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SOURCE : Contretemps
Jean-Jacques Cadet s’intéresse ici à la philosophie sociale, aux pensées marxistes et aux études postcoloniales. Il travaille actuellement à un projet de recherche axé sur le rapport singulier entre marxisme et ethnologie. Il présente ici une réflexion sur les conditions d’appropriation et d’application de la pensée marxiste à Haïti.
Jean-Jacques Cadet est chargé de cours à l’École Normale Supérieure (Haïti) et post-doctorant au Laboratoire LADIREP « langages, discours et représentations » (UEH),
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La production et la circulation des savoirs dans les pays appauvris par le capitalisme suivent une voie plurielle faisant constamment appel à l’Occident colonial. Ce dernier devient le point de gravité d’une épistémologie qui se veut singulière à partir d’un réel non européen. Le mode de production intellectuelle dans ces pays du Sud met à nu toute la batterie théorique et idéologique du fameux projet de modernité européenne.
Il est question de « penser avec », « jamais sans », afin de revivre symboliquement les exactions de la colonisation et de l’esclavage. « Penser avec » exige une déconstruction des pensées d’origine européenne tout en revalorisant leur pertinence contextuelle. Cette démarche s’inscrit en faux contre tout rejet des courants européens, pour nourrir au contraire leur décomposition analytique. La lecture des œuvres européennes requiert une division de ses différentes composantes conceptuelles afin de les jauger à l’aune de l’évolution des sociétés du Sud. Une lecture fractionnée tend vers une séparation minutieuse de la structure épistémologique du Nord, de ses fondements à ses repères idéologiques.
Cette forme de lecture fractionnée trouve sa source dans l’histoire épistémologique haïtienne, marquée par une présence continue de l’Occident colonial, dont le rejet a été officiellement sonné par la Révolution de 1804. Le personnage conceptuel du système haïtien de production intellectuelle est incarné par l’Europe, dans sa double face capitaliste et coloniale. Les courants européens restent déterminants au point de constituer une branche haïtienne. Le positivisme, le libéralisme, l’existentialisme[1] et le socialisme laissent leurs traces dans la pensée haïtienne.
Cet article insiste sur la réception de la pensée de Karl Marx en Haïti afin de cerner un moment clé dans l’histoire de la production de savoirs dans ce pays anciennement colonisé. À notre sens, l’appropriation haïtienne de Marx et du marxisme constitue le moment stratégique le plus innovant dans le développement de la pensée haïtienne. Cela s’explique par la constance et la conceptualisation de cette appropriation qui a traversé deux siècles (XIXe et XXe) au point de refaire surface au début du XXIème siècle. De la réception de Marx aux XIXe siècle (Louis-Joseph Janvier) jusqu’à la maturation du marxisme pendant la deuxième moitié du XXe siècle (Jacques Stephen Alexis et Gérard Pierre-Charles) en passant par son émergence sous l’Occupation américaine d’Haïti de 1915 à 1934 (Jacques Roumain), l’utilisation de la pensée de Marx en Haïti présente de riches contours aptes à suivre l’évolution de la pensée haïtienne.
Yves Dorestal[2] et Raoul Peck[3] font partie des figures contemporaines qui renouvellent les questions qui traversent le communisme-marxisme haïtien. Le marxisme haïtien dont il est question dans cet article regroupe les travaux de Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, René Depestre, Etienne Charlier, Michel Hector, Gerard Pierre-Charles et Yves Montas. Ses premisses se trouvent au XIXe siecle avec Louis-Joseph Janvier mais il se developpe tout au long du XXe siecle. Ces intellectuels militants nous offrent un riche corpus impliquant plusieurs disciplines.
Notre objectif consiste à suivre la méthode de lecture adoptée par les intellectuels haïtiens pour utiliser les théories de Marx et d’Engels. Les penseurs haïtiens décortiquent les écrits de Marx en procédant à une démarcation entre la forme marquée par des formules eurocentriques et le fond ancré dans ce que l’on pourrait appeler un capitologisme. Ce dernier consiste à centrer exclusivement ses angles d’analyse sur le monde occidental du capitalisme sans interroger ses corollaires coloniaux. Les penseurs haïtiens se tournent vers l’autre face de la modernité européenne issue de la colonisation afin de saisir le sens herméneutique du capitalisme.
Ces penseurs opèrent par décomposition de la théorie de Marx et des marxismes afin de recomposer une pensée éclectique, fractionnée et pure. Cette pureté doit résulter d’un dégagement continu des biais européanistes, racistes et homogènes qui caractérisent le socle de la tradition occidentale. Il semble que la pureté visée, étant prise dans l’ornière coloniale, comporte une grande partie de la pensée initiale de Marx. Cette méthode de lecture que je nomme distillation est loin d’accoucher d’un produit pur non affecté par les silhouettes de la « science coloniale ». Comment relire Marx en dehors de la « bibliothèque coloniale » ? Que nous offre comme alternative le mode d’appropriation haïtienne de Marx ? Quel marxisme peut-on produire à partir d’Haïti ? Que reste-t-il de Marx en arrivant sur le sol haïtien postcolonial ? Que nous donne à penser la tradition marxienne haïtienne[4] ?
La méthode de distillation adoptée par les intellectuels haïtiens s’enracine dans l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Elle se réfère aux plantations de canne à sucre qui étaient l’un des espaces les plus productifs pour l’Europe-métropole. Elle évoque l’exploitation des captifs qui étaient considérés comme des choses-marchandises. Cette méthode de lecture fait de la question coloniale un centre d’intérêt particulier pour sortir de l’épistémologie eurocentrique.
Cette posture méthodologique de distillation procède par séparation afin de transformer une totalité théorique au profit d’un réel singulier. Elle écarte les prétentions ethnocentristes pour élaborer un résidu marxien qui se veut original. Elle fait le jeu du juste milieu entre un particularisme marqué par une valorisation absolue de ce qui provient spécifiquement d’Haïti et un européanisme mettant l’Europe au centre du monde. Cette méthode trouve sa force dans l’entourage des savoirs occidentaux, ce qui facilite son pouvoir critique, voire son indépendance. Un marxisme distillé résulte d’une tension entre la tradition intellectuelle occidentale et les particularités du lieu d’énonciation en vigueur. Cette méthode de lecture reste attachée à l’idéal de la Révolution haïtienne de 1804, aux écrits de la valorisation de la « race noire » au XIXe siècle et aux modèles de lutte contre les impérialismes au XXe siècle.
Il est question dans cet article de la géographie du marxisme tracée par les multiples expériences de différents peuples. Quelle forme est prise par le marxisme d’un territoire à un autre ? Le voyage du marxisme vers des sociétés non dominées par le mode de production capitaliste exige de penser des déplacements conceptuels considérables aptes à modifier cette théorie. Comment les colonisés doivent-ils lire Le Capital ? Ou bien comment lire Le Capital à partir d’Haïti ? On peut même se demander : pourquoi lire Marx en Haïti ?
La pertinence haïtienne de Marx reste ainsi à préciser ; on se trouve alors au cœur de la question de la traduction du marxisme qui refait timidement surface ces dernières années avec les débats sur l’eurocentrisme de Marx. L’espace caribéen peut enrichir cette discussion dont les termes demeurent enfermés dans les productions de la pensée occidentale. Les marxismes caribéens élaborés aux antipodes des marxismes dits classiques sont le meilleur moyen de découvrir les limites de cette tradition européenne.
Notre analyse dans le cadre de cet article concerne la réception haïtienne de Marx et du marxisme, réception qui a été initiée par un intellectuel de gauche qui n’était pas de conviction marxiste. Louis-Joseph Janvier, premier lecteur haïtien de Marx, ne se réclamait pas de cette pensée mais l’utilisait pour comprendre la production de richesse en Haïti. Ce qu’on peut appeler le marxisme haïtiendoit être situé sous l’Occupation américaine d’Haïti. Il est incarné par Jacques Roumain, la figure la plus emblématique de cette période. Ainsi, l’introduction de Marx en Haïti n’est pas due à un militant marxiste, mais à un marxologue, lecteur du Capital, qui a esquissé en fonction de la question coloniale[5] en Haïti une véritable relecture.
Cette précision est utile quand nous passons de la réception haïtienne de Marx au marxisme haïtien. Celui-ci débute à partir des années 1930 pour atteindre son apogée pendant la deuxième moitié du XXème siècle. Je me préoccupe de la dimension théorique de ce marxisme afin de discuter ses grandes thèses. J’appelle marxisme théorique haïtien ou pensée marxiste haïtienne l’ensemble des discours des intellectuels haïtiens se réclamant de la pensée de Marx. Il reste à préciser l’originalité, les limites et les grands débats de ce marxisme haïtien.
