Olivier Cadiot: “La littérature ce n’est quand même pas la vraie vie” (Médecine générale)

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SOURCE : Diacritik

Avec Médecine générale, Olivier Cadiot signe indubitablement son meilleur livre. Après son énergique et fondamental essai que constitue son Histoire de la littérature récente, Olivier Cadiot aborde ici frontalement, pour la première fois, les rivages du roman. Et c’est une éblouissante réussite : virevoltant, tour à tour grave et joueur, le roman nous conte l’histoire d’un groupe de jeunes gens qui, hagards mais volubiles, paraissent errer au cœur d’un monde en proie à une maladie. Roman oui, mais aussi formidable réflexion à chaque instant sur la littérature. C’est saisi de cet enthousiasme que Diacritik est allé à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre éclatant nouveau livre, Médecine générale qui vient de paraître. Comment vous est venue l’idée d’écrire ce texte qui s’ouvre sur cette scène en voiture où un frère accompagne dans un corbillard son demi-frère mort vers la petite ville de Sainte-Maure en Touraine ? Y a-t-il une scène particulière ou un événement précis qui seraient à l’origine de l’écriture de ce texte où la médecine, bon gré et surtout mal gré, joue un rôle clef ? Comment Médecine générale s’est-il enfin imposé à vous après notamment l’écriture des deux tomes de votre suite, Histoire de la littérature récente ?

Sainte-Maure, c’est juste la moitié du voyage, restent les 250 km à franchir pour arriver dans le lieu de l’action. C’est la pause déjeuner des croque-morts. Cette histoire de corbillard mélange plusieurs histoires, dont la mienne. J’avais cette scène depuis longtemps qui revenait toujours dans les différentes étapes du manuscrit, elle était centrale et elle fixait une sorte de ton, je ne pouvais la faire suivre ou la placer au centre d’un livre comique — même si c’est ça que je cherche souvent, autoriser une scène violente au milieu de démêlés ridicules.

Trouver la bonne place pour ce début mortuaire était essentiel. Il fallait que ça débute ainsi sans doute. J’ai essayé de faire autrement, ça n’a pas marché. Je ne savais plus dans quel sens aller. J’ai modifié ce premier texte, le rendant plus ironique, ça n’a pas fonctionné. Il fallait le contraire que le reste du texte comique soit à la hauteur du drame que je raconte. Que les « personnages » soient à la hauteur ce qu’il leur arrive. Jusqu’ici mes livres avaient tendance à confronter un type un peu lunaire, un Robinson raté que l’on retrouve partout dans différentes îles, à une série de gens violemment caricaturaux : des cartes à jouer comme dans Lewis Caroll. Il fallait les épaissir. Rêver de leurs propriétés. L’expérience des deux tomes de cette petite Histoire et aussi la traduction de La Nuit des rois de Shakespeare pendant presque une année m’a appris de nouvelles choses. Brièveté des chapitres dans ces deux essais et travail sur les dialogues grâce à la traduction. Je n’ai d’ailleurs pas le choix, je suis obligé de poursuivre le travail tel qu’il se présente sans pouvoir revenir en arrière. C’est pourquoi j’ai rêvé dans un premier temps d’un tome trois qui serait à mi-chemin entre le réflexif et la fiction. Une vieille alliance à retenter à chaque époque. J’ai dû déchanter et séparer ces deux écritures pour de nouveau les retrouver associées par miracle. C’est peut-être grâce à ce micmac que ce roman s’avère autobiographique à la fin. Ces changements de perspectives ne m’étaient jamais à ce point arrivés auparavant dans les précédents livres.

Pour en venir sans attendre au cœur même de Médecine générale, il ne faut pas manquer de dire d’emblée que l’histoire se présente comme au lendemain d’une mort qui ne paraît pas concerner que le demi-frère, mais d’une mort plus générale. Le monde dans lequel le groupe de personnages, le narrateur en tête, évolue paraît être un monde revenant d’un désastre, un monde qui a vécu comme une catastrophe littéralement sans nom, qui a détruit les livres et a jeté chacun dans une amnésie persistante. Le récit qui se tisse ici paraît répondre d’une manière de picaresque au cœur duquel Mathilde, Pierre et les autres forment une communauté par laquelle ils entendent refonder un rapport détérioré au monde.
Ma question sera ici double : diriez-vous ainsi que Médecine générale propose une manière de récit de post-apocalypse ? Qu’est-ce qui, depuis la mort du demi-frère, a cessé d’exister dans leur monde ?

