Partisans ou travailleurs ? Les figures de la révolte biélorusse et ses perspectives

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Contretemps

Dans cet article, Volodymyr Artiukh dresse une chronologie des manifestations et des grèves antigouvernementales qui secouent la Biélorussie depuis les élections présidentielles du 9 août. L’auteur analyse le rôle respectif de l’opposition officielle, des réseaux sociaux et des collectifs de travail dans la montée de la contestation et s’interroge sur les voies possibles d’une sortie de la crise qui serait favorable aux travailleurs et travailleuses biélorusses.

On pourra également lire l’entretien que Volodymyr Artiukh a réalisé avec deux représentants de la gauche biélorusse –  – qui accompagnent les travailleurs dans leurs efforts pour s’organiser et développer un programme de classe indépendant.

Volodymyr Artiukh est docteur en socio-anthropologie, membre du comité éditorial de la revue Commons : Journal of Social Criticism. Il est l’auteur d’une thèse consacrée aux relations de travail et au capitalisme d’État dans la Biélorussie post-soviétique. Nous traduisons ici une version mise à jour de l’article initialement paru en russe sur le site de la revue Commons : Journal of Social Criticism et complété pour la traduction anglaise pour la revue LeftEast.

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Les manifestations qui se sont tenues cette semaine en Biélorussie ont clairement dépassé leur focalisation initiale sur les élections et se sont transformées en un mouvement de contestation plus général des travailleurs et de la classe moyenne urbaine.

Dans un article récent pour la plateforme Open Democracy sur la campagne présidentielle en Biélorussie, j’ai déjà tenté d’expliquer comment les candidats de l’opposition, eux-mêmes issus de l’élite au pouvoir et de la « classe créative », ont su mobiliser un nombre record de sympathisants, ce qui a conduit à des manifestations de masse sans précédent dans ce pays depuis des décennies. J’ai soutenu que ces manifestations étaient la concrétisation ultime d’un esprit de contestation qui couvait dans la société biélorusse depuis la crise économique de 2009, et qui s’est exprimé pour la première fois en 2017 sous la forme d’un populisme « par en bas », défiant la rhétorique populiste déclinante du président Loukachenko.

À l’aube des dernières élections, son adversaire principal, Svetlana Tsikhanovskaïa, a réussi à formuler un discours populiste antiautoritaire qui s’adressait à une alliance interclassiste d’entrepreneurs, de jeunes diplômés et de travailleurs. Dans cet article, je me penche sur les questions que j’ai posées il y a deux semaines sur le rôle respectif des dirigeants politiques et des masses dans le mouvement en cours, sur ses formes d’organisation et la réaction de l’État biélorusse. Mes réflexions sont l’aboutissement d’un marathon de six jours pendant lesquels j’ai tenté de rassembler et digérer les informations fragmentaires qui nous parviennent à travers le brouillard de la censure, les coupures d’Internet et la propagande, ainsi que des échanges que j’ai pu avoir avec mes camarades biélorusses. Je m’appuie également sur le travail de terrain que j’ai mené en tant qu’anthropologue social parmi les ouvriers et les militants syndicaux biélorusses entre 2015 et 2017.

Le 9 août, après une journée électorale tendue où de nombreuses irrégularités furent signalées dans les bureaux de vote par les observateurs indépendants, selon les sondages officiels, Loukachenko obtenait ses 80 % de voix traditionnels, tandis que sa rivale principale, Tsikhanovskaïa, n’en recueillait que près de 7%. Les partisans de l’opposition, furieux, se sont rassemblés autour du slogan « Je/Nous sommes les 97% », bien que les données issues d’un décompte alternatif suggèrent plutôt un score de 45% de voix pour Tsikhanovskaïa.

Les deux camps ont commencé à se préparer pour un affrontement : le centre de Minsk a été bouclé, les connexions Internet et mobiles ont été perturbées, les camions de police et les brigades anti-émeutes ont fait leur apparition dans les rues de la capitale. Tsikhanovskaïa et Loukachenko ont tous les deux exhorté les Biélorusses à respecter la loi et à s’abstenir de toute violence. Mais, au même moment, les médias officiels accusaient les manifestants de préparer des provocations, tandis que les chaînes d’opposition sur Telegram appelaient à la résistance face à la police.

