femmes Indiennes ont été expropriées de leur corps, comme l’est la terre » («Corps-territoire et territoire-Terre » : le féminisme communautaire au Guatemala »(https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2015-2-page-73.htm).

Je renvoie également aux articles de J. Falquet : https://www.contretemps.eu/racines-feministes-lesbiennes-autonomes-dabya-yala/;https://www.contretemps.eu/racines-feministes-lesbiennes-autonomes-decoloniale-dabya-yala/; à Veronica Gago, (https://www.contretemps.eu/guerre-corps-femmes-finance-territoires/; aux ouvrages de S. Federici, Re-enchanting the World: Feminism and the Politics of the Commons, PM, 2018 ; A. Escobar, Sentir-Penser avec la Terre. Une écologie au-delà de l’Occident, Paris, Seuil, 2019 ; R. Segato, La nuevas formas de la guerra y el cuerpo de la mujeres, Pez en en Arbol/Tinta Limòn, 2014 ; pour les réflexions plus récentes sur l’éco-féminisme en France à l’ouvrage de J. B. Goutal, Etre écoféministe. Théories et pratiques, Paris, L’échappée, 2020.


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