Lutte contre le dogmatisme
La nécessité de sortir du dogmatisme traverse toute la réception haïtienne de Marx. Ce refus du dogmatisme passe par une critique des productions occidentales marquées par l’eurocentrisme[6]. René Depestre s’en prend à un « eurocentrisme de fond » qui postule une « identité de droit divin entre le concept de blanc et de l’être humain universel[7] ». C’est la prétention universaliste de l’Occident blanc qui est dénoncé ici. Le sujet blanc tend à penser le monde à partir de sa situation particulière ; une particularité subjective qui étale sa puissance culturelle sur l’humanité. Depestre s’en prend à l’« impérialisme culturel » et critique cette forme d’ethnocentrisme qui relève, selon lui, de « l’ancien européo-centrisme ». Bien avant, Jacques Roumain a mis à nu cet ethnocentrisme dans les écrits occidentaux et s’est tourné vers le monde oriental qui a dominé sa bibliothèque. Le fondateur du premier Parti communiste haïtien affiche sa fascination pour les auteurs orientaux afin de sortir des violences épistémiques du monde occidental.
Cette attitude critique envers les productions occidentales sera systématisée chez les marxistes haïtiens. Gérard Pierre-Charles parle de « rébellion » et prône un « dépassement du doute cartésien » quand il s’agit, dit-il, « d’aborder la réalité du sous-développement[8] ». Il invite à une relecture des théories académiques prescrites aux sociétés du Sud. Son objectif consiste à montrer leur inadéquation à la réalité de ces sociétés de structures non occidentales. Il appelle à une rébellion épistémique afin de trouver des stratégies compatibles à ces pays appauvris. L’Occident est pris au dépourvu pour avoir été porteur de violence sur les autres cultures. Le développement des pays du Sud doit être pensé à partir d’une épistémologie locale fondée sur les singularités de ces régions. L’enjeu se trouve au niveau de l’application aveuglante des théories occidentales dont les lieux d’énonciation excluent le monde non européen. Les marxistes haïtiens ne rejettent pas l’Occident, mais cherchent à le « provincialiser » au regard de l’espace postcolonial.
On peut comprendre cette stratégie comme une nécessité de changer de lunettes, de ne pas se contenter d’adapter ou de transposer mécaniquement une théorie, quand on aborde de nouvelles structures sociales. Cette précaution a été lancée dès le XIXe siècle par Louis-Joseph Janvier : « De même que toutes les planètes ne peuvent pas être observés à l’aide de mêmes instruments d’astronomie, de même toutes les agglomérations sociales ne peuvent pas être étudiées à travers la même optique[9]. » C’est la question des outils scientifiques qui est en jeu dans ce fragment. Il y est souligné une exigence de renouveler constamment les concepts et les méthodes lors de l’étude des sociétés. Il n’y a jamais eu une seule démarche scientifique qui serait universellement valide. Louis-Joseph Janvier institue une tradition épistémologique critique dans l’histoire de la pensée haïtienne. Sa lecture critique du Capital de Marx en témoigne, sans oublier la remise en question au XXe siècle d’une historiographie particulière.
À partir des années 1950, les débats historiographiques dominent les recherches scientifiques haïtiennes. Il était question, cent cinquante ans après, de saisir l’orientation des récits narratifs sur la période esclavagiste de Saint-Domingue. Étienne Charlier et Michel Hector s’en prennent aux études historiques qui éclipsent ou déforment des moments stratégiques de cette domination coloniale. Charlier reproche à « l’historiographie officielle d’être infiniment injuste vis-à-vis de ces hommes frustes et en général, plongés dans les superstitions les plus grossières mais qui avaient su briser les chaînes de l’esclavage bien avant 1793[10] ». Il vise les historiens français qui élaborent une conception étriquée du phénomène de la fièvre jaune pendant la colonie. Quant à Michel Hector, il se réjouit de la rareté de l’interprétation dogmatique sur les modes de production. Selon lui, il estime que le cas haïtien nécessite une rébellion contre la conception linéaire de l’histoire marquée par une succession ordonnée des modes de production. Gérard Pierre-Charles reproche la même chose à « l’historiographie haïtienne qui présente Toussaint Louverture comme un modéré[11] » au point de voir en lui un soumis. C’est tout un projet scientifique qui est remis en question ici, dans l’esprit d’en fonder une nouvelle démarche de lecture et d’appréhension de la réalité.
Jacques Stephen Alexis a la particularité de critiquer et de fonder : il critique les productions occidentales et fonde un nouveau courant dénommé « Le Réalisme merveilleux des Haïtiens ». Il affirme clairement que la « délimitation rigoureuse des genres qui règne en Occident n’est pas pour nous »[12]. Il ajoute ceci : « Nous sommes en mesure de renouveler originellement les lois des guerres et d’apporter à la culture mondiale un enrichissement que l’Occident, où la vie populaire s’est dépoétisée depuis le capitalisme, n’est plus en mesure de donner. » L’originalité d’Alexis se trouve au niveau de la mobilisation du marxisme et du local haïtien dans la fondation de son système de pensée. Le Merveilleux représente l’entourage singulier d’Haïti marqué par le baroque et l’anormal. C’est ainsi que le marxisme haïtien reflète un mariage réussi entre la figure de Marx et Haïti.
La nécessité de traduire Marx s’exprime dans toutes les œuvres des marxistes haïtiens. La traduction haïtienne du marxisme suit ainsi les tentatives d’un intellectuel nationaliste non-marxiste (et l’une des figures de proue du Parti national haïtien fondé dans les années 1870), Louis-Joseph Janvier, qui a ouvert la brèche dans ses relectures du Capital de Marx et a inscrit ses travaux dans une valorisation patriotique. Les marxistes haïtiens rejettent l’orthodoxie dans la même démarche antidogmatique que des intellectuels du XIXe siècle. De la critique antidogmatique de Louis-Joseph Janvier à la déconstruction du marxisme orthodoxe de Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis et Gérard Pierre-Charles, la réception haïtienne de Marx est loin d’emprunter une voie mécanique d’adaptation et de reproduction à l’identique des théories occidentales.
Jacques Roumain refuse toujours l’épithète de « bolcheviste » et croit important de la distinguer de celle de « stalinien ». Malgré son admiration pour la Révolution russe de 1917 et pour certaines idées de Vladimir Lénine, Roumain opte pour une introduction modérée du marxisme politique en Haïti. En 1928, quelques années après son retour d’Europe, il dénonce dans son article « Défense de Paul Morand » le rapport angélique que la jeunesse universitaire entretient avec le communisme. Il estime que cette « jeunesse est engouée du communisme » sans penser à interroger les lieux d’élaboration et de fondation de ce mouvement. L’idée de s’engouer fait appel à l’émotion et à l’excessivité tandis qu’il fallait fractionner ce mouvement afin de départager ses différents constitutifs, dont beaucoup ne correspondent pas au cas haïtien. Roumain s’inquiète devant une jeunesse qui s’emballe des idées communistes en considérant, écrit-il, le « marxisme comme un Eldorado ». Le premier fondateur du Parti communiste haïtien vise une appropriation réfléchie de la théorie marxiste sans tomber dans des passions démesurées qui ne font que tordre le cou de la réalité haïtienne. Le communisme qui sera officiellement revendiqué par Roumain dans l’Analyse schématique 32-34 demeure hétérogène et régénéré à travers le prisme de l’histoire singulière d’Haïti.
Dans cet article combien particulier de Roumain, il n’est pas question de défense de la personne de Paul Morand, un antimarxiste assumé. Contrairement à ce qu’argumente Dominique Lanni[13], Roumain n’est pas un avocat du diable à travers ce texte. Il se lance plutôt dans la défense d’une posture ouverte d’appréhension du marxisme. Il voit dans les carnets de visite de Paul Morand une plaidoirie pour une traduction du marxisme avant son usage dans les pays non occidentaux. Il s’explique ainsi : « Il (Paul Morand) nous met en garde contre les idées d’exportation qui, comme certaines arbres inacclimatables, ne peuvent que pourrir la terre où on les a plantées[14]. » Roumain reste vigilant à l’égard de la transposition de certaines théories qui, parfois, restent non pertinentes pour d’autres sociétés. Certaines théories, malgré leur relecture, ne sont pas utiles dans la compréhension des réalités les plus singulières. Elles seraient plutôt réactives en provoquant de véritables déformations de cette réalité à étudier. Le dilemme reste dans le terme « inacclimatable » : au vu de la traduction, une théorie ne serait-elle pas pertinente pour une société ? Est-ce que la traduction ne requiert pas parfois de grands déplacements afin qu’elle soit efficace ? Comment traduire sans forcer et déformer ?
Roumain évoque la nature propre du marxisme : « une idée d’exportation ». Cette origine étrangère constitue sa force et sa faiblesse car elle situe ses espaces d’énonciation, ses référents culturels et ses articulations conceptuelles hors de Haïti. Elle pose aussi ses dehors qui ont leur place dans ses corpus. Idée d’exportation, le marxisme[15] s’intéresse aux autres sociétés qui n’ont pas un rôle prépondérant dans ses analyses. Le marxisme, malgré son origine occidentale, dépasse souvent son entourage géographique au risque de véritables déplacements épistémiques. Cette nature étrangère souligne la nécessité de déjouer les points d’appui du marxisme originel afin qu’il s’acclimate à la sphère haïtienne. La contribution haïtienne au marxisme enrichit cette tradition intellectuelle en y ajoutant de nouveaux éléments analytiques. La dialectique d’exportation et d’importation élimine toute frontière idéologique au frais des barrières conceptuelles.