Ce n’est pas pour soutenir Tsikhanovskaïa, mais contre Loukachenko que les Biélorusses sont descendu·es dans la rue le soir même des élections. La dirigeante de l’opposition était en décalage avec ses soutiens : elle n’a pas appelé à manifester, mettant plutôt en avant les moyens légaux et bureaucratiques de contester les résultats des élections. Après le vote, les opposants ont cependant commencé à se rassembler à Minsk et dans d’autres villes, avant même l’annonce du décompte alternatif des voix. Les chiffres officiels laissaient entendre que rien n’avait changé depuis la première élection de Loukachenko en 1994, mais il était désormais clair pour tout le monde que bien des choses avaient changé.

En Biélorussie, rares sont les grands rassemblements autorisés, et ce soir-là, il n’y en aura certainement pas. Des milliers de personnes affluant de tous les coins de Minsk vers le centre-ville, entièrement bouclé par la police, ont été accueillis par les grenades assourdissantes, les canons à eau et les balles en caoutchouc. Sans coordination préalable, plusieurs groupes ont tenté de construire des barricades. Pour les habitants de Minsk, habitués plutôt aux arrestations ciblées ou à la dispersion rapide de foules compactes plutôt qu’aux éclairs et aux explosions rappelant une opération militaire, il s’agissait d’une répression sans précédent. Des heurts importants ont également eu lieu dans de nombreuses villes de province, dont certaines n’avaient pas connu de scènes semblables depuis la Seconde Guerre mondiale.

La diversité sociale de la mobilisation préélectorale s’est reflétée dans l’ampleur géographique du soulèvement post-électoral : des centaines de personnes sont descendues dans la rue dans tous les centres régionaux et dans de nombreuses autres localités, souvent pour la première fois depuis une génération. Autre trait marquant : la foule, très impressionnante, et dont la taille atteignant quelques centaines de milliers de personnes à Minsk et plusieurs milliers dans les centres régionaux, déambulait de manière chaotique dans la ville, pendant que la police anti-émeute tentait d’évacuer les lieux publics. La violence policière, l’absence de direction idéologique et stratégique au sein du mouvement et sa nature décentralisée en détermineront le développement ultérieur.

 

Des partisans postmodernes ?

Il apparaît que la plupart des manifestants participaient pour la première fois à de tels événements : les chercheurs qualifient cette jeunesse de « génération non battue ». On ne voyait pas de groupes organisés, prêts à de véritables manœuvres tactiques, telles que l’occupation de locaux administratifs, le désarmement de la police par les black blocs, la construction de barricades durables et de campements, ou encore l’utilisation d’armes artisanales.

Cette situation présente un grand contraste avec les précédentes manifestations post-électorales qui, en 2001, 2006 et 2010, ont suivi le modèle classique des « révolutions de couleur » en Serbie, en Géorgie et en Ukraine. L’État, à son tour, a exhibé son pouvoir de répression en recourant à des méthodes occidentales de gestion des émeutes. Bien que la Biélorussie soit souvent présentée comme un État répressif, c’est la première fois que le fameux « arsenal parisien » composé de bombes lacrymogènes, de canons à eau, de balles en caoutchouc et de grenades assourdissantes a été mobilisé à grande échelle. La brutalité policière typiquement post-soviétique est venue renforcer ces technologies occidentales de la violence : passages à tabac et arrestations arbitraires, torture, humiliation et menaces de viol dans les centres de détention, persécution de journalistes, etc.

De toute évidence, l’État n’a même pas essayé de réaffirmer sa légitimité en recourant aux méthodes plus douces. Les médias officiels sont en revanche restés silencieux à propos du mécontentement des masses, en fermant les yeux sur les résultats qui, dans certaines circonscriptions, suggéraient la défaire de Loukachenko au premier tour. Le fait que Loukachenko n’ait fait que quelques rares apparitions à la télévision a suscité des rumeurs quant à son départ pour la Turquie ou la dégradation de son état de santé. Sa première réaction à la montée de la contestation a été de conseiller aux manifestants de « trouver un emploi » afin d’arrêter de « flâner dans les rues et les avenues » : une résurgence de ses dénonciations antérieures du « parasitisme social » qui n’a fait que rajouter de l’huile sur le feu.

