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SOURCE : Reporterre
Dans une enquête réalisée en 2019, des citadins de cinq grandes villes du sud de la France ont exprimé leur désarroi devant cet « air qui se fait rare » et les orientations urbaines qui dégradent leurs vies. Les nouveaux conseils municipaux sauront-ils répondre aux envies de changement ?
Guillaume Faburel est professeur (université Lyon 2, UMR Triangle), Fabian Lévêque, doctorant (université Lyon 2, UMR Triangle) et Karl Berthelot, doctorant (EHESS, UMRGéographie-Cités).
À l’été 2019, des chercheur.e.s de l’UMR Triangle (université Lyon 2) ont mené l’enquête « Vivre les fournaises urbaines » pour l’association Notre affaire à tous. Le but était d’analyser la façon dont les urbains, particulièrement les classes sociales les plus vulnérables, vivent les bouleversements climatiques (notamment les sécheresses et inondations), et quels rapports ils entretiennent avec l’action publique. Au total, 130 entretiens approfondis ont été réalisés avec des habitant.e.s de cinq villes du sud de la France (Marseille, Montpellier, Toulouse, Narbonne et Nîmes). Le texte qui suit revient sur les principaux résultats de cette enquête [1].
Alors qu’elles ne représentent que 2 % de la surface de la Terre, les villes n’en sont pas moins responsables de 60 % des émissions de gaz à effet de serre et consomment 78 % de l’énergie mondiale, selon ONU-Habitat, l’agence des Nations unies sur l’habitat. Elles participent donc grandement au dérèglement climatique. Si les politiques clament aujourd’hui à l’unisson l’adaptation des modes de vie urbains aux altérations climatiques, qu’en pensent les citadins, « au cœur de la fournaise » ?
À Marseille, il a souvent été reproché le manque notoire d’espaces pour décompresser et se reposer. Cette jeune habitante de la cité phocéenne y décrit des sensations de suffocation : « Au Vieux-Port, tu as toujours ce petit air marin qui te rafraîchit un peu plus que quand tu es en pleine ville, en pleine fournaise où là, clairement, tu n’as pas d’air du tout. » À cause de la circulation automobile, l’air est aussi présenté comme « étouffant »par une Toulousaine.
En fait, plus des deux tiers des répondant.e.s à l’enquête se disent affecté.e.s par le changement climatique, qu’il s’agisse du manque d’eau, des sécheresses à répétition, de la détresse respiratoire et de l’état de santé des plus fragiles. Un jeune habitant de Marseille fait aussi part de son désarroi : « Ça me touche énormément, je suis triste, ça me met en colère parfois. Quand tu te dis que tu peux rien y faire, mais que ça va être dur… Parfois on se dit qu’on est dans une impasse. »
Si le climat méridional, ensoleillé et chaud, explique largement les choix résidentiels des personnes interrogées, l’accès facilité à des espaces d’aération (mer, rivières, arrière-pays) contribue aussi à apaiser ces impressions de fournaises urbaines. Mais pour combien de temps encore ?
« Partout, dès qu’il y a un terrain de libre, ils mettent des immeubles »
L’évolution de ces ressentis climatiques est liée, dans les discours, aux dynamiques récentes de métropolisation. La densification des espaces et l’artificialisation des sols sont jugées responsables de la dégradation des conditions de vie, particulièrement durant les épisodes de fortes chaleurs, et notamment dans les quartiers populaires, davantage bétonnés – ce qui rappelle les inégales expositions aux effets du changement climatique. « On a l’impression d’être dans une cuve de chaleur. Le béton réverbère », témoigne une habitante de la Bagatelle, un quartier populaire de Toulouse.
Certaines orientations politiques sont pointées du doigt, comme la conduite de projets favorisant le tourisme de masse (le projet Euroméditerranée, à Marseille), allant de pair avec les projets d’attractivité métropolitaine (le pôle d’innovation Cambacérès ou Oxylane à Montpellier). Moins grandes, Narbonne et Nîmes ne sont pas plus épargnées par les projets urbains dans leur proche périphérie. Une habitante de Nîmes a vu le front de l’artificialisation des terres agricoles de la région avancer afin d’y construire des « grandes surfaces, zones commerciales, alors que ces terres-là permettaient d’absorber les pluies torrentielles ».
Ces orientations urbaines en faveur du développement économique renforcent un sentiment marqué d’injustice partagé par 88 % des répondant.e.s. Certain.e.s font, par exemple, référence à des disparités spatiales quant à l’offre d’espaces naturels qui serait davantage concentrée dans les quartiers aisés. Le développement de nouvelles lignes de transports en commun suivrait cette même logique. Une habitante du quartier Saint-Jean-Saint-Pierre, à Narbonne, voit dans le parc immobilier ancien une contrainte majeure : « Nous sommes dans des quartiers très anciens, en grande précarité énergétique, avec des habitants qui ne sont pas en mesure de vivre cette mutation climatique. […] C’est difficile pour un habitant qui rencontre d’énormes difficultés sociales, financières, de santé, de se préoccuper de ce genre de choses. »
Ce sentiment d’injustice s’exprime aussi à l’endroit des générations futures, auxquelles seraient laissées des conditions d’habiter de plus en plus invivables, des populations plus vulnérables (personnes âgées) ou démunies (classes populaires et migrant.e.s climatiques). Inquiet.e.s. face à la dégradation continue de leur milieu de vie, près d’un tiers des répondant.e.s envisageraient de quitter ces grandes agglomérations pour s’installer dans des campagnes plus reculées ou des régions perçues comme étant plus épargnées par les changements climatiques (centre de la France, Bretagne…). Si ce résultat trouve aujourd’hui quelques échos avec les effets liés à la crise sanitaire de la Covid-19, il ne peut faire l’impasse sur les inégalités de revenu, de patrimoine et de possibilités de mobilité.