La Ruche, le journal marxiste fondé en 1946, largement influencé par le surréalisme d’André Breton, reformule la velléité de traduction de Roumain et se lance dans des publications des œuvres de Marx. La création d’une édition explique le choix de cerner les écrits marxiens afin de bien les discuter. Sous la plume de Jacques Stephen Alexis, il est écrit ceci : « Nous les jeunes hommes, nous savons que le marxisme n’est pas un dogme, mais une méthode. » Dans tous les articles de ce journal, l’expression « dogme de la réalité » revient sans cesse. Elle montre la fidélité à la réalité qui reste la boussole des productions de savoirs. Toute démarche de compréhension doit suivre minutieusement l’évolution de la réalité à expliquer. Le fait de parler de réalité à la place de société comporte un sens particulier pour Jacques Stephen Alexis, apôtre d’un humanisme marxiste. Il évite de poser la pertinence de Marx dans un cadre sociétal, mais plutôt dans un schéma humain. Il écrit dans un article de La Ruche en 1946 : « Nous affirmons que Marx n’a pas inventé le marxisme, il l’a découvert dans toutes les sociétés humaines. Nous ne savons pas si le marxisme est vrai pour les sociétés de Chats, de Rats, ou de Fourmis, mais il est vrai pour l’Homme quel qu’il soit car il est un Humanisme ». Ce rapport entre le marxisme et l’humanisme explique l’ouverture de cette pensée vers des questions universalisantes, ce qui occasionne un dépassement du cadre national.
Le marxisme ouvert reste le nœud qualificatif de la tradition haïtienne. Ho Chi Minh (1890-1969) et Aimé Césaire (1913-2008) sont les figures les plus cités par les marxistes haïtiens. Aux yeux de René Depestre, Ho Chi Minh, considéré comme un « héros du Tiers-monde », demeure un « théoricien qui a su articuler le marxisme-léninisme aux particularités de son pays asiatique[16] ». À propos d’Aimé Césaire, Depestre écrit : « Il ne vit pas dans le marxisme un ensemble de recettes, de concepts et de schémas applicables à toutes les situations sociales. Il sentit, au contraire, la nécessité d’articuler le marxisme aux singularités concrètes du peuple noir de la Martinique[17]. » Chez ces deux penseurs-militants, il est question du rapport du marxisme à des régions non occidentales. Depestre est fasciné par cette volonté de nationalisation du marxisme consistant à confronter certaines thèses aux problèmes rencontrés par les pays du Sud. Il souligne la pertinence des regards décentrés sur les œuvres de Marx. À partir de sa position d’exilé à Cuba, il avoue ceci : « Cuba a réconcilié le marxisme avec le marxisme, mettant en action un socialisme qui inonde toutes les rives de la condition humaine[18] ».
On retrouve ce décentrement du marxisme chez l’économiste Gérard Pierre-Charles, qui accorde une importance particulière aux phénomènes politiques sans s’enfermer dans une lecture économiciste. L’écrivain dominicain Juan Bosch (1909-2001), le préfacier de Radiographie d’une dictature (1973), le définit comme un « marxiste qui ne s’est pas laissé abusé par le bavardage manichéiste d’un marxiste sous-développé qui durant des années et des années a posé le problème de nos pays en termes de bourgeoisie exploiteuse et prolétariat révolutionnaire[19]. » Le marxiste sous-développé est celui qui confine ses analyses dans l’espace occidental en marginalisant le monde non européen postcolonial. Le sous-développement de ce marxisme se caractérise par l’absence de nouveaux lieux d’élargissement aptes à distendre cette pensée. Le développement des marxismes européens est dépendant de l’élargissement conceptuel des marxismes périphériques ayant pris naissance à partir des expériences douloureuses de la colonisation, de l’esclavage et de l’impérialisme. Le marxisme haïtien, malgré ses efforts d’originalité, doit encore développer sa batterie théorique en créant de nouveaux concepts. C’est dans cette optique que Jean Luc (Yves Montas) décide de parler de la « diffusion du marxisme en Haïti[20] » en lieu et place de « marxisme haïtien ». Dans son article « Sur la diffusion du marxisme en Haïti », il dénonce l’état élitiste de cette diffusion qui était réservée à quelques intellectuels privilégiés ayant séjourné en France. Cette introduction, selon lui, n’a pas eu la chance d’atteindre sa maturation et accoucherait d’une pensée rachitique sans aucune conceptualisation haïtienne. Aveuglé par l’origine libérale des premiers militants communistes, Jean Luc fait fi des tentatives novatrices du marxisme haïtien.
Jacques Stephen Alexis reste l’un des marxistes haïtiens les plus innovants. Malgré ses penchants orthodoxes liés au contexte soviétique, il trace la voie haïtienne de la traduction des œuvres de Marx. Il élabore dans Le marxisme, seul guide possible de la révolution haïtienne (1959) une théorie d’« élargissement constant du marxisme » en réaction critique à la démarche du dépassement portée par une tradition sociale-démocrate. Il évoque les « tâches pratiques de la réalisation marxiste de la philosophie en Haïti », en vue d’expliquer la forme particulière de la pratique philosophique du marxisme dans un pays anciennement colonisé. Cette partie reste à développer en partant de deux secteurs stratégiques cités par Alexis : la médecine et la conscience. Nous nous intéressons plus particulièrement à la conscience, en étudiant la question de l’aliénation ciblée comme source de conceptualisation philosophique en Haïti. Alexis écrit :
« D’un autre coté l’étude des problèmes de l’aliénation humaine dans les sociétés d’exploitation a été à peine ébauchée par Marx dans ses rapports avec la politique, çà et là dans le Capital et dans les diverses autres œuvres. Il importe que les marxistes haïtiens étudient concrètement ce problème en évitant d’en faire un cheval de bataille ou une catégorie abstraite ainsi que le font les révisionnistes si férus en matière d’aliénation. Ce problème est lié à l’élévation continue de la conscience politique des diverses classes et couches sociales[21]. »
Plus loin, il précise :
« Tout cela implique une étude fouillée du problème de l’aliénation bourgeoise et sa reprise là ou Marx l’a laissée. Cette étude doit partir naturellement de l’examen des diverses classes sociales haïtiennes dans leur mouvement objectif[22]. »
Ces deux fragments soulèvent la pertinence de la problématique de l’aliénation dans le cas d’Haïti. Cette problématique serait capable de fonder la pratique philosophique haïtienne. À la suite de Jacques Stephen Alexis, nous pensons que la question de l’aliénation est une porte d’entrée fondamentale dans le marxisme haïtien, dans la mesure où c’est en suivant cette voie qu’ont été produites certaines des principales innovations conceptuelles de la tradition intellectuelle haïtienne. En insistant sur la perte de conscience et le fait de travailler pour autrui, les marxistes haïtiens conceptualisent l’aliénation avec la zombification. Dans les deux fragments précités, les limites des études marxiennes de l’aliénation sont soulignées. Alexis formule ce manque par l’expression « à peine ébauchée », ce qui montre qu’il y a beaucoup de choses à faire et que les travaux de Marx étaient seulement des esquisses qui demandent de véritables développements. Marx est relu par un marxiste haïtien (Jacques Stephen Alexis) qui indique les classes sociales comme voie d’étude de la question de l’aliénation. En essayant d’élargir le marxisme à de nouvelles questions et de montrer les limites des travaux marxiens, peut-on parler d’orthodoxie dans la réception de Marx en Haïti ? Comment comprendre cet effort de traduction en Haïti au regard du marxisme orthodoxe ?
Karl Korsch[23] et Georg Lukács[24], deux figures emblématiques de la lutte intellectuelle contre l’orthodoxie, s’en prennent à l’économisme et au scientisme, les deux formes les plus courantes du marxisme orthodoxe. Ces deux attitudes tendent à une dévalorisation des questions métaphysiques (liées au rôle de la philosophie dans les luttes pour l’émancipation du prolétariat) pour se tourner vers l’économie. La méthode dialectique est calquée sur le modèle des sciences de la nature. Enfin, le marxisme devient une science et se définit comme un système. Dans le marxisme haïtien, des expressions comme « science marxiste » et « diamat » (diminutif de « matérialisme dialectique ») sont évoquées mais elles ne jouent pas un rôle central au point d’en constituer l’idéologie dominante. L’argument taxant d’orthodoxe le marxisme haïtien devra désormais affronter les innovations théoriques de cette jeune pensée.
La lecture haïtienne de Marx s’est effectuée dans une démarche socialisante. Louis-Joseph Janvier soutient que le travail est la voie principale de la richesse. Il montre comment le travail est source de valeur : « Il n’y a que le travail et la paix qui, très lentement, peuvent nous mener à la richesse et au bonheur[25]. » Cette activité reste aux yeux de Louis-Joseph Janvier l’essence de l’homme, ce qui fait de lui ce qu’il est. Janvier dénonce la forme capitaliste du travail qui ne fait qu’exploiter le sujet travailleur. Il soutient la rébellion des paysans noirs du Sud en 1844 qui exigent de bonnes conditions de travail. Appelés « Piquets », ces paysans dirigés par Jean-Jacques Acaau sont considérés par Janvier dans Les Détracteurs de la race noire et la république d’Haïti comme de « vaillants prolétaires » obligés de vendre leur force de travail. Dans son roman Le vieux Piquet (1884), il expose les revendications de ces déshérités tout en insistant sur les travers du système économique dominant.