Le choix de la stratégie de terreur policière s’est révélé au fil des heures et des jours suivants. À partir du 10 août, Minsk fut de facto placée en état de siège : blocage des lieux publics, fermeture de plusieurs stations de métro, limitation d’accès à Internet (Loukachenko déclara que ces perturbations provenaient de l’étranger), fermeture dans la soirée de certaines entreprises du centre-ville. Alors que les manifestants avaient refusé d’imiter le Maïdan ukrainien, avec ses scènes de guerre civile dans les derniers jours de février 2014, l’État biélorusse a bien voulu leur faire croire qu’ils n’étaient pas à Minsk mais à Kiev, en essayant de démontrer par le tonnerre et les éclairs de l’arsenal policier que toutes les manifestations conduisent inévitablement à la catastrophe ukrainienne. L’idéologie officielle de l’État, vidée de toute substance, ne pouvait emprunter que le chemin de la violence.

Même si le mécontentement populaire allait croissant, les manifestations de rue ont commencé à décliner en raison de l’ampleur des violences policières et la désorientation des manifestants. Les chaînes publics sur Telegram ont fourni à la police des renseignements en temps réel sur les manifestants et leurs déplacements, sans que ces derniers ne changent de stratégie (c’est-à-dire sans qu’ils n’élaborent de véritable stratégie). Aucun des leaders officiels de l’opposition ne s’est joint à la foule ou n’a fait de déclarations radicales. Le mouvement d’opposition s’est présenté comme un ensemble informe, dépourvu d’une claire direction par le haut et de figures charismatiques capables de lui donner une orientation par le bas.

L’élite au pouvoir n’a donné quant à elle aucun signe de scission interne, la loyauté de l’appareil de sécurité et de la bureaucratie est globalement restée intacte, bien que certains représentants des niveaux inférieurs et régionaux de pouvoir ont fait preuve d’hésitation, avec notamment plusieurs cas de la démission d’agents de police et de journalistes des médias étatiques.

La forme que les manifestations dans les villes biélorusses ont prise pendant ces cinq jours est très proche de la résistance décentralisée, horizontale, sans chef, organisée en réseaux dont rêvent les anarchistes post-modernes. Même si l’opposition officielle n’a jamais participé aux manifestations, les autorités biélorusses ont encore décidé d’expulser Tsikhanovskaïa et le chef de son équipe en Lituanie.

Le fait que son mari et certains membres de son équipe sont actuellement en détention empêche Tsikhanovskaïa de faire des déclarations radicales. Dans sa dernière vidéo, elle avait l’air effrayée et accablée, en disant qu’ « aucune vie ne mérite d’être sacrifiée pour ce qui se passe en ce moment », et en faisant allusion aux menaces dont ses enfants font l’objet. Il ne reste plus aucun leader de l’opposition en liberté ou dans le pays. La chaîne Telegram du mari de Tsikhanovskaïa, qui a largement contribué aux mobilisations électorales, ne propose pas d’orientations ni de coordination claire et se voit dépassée par d’autres réseaux sociaux anonymes pour ce qui est de la couverture des événements.

Le mouvement est dépourvu d’un centre de coordination unique et même de centres locaux, de leaders officiels ou de groupes politiques clairement identifiés. Je suppose que certains groupes politiques déjà constitués prennent part aux manifestations, mais ils ne sont pas visibles en tant qu’ « unités tactiques » distinctes : ils sont soit désorientés, soit totalement dissimulés, ou encore participent aux évènements à titre individuel.

Cela s’explique en partie par les contraintes qui pèsent sur le mouvement : toute personne soupçonnée de diriger les manifestations serait immédiatement arrêtée et tout rassemblement serait rapidement dispersé. Dans le contexte biélorusse, un scénario à la « Occupy » ou le parc Gezi serait inimaginable, car les principaux lieux publics sont bloqués et contrôlés par la police. Les barricades ont la vie courte, et il n’est pas question de s’emparer des bâtiments administratifs.