L’écologie, « c’est beaucoup de récupération, beaucoup de bien-pensance »
Les changements d’habitude au quotidien ont été régulièrement indiqués comme leviers d’engagement écologique, concrets et directs : modification des comportements alimentaires, adaptation des mobilités ou des reconversions professionnelles.
Mais cette conversion écologique des comportements, reprise en boucle par les pouvoirs publics, a aussi fait l’objet de vives critiques. Un Montpelliérain reconnaît : « J’essaie de faire mon possible par des petits gestes au quotidien, mais, en même temps, c’est un problème que je ne comprends pas à 100 %. J’ai le sentiment d’être dépassé par le problème, en fait. » Ses propos recoupent ceux d’un retraité du quartier toulousain de Rangueil : « Ce que je regrette, c’est qu’on ne nous ait pas donné les moyens de faire autrement, autre chose. »
Ce faisant, 36 % des habitant.e.s interrogé.e.s ne se déclarent pas impliqué.e.s sur les enjeux écologiques. Si de nombreux facteurs semblent l’expliquer (des priorités économiques qui ne permettent pas des changements de pratiques, un manque de motivation assumé ou une organisation contrainte du quotidien), ces déclarations témoignent essentiellement d’impressions d’inutilité d’un changement des pratiques individuelles, lorsque, dans le même temps, les actions politiques sont estimées fort peu volontaristes, que les logiques économiques ne proposent aucune alternative crédible et que des normes de conduite écologique s’imposent aux catégories populaires.
Comme pour ce Marseillais de 23 ans, qui estime que l’écologie, « c’est beaucoup de récupération, beaucoup de bien-pensance », plusieurs habitant.e.s ont partagé leur méfiance à l’égard des formes d’instrumentalisation dont pouvait faire l’objet l’écologie. Vidé de sa substance sociale et politique, le terme servirait surtout à promouvoir des projets de « capitalisme vert », sans profondément questionner ni l’organisation politique des sociétés, ni les modes de production et de consommation. Cette impression de dévoiement vient alors renforcer un sentiment déjà marqué de défiance à l’égard des institutions politiques. Cette Marseillaise du quartier de Noailles relève la passivité des pouvoirs publics : « Les politiques ne font qu’accompagner un mouvement qui les dépasse. Ils sont impuissants aujourd’hui. Ils sont infoutus de réfléchir différemment à l’économie, à la création de valeur, à la mesure de la richesse. C’est catastrophique… »
« Il n’y a pas besoin d’accumuler toujours plus… »
Devant le constat d’emballement urbain, face aux sentiments croissants d’impuissance et d’injustices écologiques, des habitant.e.s en appellent à d’autres engagements à la fois collectifs et autonomes, distants des cadres politiques conventionnels. C’est un pari lancé par cette retraitée marseillaise, habitante de Noailles : « Dans notre société, la notion de progrès n’est pas seulement liée à de meilleures conditions de vie, elle justifie le gain d’argent à court terme. Après, à quelle limite dit-on stop ? L’être humain peut proposer d’autres philosophies de vie quand même, je veux dire qu’il n’y a pas besoin d’accumuler toujours plus… »
Il s’agit pour eux de transmettre des valeurs de respect plutôt que de mise en concurrence et de prédation, en renouvelant les rapports au milieu de vie, notamment par le jardinage.
À Marseille, sur la Canebière, plusieurs habitant.e.s d’un immeuble se sont ainsi organisé.e.s pour aménager sur la rue un « conservatoire marseillais de la menthe ». Les résident.e.s, mais aussi les passant.e.s, sont invité.e.s à se servir librement en menthe, avec la possibilité d’en faire des boutures, la plante se prêtant au foisonnement, au don ou au partage. Un autre collectif d’habitant.e.s, situé dans les quartiers Nord de Marseille, L’hôtel du Nord, propose un modèle alternatif au tourisme de masse balnéaire. Il mise sur l’hospitalité populaire et sur une ouverture plus concrète aux modes de vie locaux grâce à un système d’hébergement chez l’habitant.e.
Soucieux de changements de trajectoire plus radicaux, un tiers des répondant.e.s demandent ainsi à engager des transformations plus profondes de nos sociétés, et ce, contre les modes de vie imposés et les organisations politiques et économiques jugées sclérosées. En témoigne cette autre habitante de Marseille : « Ce n’est pas [seulement] le réchauffement climatique, c’est un tout. C’est notre mode de vie qu’il faut remettre en cause, notre mode de réflexion. » Certain.e.s s’engagent dans des pratiques de déconsommation, en réparant ce qui peut l’être, en n’achetant plus rien de neuf ou en ayant recours à l’échange et au don. D’autres s’autolimitent en ne voyageant plus à l’étranger. Un habitant de Nîmes reconnaît : « J’adorerais faire le tour du monde, mais je préfère me l’imaginer beau et diversifié comme il est et lui laisser une chance de se remettre. »