Janvier combat l’introduction des capitaux étrangers qui sont au service de l’Occident. Il propose une productivité venant des structures nationales du travail. « Il faut que notre Capital soit produit par notre propre travail, par notre propre époque et il se produit déjà bien plus vite que l’on ne serait tenté de le croire », affirme Janvier. Son objectif consiste à rejeter la voie occidentale violente et frauduleuse d’accumulation de richesses. Sa démarche vise une remise en question de la thèse marxienne de l’accumulation primitive du capital en soulignant son inadéquation au cas d’Haïti. « En Haïti, il n’en est point tout à fait ainsi[26] », réagit Janvier face aux thèses de Marx dans le Capital. Louis Joseph Janvier invite à déplacer les explications marxiennes de leur lieu d’énonciation.
Les écrits de Janvier s’inscrivent dans un idéal politique nationaliste qui privilégie le local au détriment de toute intervention étrangère. Janvier se lance dans une défense systématique du territoire haïtien contre les controverses impérialistes. Son nationalisme ne se fonde pas sur des valeurs de droite mais s’oriente vers un progressisme anticolonial. Étant membre du Parti national, Janvier décortique tout projet libéral voulant livrer Haïti à des puissances économiques de tendance capitaliste. Les relectures du Capital opérées par Janvier sont parties prenantes d’une nationalisation du marxisme qui sera effective au XXe siècle. Janvier entame l’appropriation haïtienne de Marx dans ce cadre national. On peut comprendre pourquoi Roumain écrit plus tard :
« Les possibilités du fascisme ou du communisme placées sur le terrain haïtien, il fallait s’attendre à la riposte : Haïti est un cas spécifique, hermétiquement limité à son cadre national[27]. »
Marx a subi ce processus critique chez les penseurs haïtiens. Il n’est jamais question de rejet mais plutôt de relecture. En 1980, Depestre réserve une poésie à Karl Marx dans laquelle il écrit :
« J’ai foi dans ton étoile Karl Marx. Tu es resté Tout neuf et propre Sur le mur de mon exil Tu voyages aussi la nuit Dans les murs de ma prose Tu me regardes fixement En père de nos jardins. »[28]
Quels sont les intérêts de certains ouvrages de Marx et d’Engels pour les marxistes haïtiens ? Jacques Roumain cite l’Anti-Dühringcomme l’un de ses livres de chevet. Louis-Joseph Janvier a lu le Capital au moment même de son apparition en 1867 tout en étant au courant des débats relatifs à sa publication. Ce livre 1 sera exploité par toute la tradition marxiste haïtienne, notamment par Jean Luc qui a beaucoup travaillé le chapitre suivant : « Aperçu historique sur le capital marchand ». Jacques Stephen Alexis est un lecteur assidu des Manuscrits de 1844 et le Manifeste du parti communiste (1848) a été réédité par La Ruche en 1946 au point d’en constituer des groupes de lecture. Ceci montre l’intérêt des intellectuels haïtiens pour Marx et Engels, les fondateurs du marxisme, afin de saisir les « mille marxismes[29] » qui en découlent. Il faut souligner que ces textes de Marx et d’Engels sont traversés par des questions liées aux sociétés non occidentales. Beaucoup d’entre eux ont été publiés pour la première fois dans les années 1930 et ont accompagné l’émergence des marxismes anticoloniaux. Quelles formes les questions coloniales ont-elles prises dans le marxisme haïtien ? Ont-elles joué un rôle épistémique dans la structuration de cette pensée ? Comment penser les questions coloniales dans la réception de Marx en Haïti ?
Les questions coloniales et raciales chez les marxistes haïtiens
On voudrait à présent montrer l’importance des questions coloniales et raciales dans l’introduction de Marx en Haïti. Elles sont la clé de lecture de cette traduction en y jouant le rôle de vecteur épistémique. En d’autres termes, les questions coloniales et raciales ont permis aux penseurs haïtiens d’accoucher d’une pensée originale et d’une démarche de lecture particulière en s’appuyant sur l’histoire singulière d’Haïti, marquée par une lutte constante contre l’esclavagisme, le colonialisme, le capitalisme et l’impérialisme. Il n’est pas question d’attribuer aux marxistes la paternité de la question coloniale, mais plutôt de signaler la forme qu’elle a prise avec ces intellectuel-militants. Carlo Avierl Célius[30] évoque la présence de la question coloniale depuis l’arrivée de Christophe Colomb en 1492, conquête qui a engendré beaucoup de récits de nature impériale. Quant aux critiques des discours colonialistes, souligne Célius, Jean-Louis Vastey (1781-1820) demeure la figure emblématique d’une telle démarche dont le relais sera fait par les intellectuels de la fin du XIXe siècle. Louis-Joseph Janvier, la figure introductive de Marx en Haïti, était imprégné par ces questions au point de les mettre au centre de ses lectures des œuvres occidentales. Janvier reflète parfaitement le corps de l’Haïtien pétri par les violences de la colonisation qui, face à des écrits progressistes d’origine européenne, reprend les spectres nourrissant cette existence.
Louis-Joseph Janvier était membre de la Société d’Anthropologie de Paris[31]. Il a obtenu son diplôme de médecin et de juriste en France où il a vécu pendant plusieurs années tout en occupant parfois des postes de diplomate. Il est un produit de l’Europe, dont certaines productions ont subi ses critiques. Les écrits de Janvier demeurent une défense de la nation haïtienne, plus précisément de la « race noire ». Il évoque la question coloniale comme le nœud de compréhension du racisme subi par le peuple haïtien. Janvier est de la génération d’Anténor Firmin, de Demesvar Delorme et d’Hannibal Price. Ses écrits trouvent leur source dans la lutte intellectuelle entamée par ces figures contre l’épistémologie coloniale. Janvier et Firmin ont été membres de la Société d’Anthropologie de Paris et ont respectivement écrit L’égalité des races (1884) et De l’égalité des races humaines (1885).
La question coloniale chez Janvier prend plusieurs formes : choix méthodologique, affirmation d’identité et protection nationaliste. Dans ses textes, Janvier remonte toujours à la période coloniale pour comprendre des phénomènes contemporains, comme ce fut le cas pour Les Constitutions d’Haïti, 1801-1885 (1886) et Les Détracteurs de la race noire et de la République d’Haïti (1882). Dans le premier texte, c’est la Constitution haïtienne qui est expliquée en fonction des structures juridiques dominantes dans la colonie de Saint-Domingue. Dans le deuxième, l’origine de l’ouvrier haïtien est étudiée à partir de la période coloniale afin de faire ressortir sa singularité par rapport aux ouvriers européens. L’ouvrage Du gouvernement civil en Haïti (1905) débute avec un chapitre sur la période coloniale de Saint-Domingue : « Les plantations devinrent des prisons vivantes où, pendent certains et plus, se verra autant de sang que de sueur[32]. » Il se documente dans l’ouvrage de Paul-Leroy Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes (1874)[33], pour appuyer ses éléments historiques. Janvier ne partage pas l’idéologie coloniale de cet économiste mais utilise les données scientifiques du livre pour structurer sa lutte. Il en va de même avec l’ouvrage Lois et constitutions des colonies françaises sous le vent (1785) de Médéric Louis Élie Moreau de Saint-Méry, historien martiniquais et colon créole.
Janvier assume sa descendance esclavagiste et en fait son lieu d’énonciation. Il s’exprime souvent à partir de « sa race noire » qu’il ne cesse de valoriser. Il s’en prend aux savoirs français coloniaux connus lors de son passage dans ce pays. Il écrit :
« À Paris, j’ai été l’auditeur assidu de savants qui, considérant la race noire en général, et ne tenant pas assez compte de la traite et de l’esclavage, n’avaient pas la famille chamitique en assez haute estime : j’ai été l’élève d’autres qui voudraient voir Haïti ne pas tant se précautionner contre les convoitises des Américains, et des puissances antiléennes. Me conseilleriez-vous d’admettre leur manière de voir ?[34] »
C’est le modèle épistémologique français qui est remis en question ici. Arthur de Gobineau est l’un des représentants de cette tradition intellectuelle faisant les frais du système colonialiste. Anténor Firmin critique les thèses de Gobineau tout en argumentant la réussite de la « race noire ». Janvier adopte la même démarche de valorisation de cette dernière :
« Je n’aime pas entendre dire de ma race qu’elle est paresseuse lorsque je sais qu’elle est pour beaucoup dans la richesse matérielle actuelle de l’Espagne, du Portugal, de la France, de la Hollande et de l’Angleterre, de l’Europe entière[35]. »
Janvier souligne l’importance des Nègres dans l’accumulation primitive de la richesse de l’Europe. Il met en avant le courage de ces captifs qui ont produit, au profit de l’Autre, un travail efficace. Il s’agit du travail capitaliste qui a façonné le surgissement de la colonisation. Janvier souligne l’ambiguïté de la formule invalidant le Nègre malgré sa contribution majeure dans la modernité. Faire des Nègres les principaux acteurs de la richesse de l’Europe, c’est évoquer la traite négrière et le travail servile étant au cœur de la colonisation. Ce fragment de Janvier attire l’attention sur le phénomène de l’esclavage tout en dénonçant toute forme de néocolonialisme.