Sans doute, mais le livre n’est pas construit sur cette dramaturgie. L’enterrement du demi-frère est en demi-teinte, on y parle musique plutôt. J’avais de nombreux dialogues, des scènes séparées. Je ne savais pas qu’en faire. C’est comme ça que je travaille. C’est une méthode comme une autre. Je savais encore une fois que je pouvais les articuler dans un seul récit. Même si je pourrais résumer le premier plan qui a été prévu il y a trois ans, l’idée de décrire un groupe tyrannique, je n’ai pas exécuté complètement le sujet prévu : mettre en scène un trio qui crée une secte sans s’en rendre compte. Une secte involontaire par accumulations de minuscules contraintes domestiques. Le roman ne se raconte que terminé.

Comment le dire, c’est une évidence pour n’importe quel livre sans doute, le livre est fabriqué à l’envers de la lecture. Ça se passe dans l’autre sens ; l’histoire comme disait Godard vient après pas avant. Et j’ai eu une sorte de stupeur en lisant un article sur ce livre où un journaliste racontait l’histoire avec bienveillance… et me l’apprenait en quelque sorte. Cela vient sans doute de ma manière de travailler par ajouts successifs, mais pas dans une chronologie. Ce qui fait que l’histoire avance presque toute seule à mon insu.

Je ne m’occupe que de surveiller les détails de l’opération. Je ne sais pas dominer le texte par le scénario. Je le regrette parfois, mais c’est ainsi. Dans ce livre j’ai abandonné une sorte de logique poétique. C’est une méthode peu économique vu la puissance des doutes et du temps infini pris à recalculer de petites équations. Le livre est devenu autre chose que prévu à force de revirements et d’élagages. Un des trois héros dit à un moment : il y a une équation cachée dans le livre. Celle qu’il a aurait aimé inscrire sur la buée de la vitre de la voiture qui embarque son demi-frère. Le problème c’est qu’en disant cela je laisserais entendre le truisme ; « je me suis laissé emporter par mes personnages »… non, je les laisse vivre. Ça fait de minuscules apocalypses.

Dans le même temps, diriez-vous que Médecine générale peut se lire, plutôt que comme une dystopie, à la manière d’une contre-utopie ? Une contre-utopie où, après une histoire comme en ruines, se donne à voir une post-apocalypse joyeuse et ivre où, au lendemain d’un désastre sourd, chacun se réveille ? Ne pourrait-on pas dire qu’à nouveau ce récit porte en creux, par la voix de son narrateur, la figure de Robinson qui, de manière récurrente, hante votre œuvre depuis ses débuts ?
Et si Robinson il y a, s’agit-il d’un Robinson qui, ici, s’affronte de manière plus générale à la question de l’écologie, d’un monde où, comme les personnages le constatent, « S’installer à la campagne au moment où on vient de perdre en quinze ans 30 % des oiseaux. C’est pas de chance » ?

C’est vrai, mais c’est plutôt une renaissance. J’avais perdu mon Robinson, cette couverture si zélée, ce Vendredi déguisé. J’avais perdu la scène. Ça arrive. Scène primitive ? Il fallait bien que ça cesse. Après Le Mage en été où ce Robinson magique s’explose en vol devenu atomique éparpillé, j’ai mis cinq ans à écrire Providence, un livre où je prends acte de cette disparition et je divise un narrateur en quatre avatars. Je n’avais pas d’autre choix que d’écrire de son absence. Et puis avec les deux tomes d’Histoire je suis passé par la case essai  pour diviser encore plus les points de vue. Je n’avais jusqu’ici jamais pensé possible de les réunir sur la même scène. C’est un nouveau Robinson qui revient, mais cette fois il n’est pas tout seul ; et incarnatus est, c’est comme ça que commence le livre. Je comprends ça à l’instant au moment de donner ce livre à l’éditeur. Une perte et des retrouvailles. Il revient de la mort comme Sherlock Holmes. Il a fallu pour ça proposer, inventer une médecine sur mesure, une médecine pas générale, une médecine particulière… faite de littérature ? Robinson a-t-il changé ? On verra dans un prochain livre. En tout cas il a des traits communs avec l’ancien modèle. Dans Agent Orange extrait de Retour définitif et durable de l’être aimé je l’avais déjà lancé dans une sorte de post campagne désolée : 70 % de vertébrés absents — on doit se dépêcher de nommer les espèces inconnues avant qu’elle ne disparaisse. C’est une des tâches de la littérature.