Toutefois, cette situation est également la conséquence des précédentes mobilisations sur les réseaux. Près de deux millions d’abonnés, soit l’équivalent de l’ensemble de la population de la capitale, suivent Nexta_live, une chaîne Telegram créée il y a deux ans par un journaliste biélorusse Stepan Poutilo, qui actuellement vit en Pologne. En dépit de sa rhétorique radicale, cette chaîne ne fait que reproduire sans commentaire des vidéos, des photos et des informations qui proviennent des quatre coins du pays et sont fournies par les abonnés eux-mêmes. C’est également le cas d’une douzaine d’autres chaînes militantes que j’ai suivies. Les messages sont souvent équivoques, contradictoires et sans fondement. On peut être en droit de penser que certaines de ces chaînes sont utilisées par les services de sécurité pour provoquer des troubles et obtenir des informations sur les intentions des opposants.

Certains ont déjà comparé ce mouvement à la glorieuse histoire des partisans biélorusses pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est évidemment une exagération, puisque les partisans avaient en fait une structure hiérarchique et un véritable encadrement stratégique et idéologique. Ils pouvaient mettre leurs ressources en commun et les concentrer dans un lieu relativement protégé, élaborer des tactiques et les mettre en œuvre en attendant l’arrivée d’une armée régulière. Rien de tel dans ce soulèvement post-moderne. Face à la présence croissante de milices et de forces armées qui recourent à des méthodes ostensiblement brutales, les manifestants ont mené quelques actions offensives ponctuelles avec des pétards, des bâtons, quelques cocktails Molotov et quelques barricades de fortune. La réaction du pouvoir fut la même : détentions, passages à tabac, blessures, et un décès confirmé.

Toutefois, le passage à des méthodes plus traditionnelles pourrait produire un tournant décisif dans le cours des évènements. Dans le cadre de la mobilisation, une grève générale a été annoncée pour le 11 août. Les conséquences potentielles de celle-ci apparaissent clairement à tous ceux qui se souviennent des grèves du mois d’avril 1991 et de la fameuse scène où cent mille travailleurs se sont rassemblés devant le siège du gouvernement sur la place Lénine à Minsk. Suite à ce rassemblement, une vague de grèves et de manifestations de masse, qui ont touché plus de 80 entreprises à Minsk et ailleurs, a secoué le pays pendant une semaine. Ces actions ont eu un effet démoralisant sur le Parti communiste de Biélorussie et ont précipité l’effondrement de l’Union soviétique.

Mais en 1991, le mouvement anti-gouvernemental pouvait s’appuyer sur des organisations ouvrières de base, rejointes par certains syndicats officiels, ainsi que sur l’exemple de grèves victorieuses de mineurs en Ukraine, en Russie et au Kazakhstan. Le parti communiste a été fortement ébranlé par la grève à Moscou, une partie de l’opposition parlementaire a revendiqué la représentation des travailleurs, la police a reçu l’ordre de non-intervention, certains chefs d’entreprise ont soutenu leurs employés. Aujourd’hui, la situation n’est plus du tout la même, alors à quoi peut-on s’attendre ?

 

De quel côté les travailleurs sont-ils?

Si vous êtes sceptique au sujet de la classe ouvrière, écoutez donc Yaroslav Romanchouk, ancien candidat aux élections présidentielles de 2010 et directeur du Centre de recherche « Mises » : « Tant que le prolétariat ne l’aura pas rejointe, la protestation sera quasi nulle ». Comme au ʺbon vieux tempsʺ, ce sont les travailleurs qui possèdent le plus de moyens de se rassembler pacifiquement dans des espaces confinés, sans dépendre d’un internet dont l’accès est devenu précaire et sans craindre d’être interpellés dans la rue. C’est aussi la seule classe qui peut infliger des dommages matériels à l’État et le contester sur le plan idéologique.