Dans Haïti aux haïtiens (1884), Janvier dénonce avec virulence les projets de l’impérialisme axés sur un protectorat étranger. Leur objectif, écrit Janvier, consiste à créer des colonies au service de l’Occident. Ces projets impérialistes contestent la capacité du peuple haïtien à prendre son destin en main, ainsi toute souveraineté de ce peuple est hypothéquée. Janvier estime que ce sont des « balivernes, des mensonges et des insolences qui nous font monter le sang à la figure[36] ». Plus loin, il se positionne ainsi :
« Nous ne voulons pour rien au monde que l’île d’Haïti devienne une colonie ou même un État de la Coopération du Nord. Depuis quatre-vingts ans seulement, nous sommes les maîtres chez nous[37]. »
Cette posture défensive s’explique par la peur d’un éventuel retour de la colonisation. Le devenir-colonie reste encore possible et ne doit pas être sous-estimé. Cet appel à la résistance anticoloniale dans la réception de Marx en Haïti reste très significatif. La lutte contre le capitalisme chez les marxistes haïtiens s’effectue par cette relève contre le colonialisme dont les manifestations envahissent tous les coins de la société. Janvier conclut son ouvrage avec ces mots :
« Nous n’avons pas le droit de hausser les épaules quand quelques voyageurs, d’ailleurs très ignorants, nous viennent dire niaisement que les haïtiens auraient dû ouvrir leur pays à une colonisation blanche en masse[38]. »
Chez les marxistes haïtiens, les questions coloniale et raciale prennent une tournure épistémologique défensive en évitant le piège de l’orthodoxie occidentale. Elles permettent au marxisme de se renouveler en fonction de la réalité haïtienne. Elles sont beaucoup plus présentes que les questions nationale et esthétique. Ce qui fait leur force, c’est qu’elles sont au cœur des analyses marxistes sans qu’elles en soient une gêne.
Le premier moment consiste à critiquer les entreprises occidentales teintées de racisme et de colonialisme. Cette attitude s’inscrit dans l’héritage de Firmin et Janvier dont on reconnaît les mérites. Jacques Roumain s’en prend à Arthur Gobineau[39] dans son texte Griefs de l’homme noir. Il poursuit la critique firminienne de L’inégalité des races humaines, ouvrage dans lequel se trouvent les grandes thèses de Gobineau. Viser la figure de Gobineau, c’est embrasser le combat de Firmin et c’est souligner l’importance des travaux de Janvier. Roumain se lance dans une revalorisation des Noirs en en citant quelques-uns qui ont réussi aux États-Unis. Sa démarche est la même que celle de Firmin marquée par une mise en avant des efforts et des sacrifices des Noirs qui ne sont pas tous relégués au second plan. La démarche firminienne consiste à sortir d’une forme d’essentialisme fondé sur une conception péjorative des Nègres. Ces derniers sont aussi, comme les Blancs, acteurs de civilisation. C’est dans cette démarche qu’il faut comprendre ce fragment de Jacques Roumain :
« Mais le fait capital est que c’est en grande partie à l’initiative, aux sacrifices, à la persévérance des nègres eux-mêmes, à leurs efforts opiniâtres pour se délivrer du lourd héritage d’ignorance légué par l’esclavage, à leur intervention, chaque fois que l’État – et ce n’est que trop souvent le cas – se montre défaillant ou hostile que nous devons cette ascension intellectuelle qui traduit une prodigieuse soif de savoir[40]. »
En décortiquant un ensemble de préjugés construit sur les Nègres, Roumain annonce un moment original du marxisme haïtien. Cette défense du Nègre lui permet de repenser son sujet politique. Il souligne le fondement raciste de l’idée d’un Nègre obsédé par la sexualité violente. Il remet aussi en question l’intériorisation de ces préjugés par les Nègres qui, souvent, se comportent en sujet dévalorisé. Roumain attaque la question du complexe d’infériorité et pense que ce phénomène doit être « détruit en apprenant au Noir et au Mulâtre à être lui-même. Il faut leur apprendre à respecter et à faire respecter leur qualité d’homme[41] ». Roumain soulève une question qui sera très présente chez les penseurs anticoloniaux, notamment chez Frantz Fanon. La problématique de complexe d’infériorité reste un moment stratégique de la pensée marxiste de Jacques Roumain.
René Depestre voit dans les savoirs de Firmin la « première manifestation d’indépendance culturelle des Haïtiens vis-à-vis de l’ethnocentrisme conquérant des Européens du XIXe siècle[42] ». Il accorde à Firmin la paternité de la critique radicale et argumentée contre l’Occident colonial et capitaliste. Il est obnubilé par le risque épistémique adopté par l’auteur de L’égalité des races humaines qui, dans sa posture savante, remet en question toute une tradition de pensée en Europe. Depestre, camarade militant qui a connu Aimé Césaire et Frantz Fanon, trouve dans les travaux de Firmin des éléments pertinents pour l’articulation des luttes anticolonialistes. On peut se demander pourquoi Anténor Firmin n’est pas cité par les penseurs anticoloniaux et postcoloniaux. Quelle est l’importance de Firmin en Haïti ? À cette dernière question, René Depestre avoue ceci :
« Il faut que chaque petit haïtien devienne un Anténor Firmin, un Louis-Joseph Janvier pour qu’on puisse le respecter. Les Haïtiens ont passé tout le XIXème siècle à dépenser une énergie énorme pour se défendre de l’opprobre de la race, du mythe de l’infériorité congénitale de la race noire, au lieu d’investir cette énergie dans l’organisation d’une société démocratique, et cela les a éloignés de réflexions beaucoup plus concrètes sur l’évolution politique du pays[43]. »
Le deuxième moment vise le phénomène de la colonisation dans ses multiples manifestations. Jacques Stephen Alexis critique « l’Occident colonial clérical franco-breton[44] » en référence aux agissements impérialistes de l’église en Haïti. René Depestre s’en prend à la « sémiologie somatique coloniale[45] » qui serait selon lui la base argumentative de la poésie blanche. Il opte pour une autre rhétorique libératrice élaborée à partir de « la chair des langues d’esclaves », comme l’a dit Michel Onfray[46] sur la poésie de Depestre. Depestre vise « l’imaginaire du colonialisme » qui se répand dans tous les secteurs de la société. Gérard Pierre-Charles évoque ses manifestations épistémologiques adoptées dans les théories du développement prescrites aux pays du Sud. Il situe ces théories dans la doctrine du néocolonialisme et invitent à les revoir si on veut les appliquer en Haïti. Il est question avec Gérard Pierre-Charles d’une méfiance d’un éventuel retour modéré de la colonisation, ainsi il préfère garder les acquis de la Révolution haïtienne de 1804.
Gérard Pierre-Charles soulève un autre débat quand il critique Karl Marx à la lumière de la Révolution haïtienne de 1804. Il écrit :
« Quand les esclaves de Saint-Domingue ne purent supporter davantage la vie bestiale que leur imposaient la terreur et le fouet du colon blanc, ils prirent les armes contre les toutes puissantes armées napoléoniennes, réalisant la première révolution victorieuse d’esclaves dans l’histoire de l’humanité, Karl Marx, le fondateur du communisme scientifique, n’était pas encore né. Cependant, les esclaves comprirent d’eux-mêmes la nécessité de détruire l’appareil économique, politique et militaire du système esclavagiste, et de nationaliser tous les biens des anciens colons afin de conquérir la terre et la liberté[47]. »
Ce fragment s’impose par une certaine fierté nationaliste fondée sur la singularité de la Révolution de 1804. Il exprime la place attribuée à la figure de Marx dans le marxisme haïtien. Son objectif consiste à interroger l’importance de la pensée de Marx dans les multiples soulèvements mondiaux. Étant érigée contre l’aliénation capitaliste, la pensée de Marx envisage un travail de conscientisation afin que les sujets les plus exploités entament une transformation sociale. Sans tomber dans l’anachronisme, Pierre-Charles confronte Marx avec ce qui s’est passé en Haïti en 1804 contre l’Occident colonial, raciste et capitaliste. À première vue, nous pouvons constater les limites de la pensée de Marx face à l’histoire haïtienne. Pierre-Charles affirme que Marx, par son absence, aurait raté un rendez-vous important de l’histoire, à savoir la Révolution haïtienne de 1804. La pensée de Marx souffre de sa période d’émergence liée au capitalisme occidental. Ce dernier reste son lieu d’élaboration et en même temps son entourage analytique.
Pierre-Charles s’adresse aux marxistes qui s’enferment aveuglement dans la pensée de Marx sans regarder les potentialités de l’histoire haïtienne. Pierre-Charles estime que Marx est loin d’être la priorité de la subjectivation politique haïtienne. En soulignant que les captifs ont réalisé sans Marx un tel événement révolutionnaire, il invalide la pensée d’origine européenne de Marx pour se tourner vers une prédominance de la Révolution haïtienne de 1804. Cette Révolution demeure un moment important dans l’histoire de l’humanité. Est-ce que Marx en a profité pour élaborer son projet d’émancipation contre le capitalisme ? Il faut dire que la Révolution haïtienne ne constitue pas chez Marx un objet de réflexion[48], ce qui explique les limites de sa conception de l’émancipation largement abordée dans Sur la question juive (1844).