Venons-en, à présent si vous le voulez bien, à la question de la médecine qui, en pleine pandémie, donne ironiquement son titre à votre livre. De fait, le monde que présente Médecine générale est un monde dans lequel une maladie paraît avoir emporté chacun, mais ce mal semble inassignable. De quelle nature est-il exactement ? Cela ne sera jamais précisément révélé. Car les gens sont-ils réellement malades ? Ils semblent ainsi davantage obsédés par la guérison, les voies d’une possible thérapie que par l’identification de leur maladie même. Dans Médecine générale, c’est le désir de guérir, le discours médical qui paraît comme frappé de folie et de délire comme le synthétise parfaitement Mathilde s’adressant à Pierre : « C’est délirant. Comme si tout ça allait nous guérir. Alors qu’on n’est pas malades. » Et Pierre de conclure : « On n’est pas malades. »
Ma question serait la suivante : en quoi Médecine générale entend-il passer au crible cette folie du discours médical qui obsède désormais la société, depuis la pandémie évidemment, mais jusqu’à la critique littéraire en passant par l’art-thérapie ? Cette médecine ou plutôt ce discours médical généralisé appliqué à tout, est-ce cela le sens politique même à donner à la médecine générale, une manière de ce que d’aucuns nommerait une dictature sanitaire molle ?

J’avais trouvé ce titre bien avant la pandémie. J’ai pensé en changer, j’avais peur qu’il soit directement lu en lien avec cette catastrophe. Cependant depuis longtemps la maladie rôde dans mes livres. D’ailleurs, comme souvent pour nous tous, les choses arrivent avant dans les livres. J’ai par exemple dans Futur, ancien, fugitif, premier roman de la série Robinson, décrit des symptômes de dédoublements vocaux et de paroles intempestives, ce n’est qu’une dizaine d’années après que je les ai éprouvés en vrai. Avec ce dernier livre, tout s’est accéléré. J’ai choisi la voie du roman et extrait une petite partie plus vivante que les autres d’une masse de notes trop réflexives. J’ai accroché ce possible début à des expériences très anciennes et d’autres nouvelles et c’est là que dans les mois qui suivirent il se trouve que j’ai vécu les mêmes expériences que ce héros prémonitoire. Encore un mage ? Comme si c’était le livre qui avait fixé mon programme à suivre. J’ai été un peu dépassé par ce phénomène. Ce serait ce truc d’art thérapie ? Une drôle de recette. En tout cas il a fallu revenir les pieds sur terre pour finir le livre. On dira le contraire de la phrase de Proust : la littérature ce n’est quand même pas la vraie vie. Il a fallu ensuite un troisième temps où j’ai essayé de mettre fin à cette étrange fatalité. Le livre faisait de l’ombre sur ma vie. Ça a fonctionné. C’est une expérience très étrange. Est-ce une maladie ?

A l’instar notamment des deux tomes d’Histoire de la littérature récenteMédecine générale passe au crible une série de discours, de postures ou de tours de paroles figés qu’il s’agira, pour les personnages et le récit, à la fois d’énoncer puis immédiatement de déconstruire en poussant leur logique à bout. Ainsi de la passion du public pour les histoires vraies : « On écrira la pièce nous-mêmes avec ce qui nous est arrivé en vrai. Les gens aiment que l’histoire soit arrivée à quelqu’un d’autre qu’eux. Ce n’est pas tout d’être heureux. Il faut que les autres soient plus malheureux. C’est pour ça qu’on aime l’art, sans doute. »
Cette manière d’interroger les discours est explicitement associée dans Médecine générale aux occupations de Bouvard et Pécuchet, les personnages de Flaubert. Diriez-vous ainsi que la manière dont vous éprouvez les discours rejoint la manière dont Flaubert interrogeait la bêtise discursive de son époque ? Si Bouvard et Pécuchet étaient en quelque sorte des encyclopédistes mélancoliques, pourriez-vous, en revanche, qualifier votre démarche d’encyclopédiste euphorique ?

C’est une belle expression encyclopédistes mélancoliques, d’ailleurs le héros emprunte le même boulevard Bourdon que nos deux Bouvard et Pécuchet. Emprunter dans tous les sens. Ce qui est inversé avec le roman de Flaubert c’est que nos deux amis sont ignorants. C’est l’inverse, Bouvard et Pécuchet se mettent au vert avec l’encyclopédie sous le bras et applique à la lettre n’importe quel programme. Ils sont un peu comme les naufragés de l’île Mystérieuse de Jules Verne plein d’un savoir qu’ils mettront en pratique jusqu’à la folie, construisant des usines avec une simple allumette miraculeusement sauvée. Mathilde, Pierre et Closure ne comprennent rien et doivent reconstruire une maison avec les connaissances inadéquates trouvées sur place. Ça donne des résultats baroques. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas l’inverse et si Bouvard et Pécuchet ne seraient pas les optimistes euphoriques — c’est là la raison de leurs échecs successifs. Dans mon livre, la mélancolie plane. Mais je n’en sais pas plus, c’est au lecteur de ressentir ça à sa guise. À l’instant où je vous écris je reçois un coup de fil d’un démarcheur me demandant si j’avais le « CPF », si j’étais dans le privé ou dans le public, me proposant une formation… et au moment où j’ai esquivé la question en disant que j’étais quelque chose comme un « artiste » pas dans le… privé, il a raccroché.