Les ouvriers de l’industrie biélorusse ont une expérience de coopération et de coordination, une certaine structure organisationnelle, aussi bureaucratique soit-elle, et l’habitude de formuler clairement leurs revendications. Mon travail de terrain parmi les ouvriers et les militants syndicaux biélorusses en 2015-2017 m’a appris à ne pas surestimer le potentiel des organisations ouvrières dans ce pays, mais s’il existe un seul espoir de sortir de l’impasse dans laquelle est coincée la protestation en Biélorussie de manière pacifique et progressiste, il repose uniquement sur un groupe organisé de travailleurs qui comprennent, articulent et défendent leurs intérêts.

Il y a déjà eu de nombreux témoignages concernant des agitations dans certaines entreprises industrielles publiques biélorusses, notamment à l’usine automobile BelAZ de Minsk, premier producteur mondial de camions à benne basculante, et à l’usine chimique Grodno Azot, qui jouent toutes deux un rôle clé dans l’économie du pays. On est pourtant loin d’une grève générale et je me montrerai prudent quant à la possibilité qu’elle se produise un jour. La classe ouvrière biélorusse est atomisée et les travailleurs dépendent individuellement de patrons à tous les niveaux. Il n’y a pas eu de grève à grande échelle depuis les années 1990, les syndicats non cooptés par l’État sont peu nombreux (ils comptent seulement autour de 9000 membres) et manquent de moyens. Les grèves spontanées qui ont eu lieu par le passé ont toujours été rapidement réprimées.

Une grève politique est aujourd’hui une excellente idée, car l’État tient toujours les rênes de l’économie et emploie 45 % des salariés du pays. Cependant, nous ne sommes plus en 1991, lorsque l’élite dirigeante était traversée par des conflits internes et que les travailleurs jouissaient d’une relative autonomie dans les usines. Le régime actuel de réglementation du travail en Biélorussie est moins favorable aux travailleurs qu’il ne l’était à la fin de la période soviétique, dans la mesure où il conjugue au despotisme bureaucratique caractéristique du passé soviétique le despotisme de marché propre au présent capitaliste.

Cependant, j’espère et je suppose qu’une certaine forme d’organisation spontanée est en train de se mettre en place au niveau des lieux de travail, comme on peut le voir dans les vidéos et les reportages dans lesquels des centaines de travailleurs se rassemblent pour faire valoir leurs revendications auprès de leurs supérieurs et insistent pour qu’elles soient mises en œuvre. Ces revendications sont les suivantes : un nouveau décompte des votes, la garantie que les personnes ayant participé aux manifestations ne seront pas licenciées, la libération des détenus, le rétablissement de l’accès à internet ; ils expriment également une méfiance vis-à-vis des syndicats officiels.

Ce sont-là des revendications « politiques » qui émanent de la rue, mais des revendications économiques plus urgentes apparaissent déjà sur les murs des usines. Ce passage d’un tract affiché dans une usine de tracteurs à Minsk en est une belle illustration :

L’usine est toujours en activité grâce à ses travailleurs, quoiqu’on te raconte depuis 26 ans!

Pas de couteau rotatif? Va le chercher à Zhdanovichy [un village près de Minsk, ici : un endroit lointain et difficile d’accès]. Le patron ne t’a pas donné de tenue de travail? Tant pis, je l’achèterai au marché. Et puis ce même patron te demande de rester après ton service parce qu’il faut remplir les objectifs. Tu reçois ton salaire et là tu comprends que tu t’es fait avoir. Tu te plains auprès du syndicat, mais tu connais déjà la réponse. Tu es victime d’un accident du travail et tu le déclares comme un accident non professionnel parce qu’«Eh bien, vous comprenez…».

T’en as plus qu’assez de tout ça, non?

La meilleure façon de faire pression sur les patrons, c’est de faire grève. Pas besoin d’aller sur la grande place et de taper sur le pavé avec son casque. Il suffit de suivre les consignes […] Exige que chaque étape du processus technologique soit effectuée selon la législation. C’est ton droit. Tout comme le fait d’avoir un salaire décent et des élections démocratiques sont des droits qui t’ont été retirés.

Tu veux rejoindre la grève, mais tu as peur d’être licencié? N’oublie pas qu’aucune ordure d’idéologue ne te remplacera sur la machine.