Pierre-Charles fait partie des marxistes haïtiens qui exploitent l’idéal radical de la Révolution haïtienne de 1804 pour penser la libération humaine. Il met en avant toutes les grandes figures de cet événement afin d’en montrer les profondeurs et les singularités. Il est l’un des rares marxistes à réserver un ouvrage spécial à Toussaint Louverture, l’un des personnages clés de cet événement révolutionnaire. Pierre-Charles s’inscrit dans la lignée des travaux du penseur-militant Cyril Lionel Robert James (1901-1989), auteur du chef d’œuvre Les Jacobins noirs (1938), qui fait une analyse marxiste de la Révolution haïtienne en mettant Toussaint Louverture au centre[49]. L’ouvrage de Pierre-Charles suit la même trajectoire épistémique :
« Sa figure [Toussaint Louverture] ne cessera d’intéresser les hommes et femmes des sociétés où l’exploitation de l’homme par l’homme et des nations par d’autres nations, donne à la problématique de la libération un contenu vital et éthique, de caractère individuel et collectif[50]. »
Chez l’historien Michel Hector, il est question de la nature de cette Révolution haïtienne. Loin d’être anticapitaliste et antiféodaliste, cette Révolution jouit, aux yeux d’Hector, d’un « radicalisme antiesclavagiste[51] ». Hector analyse l’orientation des revendications des captifs de Saint-Domingue qui remettent en question le racisme et l’exploitation par les colons. C’est le système esclavagiste qui était directement ciblé. La question devient le problème de la transition vers le capitalisme. À quel moment la société postcoloniale haïtienne a-t-elle épousé la forme féodale ? Quelles sont les structures dominantes de la société post-esclavagiste en Haïti ? Quelle est la formation sociale existante après la Révolution haïtienne de 1804 ? C’est la problématique de l’articulation des modes de production qui se pose. Ce débat atteindra son paroxysme dans les années 1950 à l’occasion du cent-cinquantenaire de la Révolution haïtienne. C’est la pensée marxiste haïtienne qui a hébergé un tel débat dans l’objectif de saisir la nature de la société haïtienne.
La pensée du premier marxiste haïtien reste structurée par des mouvements de tendance anticoloniale. Jacques Roumain fait ses premières armes intellectuelles et politiques dans l’Indigénisme, défini comme un mouvement anti-occupation qui se réclame de l’identité africaine Nègre au détriment de l’assimilation occidentale. Les dernières années de Roumain ont été largement imprégnées des valeurs de la Négritude. Ainsi, la pensée de Roumain se trouve entre ces deux extrémités anticoloniales avec le marxisme au centre. Depuis 1928, il reste attaché à la question coloniale en publiant beaucoup d’articles, tels que « Anniversaire de la mort de Dessalines » (1928), « L’Afrique » (1929), « La vengeance des colonisés » (1929), « Mentalités d’esclaves » (1929), etc. Il évoque régulièrement le « chicote » (bâton utilisé dans la colonie pour fouetter les captifs) dans ses écrits et affirme dans Sales nègres(1941) ne pas oublier le « souvenir de la cravache du colon sur ses épaules ». Il assume à plusieurs reprises sa fierté d’appartenir à ce peuple d’esclaves qui a ébranlé l’ordre colonial dominant.
C’est donc à partir de la situation coloniale que s’opère en grande partie la réception haïtienne de Marx. Chez les marxistes haïtiens, elle s’impose comme la meilleure façon de saisir le mode de production capitaliste. René Depestre accorde une importance accrue à la zombification comme mythe colonial permettant de saisir les phénomènes d’aliénation. Le « réalisme merveilleux » de Jacques Stephen Alexis dénonce la domination coloniale dans les savoirs non occidentaux. À la suite de Marx et de Lenine, Jacques Roumain signale la nécessité de départager le prolétariat : il y a le travailleur noir et le travailleur blanc, qui ne vivent pas de la même manière l’exploitation capitaliste. Dans le roman prolétaire Compère général Soleil de Jacques Stephen Alexis, il est question de Nègre à propos d’Hilarion, ouvrier déshumanisé par le travail aliéné. Les questions coloniales et raciales baignent à l’amiable dans un marxisme ancré dans les thèses classiques occidentales. C’est ce qui fait l’originalité du moment marxiste de la réception haïtienne de Marx.
Le croisement entre marxisme et (anti) colonialisme
Le premier essai d’interprétation marxiste de la réalité haïtienne, l’Analyse schématique 32-34, signé notamment par Jacques Roumain (avec Christian Beaulieu et Étienne Charlier), est riche en pluralité thématique. Malgré son ancrage dans les thèses de Marx, il pose les problèmes ethniques liés aux sociétés postcoloniales. On trouve dans cet ouvrage une analyse fine des complexes d’infériorité des colonisés. Il y est aussi fait référence à un « prolétariat noir » qui serait plus compatible dans le cas d’Haïti dont la majorite de la population est noire. Dans le Parti communiste haïtien, on retrouve 98% de prolétaires noirs. Roumain évoque pour la première fois dans cet ouvrage la thèse semi-coloniale de l’économie haïtienne en référence à sa dépendance au capitalisme international. Ce Manifeste, qui fonde officiellement le communisme haïtien, a été élaboré dans un contexte dominé par l’orthodoxie, mais s’est tourné quand même vers les questions coloniales afin de sortir de l’européanisme. Ces éléments soulignent l’orientation singulière que doit prendre le mouvement communiste haïtien.
Traduit du grand large (1952) de René Depestre reste l’ouvrage par excellence du croisement entre le marxisme et le colonialisme. Ce recueil de poèmes est élaboré au moment de ses déboires en exil entre l’Europe et l’Amérique latine. On y trouve les traces des chocs causés par ces errements qui font penser à la patrie haïtienne. Toutes les figures du communisme sont honorées : Maurice Thorez, Nicolas Guillén, Pablo Neruda, Ho Chi Minh, Jean-Jacques Dessalines et même Staline. Depestre y précise son origine de « nègre avec un gisement de houille noire » qui combat encore la « vieille poudre coloniale ». Il s’en prend au « fameux nerf de bœuf des mouches du colonialisme » et aux « fusils d’américains du Nord ». Il dénonce les impérialismes tout en se réclamant des valeurs africaines. Ce recueil croise plusieurs continents ayant des histoires différentes, voire opposées, comme c’est le cas entre l’Europe et l’Afrique.
Ce recueil de poèmes s’inscrit dans la période poétique phare de Depestre qui s’étend de 1945 à 1952. Elle est marquée par un mariage entre un engagement communiste et une sensibilité pour la décolonisation. Elle investit la question Nègre dans les revendications du mouvement communiste. Bien avant la « Lettre à Maurice Thorez » (1956) d’Aimé Césaire, qui a largement vulgarisé la révolte des communistes noirs, Depestre soulignait la nécessité de la thématique coloniale dans les luttes. Son premier recueil, Étincelles (1945), se termine sur cette formule marxienne : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Ce recueil comporte des références aux figures classiques du socialisme scientifique et demeure aux yeux de certains commentateurs un texte d’orientation marxiste à la base du mouvement de 1946. Il faut souligner qu’il a été écrit pendant la visite de Césaire en Haïti en 1944. Depestre signale l’influence de cette figure de la négritude dans ce recueil. Régulièrement, Depestre assume son origine africaine et précise son statut de nègre. Il écrit :
« Un Nègre est à l’appareil Les libertés de Monsieur Roosevelt Serait-ce du vent pour les hommes noirs Un noir haïtien vous parle Kremlin-Camarade Noir des Antilles Fils choyé de notre Octobre rouge Prenez-les pour une bonne nouvelle.[52] »
En 1951, dans Végétarien de clarté, on trouve cette même approche. Préfacé par Aimé Césaire, ce recueil salue les qualités exceptionnelles du secrétaire général du Parti communiste français dont sont membres Depestre et Césaire. Maurice Thorez rencontre la sympathie du jeune militant Depestre, à la recherche d’un outil politique apte à transformer son existence. « Tu débordes de la couleur de ta peau comme une rivière en crues de bonté[53] », écrit Depestre à propos de Thorez, plus tard critiqué pour sa direction européaniste du Parti communiste français. Dans ce même recueil, Depestre soutient la lutte contre l’assassinat de « dix-huit mineurs au Nigéria » en grève pour leurs salaires. Cette forme d’écriture de Depestre s’inspire de la rhétorique marxiste de Roumain, axée sur une prise en compte systématique de la colonialité.