Et si la maladie qui court, c’est la maladie des discours et des parlures incessantes qui fait de chacun les Bouvard et Pécuchet ou les Robinson de la société, Médecine générale s’offre aussi avec force, en contrepoint, comme un grand cri de littérature. Ce grand cri est celui d’une vie qui veut s’affirmer, après la mort du demi-frère, contre toutes les morts qu’elles soient avérées ou non. « Moi aussi je veux ressusciter » dit le narrateur : est-ce là le grand cri de vie de Médecine générale ?

S’il y a médecine et générale de surcroît, il doit bien y avoir une guérison, les personnages de ce livre se doutent qu’ils sont malades, mais il ne savent pas de quoi. Comment s’appelle cette maladie ? C’est le nom qui compte. On lui donnera le nom du porteur ?

Pour en revenir au désastre qui touche le monde dans Médecine générale, ce qui ne manque pas de frapper, c’est le sort de la littérature même. Elle a comme été frappée en son cœur par cette sourde apocalypse, pour preuve ce volume vraisemblablement d’Hölderlin : « une édition autrefois blanche des poèmes complets de Höl***lin — certaines lettres étaient devenues illisibles. » Et, si « c’était vraiment la fin du monde, cette maison », on peut dire aussi bien que Médecine générale pose la question du devenir de la poésie ou plutôt ce qui demeure de la littérature et du livre en soi dans les temps de détresse que traversent les personnages. Chacun s’interroge sur la fonction, l’intérêt et l’utilité de la littérature qui semble figée, et le livre avec elle : à quoi sert-elle et peut-elle, d’ailleurs, encore servir ? Diriez-vous ainsi que Médecine générale s’interroge sur l’idée d’une possible littérature pratique — une littérature, en somme, avec service à la personne ?

Un livre particulier et unique pour chacun, ce serait une bonne idée. Radicalement dédié ! Mais pour quoi faire ? François Roustang psychanalyste hypnotiseur décrit dans un texte remarquable sur la lecture qu’il s’agit pour le lecteur d’apercevoir la terreur à travers un prisme comique. On peut ajouter que ça marche dans l’autre sens, qu’un livre est vraiment dédié à la lecture si l’auteur a les moyens de faire passer sa terreur par le canal du comique. C’est une question de diplomatie entre les deux camps. De délicatesse. Ça demande un réglage, je crois que je fais de livres pour éprouver et partager cette question.

Enfin ma dernière question voudrait porter sur le genre littéraire de Médecine générale : quel est son traitement générique ? S’il est pourtant fait mention en couverture d’un roman, le genre du texte ne cesse d’être interrogé. De fait, plus qu’à un indécidable ou à un éclatement des genres, Médecine générale semble plutôt pratiquer une manière de continuum des formes : une forme qui passe dans une autre qui elle-même passe dans une autre, et ce comme à l’infini de la parole. Tout dans votre texte paraît répondre d’un principe constant de la vitesse : tout va tellement vite qu’on n’a jamais le temps de savoir s’il s’agit d’un roman ou bien plutôt d’un essai ou d’un poème. Diriez-vous que la vitesse participe de votre interrogation générique ?

J’aurais envie de lenteur, toujours plus de lenteur, la vitesse c’est autant une qualité qu’un défaut. Le compositeur Pascal Dusapin m’a dit à propos de ce livre qu’il était comme à deux vitesses, comme certaines pièces musicales. Qu’il y avait une sorte de conflit mais une résolution possible entre une lecture rapide et la lecture lente qui s’intéresse aux détails. J’espère qu’il a raison. Cela fait longtemps que je cherche non pas aller moins vite, mais à avoir le temps de formuler par étapes. Pour que ça stagne et que ça reparte. Est-ce que c’est ça qui définira un roman ? Pas un mouvement ciselé comme un poème d’un seul jet de parole, mais un lieu où l’on peut se perdre un peu surtout parce que les thèmes, les images, les sensations sont dédoublés et rentrent en correspondance. La machine du livre finit par fonctionner toute seule. Ça fait une petite forêt, des scènes sonores et partiellement visibles.

Olivier Cadiot, Médecine générale, Paris, P.O.L, janvier 2021, 400 p., 21 € — Lire un extrait

 


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