Le règne de Loukachenko a commencé en 1995 par un affrontement sanglant avec les travailleurs du métro en grève, qui ont brutalement été dispersés, tabassés et licenciés. Son pouvoir s’est consolidé lorsqu’il a réussi à diviser et à soumettre la gigantesque Fédération des syndicats, dont le président l’a défié lors des élections de 2001.

Le « modèle biélorusse » s’est construit sur la fragmentation, la disciplinarisation, la corruption du prolétariat et la destruction de son identité. En échange de la perte de leur subjectivité de classe, les travailleurs se sont vus offrir la préservation de l’emploi, des restrictions sur la marchandisation de ce qui relève du domaine social, des factures d’eau, de gaz et d’électricité peu élevées et la promesse rituelle d’un salaire de 500 dollars.

Reprenant une formule de Gramsci, j’appelle cela une « révolution passive » à la biélorusse : une voie autoritaire de transformation postsocialiste, stimulée et médiatisée par la peur de mouvements de contestation spontanés des classes sociales antagonistes. Peut-être les travailleurs peuvent-ils changer la trajectoire de ce processus par la reconquête de leur subjectivité. Cela ne se fera certainement pas du jour au lendemain ni même cette semaine, mais je ne peux imaginer d’autre utopie optimiste qui permettrait de sortir de l’impasse actuelle.

Ma conviction selon laquelle une organisation des travailleurs, et non un mouvement en réseau décentralisé et sans dirigeants, est la seule capable de formuler des revendications claires et d’amener les autorités à écouter, peut être illustrée par une vidéo d’une rencontre entre des ouvriers de l’usine BelAZ et le maire de Zhodino, qui a eu lieu le 13 août dernier. À l’heure du déjeuner, plusieurs centaines d’ouvriers se sont rassemblés devant les portes de l’usine pour rencontrer leur directeur puis, plus tard, le maire.

La discussion a été tendue, mais respectueuse. Le maire avait l’air perdu et timide. Les travailleurs ont exigé que leurs collègues, parents et amis soient libérés du centre de détention provisoire, que les forces spéciales se retirent de la ville (« Pourquoi avons-nous besoin d’un salaire si on nous cogne dessus ? »), et que leurs votes soient de nouveau comptés. Ils ont insisté sur le fait que leur ville était en sécurité et qu’ils avaient la situation sous contrôle.

Évidemment, le maire ne pouvait faire aucune promesse précise, mais a accepté de rencontrer les travailleurs en dehors de l’usine dans la soirée pour parler de leurs revendications. Son départ a été salué par des « Merci ! » et « Le maire avec le peuple ! » L’usine n’a pas été mise à l’arrêt, mais après avoir vu cette vidéo, je suis déjà moins sceptique quant à la possibilité d’une véritable grève prolongée. Pour l’instant, c’est le seul moyen par lequel les opposants peuvent contraindre les autorités à entamer une sorte de dialogue au niveau local. Si le gouvernement central refuse cette opportunité, ce ne sera qu’à son propre détriment.

Plus tard dans la journée, le maire a finalement rencontré une énorme foulecomposée de travailleurs de BelAZ et d’autres habitants de la ville. Au lieu des explosions de grenades assourdissantes et du retentissement des balles en caoutchouc, une longue discussion, peu fructueuse, s’est tenue, sur la falsification des élections, la violence de la police anti-émeute et la nécessité de libérer les prisonniers enfermés dans le centre de détention provisoire local, dont beaucoup avaient été amenés de Minsk.

Après avoir proféré une variation sur son thème favori « déshabille-toi et travaille », Loukachenko a également « entendu l’opinion des collectifs de travailleurs » et promis de « s’occuper » des brutalités policières, et le chef de la police a présenté ses excuses pour les dérapages. Les autorités ont commencé à reculer, mais la population n’était pas entièrement satisfaite et la situation continue d’évoluer.