La démarche de Depestre mérite une attention particulière dans la mesure où elle met en dialogue un Nègre et la Révolution russe de 1917. Un Nègre est un sujet victorieux de l’esclavage et de la colonisation tout en portant en lui les blessures de ces évènements. Un Nègre prolétarisé est doublement victime du capitalisme et de la colonisation. Ses modes de lutte se trouvent empêtrés entre ces deux vécus qui, parfois, le dédoublent. Le Nègre haïtien prolétarisé partage les idéaux et acquis de la Révolution de 1917 en soulignant la pertinence des analyses de Lénine sur L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917). Depestre avoue sa fascination pour la Révolution d’Octobre tout en précisant sa position marginale non européenne. Roumain avait déjà évoqué cette liaison avantageuse entre communisme et nègre lorsqu’il disait ceci en juillet 1937 au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture : « Je ne peux faire autrement que d’être un communiste, un antifasciste. Entre mille et autre raisons, parce que je suis Nègre : parce que le fascisme condamne ma race à toutes les indignités[54]. » Deux années plus tard, il s’explique plus clairement dans Griefs de l’homme noir :
« Quelle que soit l’opinion que l’on ait sur ou contre le communisme, la loyauté commande de reconnaître que seul ce parti a inclus dans son programme et son action pratique la pleine égalité pour le nègre : son droit à la liberté économique, politique et sociale[55]. »
Gérard Pierre-Charles nous livre un ouvrage sur Toussaint Louverture, Vision contemporaine de Toussaint Louverture (1992). Dans ce texte, il est question du rapport entre capitalisme et esclavage, comme l’a traité Eric Williams, l’auteur de Capitalisme et esclavage (1944). Cet historien est maintes fois cité par Pierre-Charles pour avoir lié l’essor du capitalisme britannique au commerce triangulaire. Pierre-Charles fait aussi référence à C. L. R. James (auteur de Les Jacobins noirs, 1938) dans cette même démarche historiographique de l’esclavage. Pierre-Charles critique les conceptions déformées de Toussaint Louverture et invite à voir en lui « la rigueur, la densité, la richesse, la modernité, la vision du monde de cette société esclavagiste coloniale, articulée au pôle le plus dynamique du capitalisme, au plan politique et économique, durant la période charnière entre les XVIIIe et XIXe siècle[56] ». Dans cet ouvrage largement méconnu en Haïti, Pierre-Charles s’appuie en même temps sur les travaux d’Aimé Césaire et de Karl Marx pour saisir les multiples facettes des luttes de Toussaint. C’est une étude très riche analysant sous l’angle marxiste l’orientation sociologique et politique de la Révolution haïtienne de 1804.
Sales Nègres (1941) de Jacques Roumain, Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne (1954) d’Étienne Charlier et Haïti, féodalisme ou capitalisme ? (1973) de Michel Hector s’inscrivent dans la même veine du marxisme anticolonial. Sales nègresparle de « central sucrier » et de « guilediverie » (distilleries d’alcool) qui exploitent de « sales prolétaires » que sont les nègres. Roumain y évoque aussi le cas des « blancs pauvres » qui n’ont que leur force de travail et de « propriétaires de nègres » qui réduisent en marchandises des sujets humains. Dans Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne, Charlier relance le débat sur l’articulation des modes de production dans la société haïtienne en remontant à la période coloniale afin de saisir la nature de cette société. Quant à Michel Hector, il analyse sous l’angle du matérialisme historique la nature de la Révolution haïtienne de 1804. Il argumente en faveur de la thèse semi-coloniale de l’économie haïtienne et présente les traits singuliers du capitalisme indigène. Tout ceci montre la dimension anticoloniale du corpus de la pensée marxiste haïtienne. Il reste à évaluer ces critiques marxistes contre le colonialisme. Les intellectuels haïtiens ont-ils réussi à exploser le système épistémique occidental ? Quelles sont les principales sources de la résistance intellectuelle haïtienne contre l’Occident colonial ?
Les intellectuels haïtiens sont attachés à certaines terminologies de l’épistémologie occidentale, telles que le progrès, le précapitalisme et la civilisation. Ils ont élaboré leur batterie conceptuelle dans le milieu théorique de l’Occident. Ainsi, leur « décolonialité » reste à repenser dans de nouveaux termes. Cette tension avec les productions occidentales reste le moment le plus pertinent de la méthode de distillation. Cette dernière entretient un rapport critique avec l’Occident colonial et capitaliste sans le faire disparaître définitivement. Une telle méthode pose l’importance de la figure de Karl Marx au lieu de son rejet arbitraire. Elle conclut sur l’idée selon laquelle on serait obligé de penser avec l’Occident afin de bien signaler ses thèses non pertinentes dans le cas des sociétés postcoloniales.
Traduction, marxisme et philosophie
Le moment le plus riche de la réception haïtienne de Marx est le moment marxiste débuté par Jacques Roumain. Ce dernier parle de « riposte » dans la transposition du marxisme vers la société haïtienne car, selon lui, des déplacements s’imposent pour atteindre cet objectif. La pensée marxiste haïtienne permet de découvrir les efforts conceptuels des intellectuels haïtiens du XXème siècle. L’orientation féministe du marxisme haïtien reste à creuser dans la mesure où elle a été esquissée par Jacques Stephen Alexis et Étienne Charlier[57]. Le premier collaborait au journal féministe « L’Escale » mais ses articles restent introuvables. Il accorde une importance exceptionnelle à la femme dans ses romans, notamment L’espace d’un cillement (1957) illustrant les conditions de vie de La Nina Estrellita. Quant à Étienne Charlier, il a fait beaucoup de conférences sur l’héroïne de l’indépendance haïtienne Cécile Fatiman et a signalé dans le programme du PSP (Parti socialiste populaire) l’intérêt de son parti contre les exploitations faites aux femmes. Le PSP signalait déjà en 1946 l’importance de la question féminine. Ghislaine Charlier, la femme d’Étienne Charlier, s’engagera dans les luttes féministes tout en se ressourçant à partir des thèses marxiennes. On peut oser évoquer l’existence d’un « féminisme socialiste » chez Ghislaine, comme ce fut à peu près le cas chez Simone de Beauvoir[58].
La pensée marxiste haïtienne se caractérise par son ouverture sur de nouvelles questions qui, parfois, sont absentes chez certains penseurs occidentaux. Elle se définit comme hétérogène, interdisciplinaire et inachevée. Elle empiète sur les études postcoloniales officiellement débutées en 1978 avec L’Orientalisme d’Edward Saïd[59]. Il reste à approfondir ce rapport entre ce marxisme haïtien singulier et les reproches eurocentrés adressés envers la pensée de Marx. Le marxisme haïtien se situe dans les fondements des études postcoloniales qui, bizarrement, en font très rarement mention. La Révolution haïtienne de 1804 est marginalisée par des figures qui contestent l’historiographie coloniale. Comment penser l’histoire en mobilisant les expériences mondiales les plus significatives et les plus radicales ?
Les structures conceptuelles du marxisme haïtien fournissent ainsi des armes pour affûter certains questionnements philosophiques, relatifs à l’épistémologie (la production de savoirs), aux rapports entre l’universel et le particulier, l’identité et l’altérité, mais aussi l’aliénation et la conscience. Étant ancrées dans la singularité du cas haïtien, elles sont aptes à accoucher d’une pratique philosophique largement haïtienne, c’est-à-dire une manière de philosopher qui part des expériences de ce pays postcolonial. Philosopher en Haïti exige de partir d’une expérience propre à ce pays afin de discuter ce que le philosophe haïtien Edelyn Dorismond appelle « Le Problème haïtien ». Le philosophe Glodel Mezilas opte pour le vaudou comme vecteur d’inspiration car, dit-il, cette religion « porte dans son essence une critique de la domination culturelle moderne et une ouverture à l’universalité dialogique, en raison de sa condition de religion subalterne apparue dans un contexte de lutte et de résistance anticoloniale et antiesclavagiste[60] ». L’originalité de la démarche de Mezilas consiste à éviter toute démonstration du vaudou comme une philosophie pour montrer plutôt qu’il est possible de philosopher à partir du vaudou. Philosopher en Haïti doit problématiser les chocs de la colonisation et de l’esclavage sur des sujets pensant. Comment philosopher à partir de la Révolution haïtienne de 1804 ? Que veut dire philosopher en Haïti ? À ces questions, Justin Dorsainvil apporte quelques éléments de réponse aptes à enrichir ce débat :
« À cette heure, le rôle essentiel de la philosophie est de bien poser les problèmes, de débarrasser les voies de la connaissance de toutes les questions factices qu’une dialectique subtile y introduit souvent par surprise. Elle doit tendre, en outre, à une utilisation de plus en plus large, de plus en plus rationnelle, des lumières que la science projette quand même sur les obscurités du monde[61] ».
La critique de l’eurocentrisme devrait largement occuper la réflexion philosophique haïtienne. La pensée de Marx est bien pertinente pour réaliser ce jeu épistémique. Il faudrait une appropriation dialectique de cette pensée afin de ne pas tomber dans le culturalisme tout en luttant contre l’européanisme. Le mode de lecture des œuvres de Marx doit adopter ce fractionnement violent résultant des séquelles du vécu du peuple haïtien. La distillation ne résout pas mais problématise, elle ne synthétise pas mais regroupe. Elle est loin de totaliser mais reformule les traces défectueuses. C’est ainsi qu’elle diffère des autres démarches de nationalisation du marxisme.
L’exil des intellectuels haïtiens explique cette déterritorialisation épistémique du marxisme en Haïti. Leur changement de problématique s’explique par leur position marginale en Europe et en Amérique. Ils ont tous connu l’exil du régime duvaliérien et en ont profité pour élaborer les déplacements théoriques. Le détour géographique déclenche leur anticolonialisme afin de préparer une reterritorialisation purement haïtienne. La distillation, terme présent chez tous les marxistes haïtiens, exprime ce besoin local de déchiffrement des œuvres de l’Occident colonial et capitaliste.
Notes
[1] Ce courant de Sartre a tenté une introduction en Haïti dans les années de 1940, ce qui a soulevé la colère discursive des penseurs du Parti socialiste populaire. Voir à ce propos l’article de Leslie Péan, « Ce que le signe PSP représente », Alterpresse, 2013.
[2] Yves Dorestal, Jacques Roumain (1907-1944) : un communiste haïtien. Port-au-Prince, C3 éditions, 2015.
[3] Raoul Peck, « Le Jeune Karl Marx » et « I am not your negro » (2017). Il annonce déjà son prochain film sur Frantz Fanon.
[4] Matthew Smith propose de veritables pistes de reflexion interrogeant le rapport entre le nationalisme et le communisme, plus precisement entre le noirisme et le marxisme. Voir « Red & Black à Haiti : entretien avec Matthew J. Smith », Période, 5 octobre 2017.
[5] Brièvement, nous entendons par « question coloniale » toutes les interrogations liées à l’entreprise de la colonisation et de l’esclavage. Elle regroupe les récits coloniaux portés par les colonisateurs et les discours subalternes critiques portés par les vaincus. La question coloniale dont il s’agit dans cet article est d’obédience anticolonialiste au regard critique des savoirs européanistes. Voir l’article de Carlo A. Célius qui analyse cette question sous l’angle historiographique, « Crise du discours colonial et apparition de l’historiographie haïtienne », Revue d’histoire des sciences humaines, 34, 2019, p. 67-93.
[6] Nous partageons la definition de Kolja Lindner qui va au-dela de la simple question de l’origine européenne pour impliquer les conceptions du progrès pronées par Marx. Voir son article : “L’eurocentrisme de Marx : pour un dialogue du debat marxien avec les etudes postcoloniales”, Actuel Marx, n° 48, 2010/2, p. 106-128.
[7] René Depestre, Ainsi parle le fleuve noir, Paris, éditions Paroles d’Aube, 1998, p. 20
[8] Gérard Pierre-Charles, L’économie haïtienne et sa voie de développement, Paris, éditions Maisonneuve et Larose, 1967, p. 222.
[9] Louis-Joseph Janvier, Les Détracteurs de la race noire et la république d’Haïti, Paris, éditions Marpon et Flammarion, 1882, p. 48.
[10] Étienne Charlier, Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne, Port-au-Prince, Les Presses libres, 1954, p. 30.
[11] Gérard Pierre-Charles, Vision contemporaine de Toussaint Louverture, Port-au-Prince, CRESFED, 1992.
[12] Jacques Stephen Alexis, « Où va le roman ? », Paris, Présence africaine, avril-mai 1957, p. 85.
[13] Voir son article « Défense de Paul Morand : Jacques Roumain ou l’avocat inattendu », French Studies Bulletin, 2011.
[14] Jacques Roumain, « Défense de Paul Morand », 1928, dans Œuvres complètes, édition critique, Collection Archivos, Espagne, 2003, p. 471.
[15] Roumain se réfère aux appropriations mecaniques des idées de Marx émergées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
[16] René Depestre, Pour la révolution pour la poésie, Montréal, édition Le méac, 1974, p. 90.
[17] René Depestre, ibid, p. 150.
[18] Ibid, p. 133.
[19] Gérard Pierre-Charles, Radiographie d’une dictature : Haïti et Duvalier, Canada, éditions Nouvelle optique, 1973, page X.
[20] Cet article a été publié dans Structures économiques et lutte nationale populaire en Haïti (1976).
[21] Jacques Stephen Alexis, Le marxisme, seul guide possible de la révolution haïtienne, Port-au-prince, CRESFED, 1959, p. 127.
[22] Jacques Stephen Alexis, Le marxisme, seul guide possible de la révolution haïtienne, Ibid, page 129
[23] Karl Korsch, Marxisme et philosophie [1923], Paris, éditions de Minuit, 1964.
[24] Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe [1923], Paris, éditions de Minuit, 1960. Dans cet ouvrage, Lukacs consacre un chapitre à cette tradition orthodoxe du marxisme. Voir l’article d’Andrew Feenberg : « Lukacs et la critique du marxisme orthodoxe », L’Homme et la société, n° 31-31, 1974, p. 109-133.
[25] Louis-Joseph Janvier, Les Détracteurs de la race noire et la république d’Haïti, op. cit. , p. 138.
[26] Louis-Joseph Janvier, Les Détracteurs de la race noire et la république d’Haïti, op. cit. , p. 150.
[27] Jacques Roumain, « Critique d’une critique », avril 1934, dans Jacques Roumain, Œuvres complètes, op. cit., p. 645.
[28] René Depestre, « En état de poésie », dans Œuvres poétiques complètes, rage de vivre, 2006, Paris, Seghers, 2006, p. 353.
[29] L’expression est du philosophe marxiste André Tosel mort le 14 mars 2017. [Lire ici même un hommage à A. Tosel, par I. Garo et S. Kouvélakis – NDLR]
[30] Carlo A. Célius, « Crise du discours colonial et apparition de l’historiographie haïtienne », art. cit.
[31] Société savante fondée en 1859 par l’anthropologue français Paul Broca qui vise l’étude de la diversité biologique de l’homme.
[32] Louis-Joseph Janvier, Du gouvernement civil en Haïti, Le Bigot frères, 1905, Lille, p. 22.
[33] À noter que cet ouvrage est divisé en deux grandes parties : la première, historique, se compose de 501 pages et l’autre, doctrinaire, comporte 140 pages. Janvier s’intéresse à la première.
[34] Louis-Joseph Janvier, Les Antinationaux, Paris, G. Rougier, 1884, p. 24
[35] Ibid., p. 4
[36] Louis-Joseph Janvier, Haïti aux Haïtiens, Paris, A. Parent, A. Davy, 1884, p. 10.
[37] Louis-Joseph Janvier, Haïti aux Haïtiens, p. 24.
[38] Louis-Joseph Janvier, Les Détracteurs de la race noire et la république d’Haïti, p. 76.
[39] Justin Dorsainvil montre dans son ouvrage Essais de vulgarisation scientifique et questions haïtiennes (1952) l’influence des idées racistes de Gobineau sur la tradition intellectuelle allemande, notamment chez Nietzsche. Critiquer la figure de Gobineau, c’est ébranler l’un des fondements des productions occidentales.
[40] Jacques Roumain, « Griefs de l’homme noir », dans Œuvres complètes, p. 713.
[41] Jacques Roumain, Analyse schématique 1932-34, dans Œuvres complètes, p. 668.
[42] René Depestre, Ainsi parle le fleuve noir, o. 32.
[43] René Depestre, Bonsoir tendresse, Paris, Odile Jacob, 2018, p. 126.
[44] Jacques Stephen Alexis, La Ruche, 1946.
[45] René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, Paris, Laffront, 1980, p. 41.
[46] Michel Onfray, préface à R. Depestre, Non-assistance à poètes en danger, Paris, Seghers, 2005.
[47] Gérard Pierre-Charles, Radio d’une dictature, Canada, éditions Nouvelle Optique, 1973, p. XXVIII.
[48] Voir Matthieu Renault : « Répétition et révolution : Marx chez les jacobins noirs« , Période, 21 mai 2018.
[49] Pierre-Charles a écrit un ouvrage sur Toussaint Louverture et s’est appuyé sur Capitalisme et esclavage de Williams pour argumenter en faveur de ce rapport entre ces deux systèmes de production.
[50] Gérard Pierre-Charles, Vision contemporaine de Toussaint Louverture, p. 53.
[51] Michel Hector, autre voie de transition, page 266 Référence introuvable
[52] René Depestre, Étincelles, p. 33.
[53] René Depestre, Végétarien de clarté, p. 22.
[54] Jacques Roumain, « Intervention au Congrès international des Ecrivains pour la défense de la culture », dans Œuvres complètes, p. 680.
[55] Jacques Roumain, Griefs de l’homme noir, p. 718.
[56] Gérard Pierre-Charles, Vision contemporaine de Toussaint Louverture, p. 17.
[57] Quant aux femmes, nous n’avons aucune trace. Sauf Ghislaine Charlier dont les œuvres nous restent introuvables.
[58] Cette lecture de Beauvoir est approfondie par la philosophe haïtienne Mimose André sans sa thèse de doctorat en philosophie.
[59] Le rapport de Saïd au marxisme est très singulier ; notons qu’il ne se considérait pas comme marxiste.
[60] Glodel Mezilas, Que signifie philosopher en Haïti ?, Paris, L’harmattan, 2015, p. 13.
[61] Justin Dorsainvil, Essais de vulgarisation scientifique et questions haïtiennes, 1952, p. 97.