Tandis que je termine cet article, le 14 août, l’usine de tracteurs de Minsk s’est soulevée. La veille, les ouvriers étaient très hésitants et anxieux, ils n’arrivaient pas à décider de quand et comment se rassembler ni que faire. Mais des milliers d’entre eux se sont néanmoins retrouvés devant les portes de leur usine et ont marché vers le centre-ville, rejoints par divers autres manifestants, les « partisans post-modernes » mentionnés ci-dessus. Ce fut une journée calme, la police anti-émeute est restée sur ses gardes, mais n’a pas dispersé la foule. Le parcours était le même qu’en 1991 : du quartier industriel de Partisanski jusqu’à à la Place de l’Indépendance, anciennement Place Lénine…

***

Mise à jour du 19 août 2020

Une semaine s’est écoulée depuis la première publication de cet article. La tendance que j’ai pu observer au sein du mouvement, à savoir le défaut de subjectivité politique, s’est accentuée. Les grandes manifestations de rue se sont multipliées, ont atteint un niveau record et ont acquis l’accord discret des autorités. Le gouvernement a abandonné la tactique de la terreur, car cette dernière s’est avérée contre-productive : la détention, les mutilations et la torture des milliers de manifestants ont suscité l’indignation de plusieurs dizaines de milliers de membres de leurs familles et de leurs amis.

Le gouvernement local de la ville de Grodno a officiellement autorisé les rassemblements publics. Mais les manifestations sont restées largement décentralisées, bien que l’opposition ait créé un conseil de coordination pour négocier la transition du pouvoir. Le rôle de ce conseil reste assez flou : sa légitimité auprès des manifestants n’est pas évidente puisque ses membres ont été choisis à huis clos ; il n’est pas non plus reconnu par le gouvernement comme un partenaire officiel dans les négociations. Ainsi, le vaste mouvement de contestation n’a pas développé de direction par le bas ni trouvé de représentation politique par le haut.

J’ai terminé mon article avec deux scènes emblématiques : la rencontre des ouvriers de BelAZ avec le maire de la ville et la marche des ouvriers de MTZ en direction de la place principale de Minsk. Ces images ont atténué mon scepticisme initial quant à la capacité des travailleurs biélorusses à se mobiliser, mais elles ont également révélé les limites du militantisme ouvrier. Quelques jours plus tard, un autre dialogue a eu lieu entre Loukachenko et les ouvriers du MTZ, lorsque le président a promis des changements constitutionnels et que les travailleurs lui ont crié « Pars ! »

Cela a clairement montré les limites de l’impact politique des travailleurs : alors que les autorités locales et les dirigeants syndicaux ont été contraints de répondre et de s’engager, à propos de certaines revendications tout du moins – la libération des détenus et l’enquête sur les brutalités policières –, les autorités centrales sont restées sourdes. Cela s’explique en partie par les modalités concrètes de la mobilisation ouvrière. Les actions de la semaine dernière ont été qualifiées de « grèves » par les médias, mais en fait, sur plus de quatre-vingts cas d’agitation ouvrière, seuls quelques ateliers ont cessé le travail. Les marches des travailleurs n’ont pas eu d’impact significatif sur l’économie.

Les discussions et les manifestations des travailleurs sont généralement des événements fugaces, entraînant rarement des conséquences organisationnelles durables. À défaut de cela, la démoralisation et la peur de la répression s’installent même chez les militants autrefois actifs. Au cours de ces deux derniers jours, des comités de grève ont été formés uniquement dans l’usine de potasse Belaruskali (qui possède un syndicat indépendant fort) et dans quelques divisions d’autres usines. Un comité de grève municipal a été formé à Grodno. Dès lors, il n’est pas surprenant que seuls les travailleurs de l’usine de Belaruskali aient réussi à fermer leurs mines.

À défaut d’organisations syndicales démocratiques et durables, les manifestations et les dialogues ne suffisent pas pour obtenir des concessions politiques ou économiques. J’ai récemment interviewé deux représentants de la gauche biélorusse qui accompagnent les travailleurs dans leurs efforts pour s’organiser et développer un programme de classe indépendant. Cette initiative reste modeste et n’a pas encore remporté de succès visible, mais sans elle, le mouvement ouvrier biélorusse risque soit de subir une nouvelle vague de répression si le mouvement d’opposition échoue, soit de tomber sous la coupe d’un organe de direction non représentatif dont la vision politique n’est pas alignée sur les intérêts des travailleurs.

 

Traduit par Daria Saburova.


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