AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : A l'encontre
1ère partie
Par Michel Husson
Darwin est-il vraiment le père du “darwinisme social” et de l’eugénisme, voire de la sociobiologie ou même du transhumanisme? Si Darwin lui-même s’est gardé de s’engager sur cette voie, il en a laissé le soin à d’autres [2].
De l’origine à la descendance
L’œuvre majeure de Charles Darwin, L’origine des espèces, est parue en 1859 [2]. Cet ouvrage a eu évidemment des implications disruptives (dirait-on aujourd’hui) sur lesquelles on ne reviendra pas ici. Mais il ne dit rien, ou peu de choses, sur la possible extension de la théorie à l’espèce humaine. Darwin sait bien qu’il ne peut esquiver la question, mais il faudra attendre 12 ans pour connaître sa position qu’il exposera dans son livre La descendance de l’homme, publié en 1871 [3].
Darwin y reconnaît qu’il ne s’est occupé jusqu’à présent «que des progrès qu’a dû réaliser l’homme pour passer de sa condition primitive semi-humaine à un état analogue à celui des sauvages actuels». Il va donc proposer «quelques remarques relatives à l’action de la sélection naturelle sur les nations civilisées». Ce ton très prudent s’explique en partie par le dilemme auquel Darwin est confronté, et que Sheila Weiss a bien résumé: «comment les êtres humains peuvent-ils résoudre le conflit inévitable entre, d’un côté, les idéaux humanitaires et les pratiques de la plus noble partie de notre nature et, de l’autre, les intérêts de la race, dont l’efficacité biologique serait supposément compromise par ces idéaux et pratiques [4]?»
On peut donc lire le livre de Darwin comme une oscillation entre les deux termes de ce dilemme. Il commence par constater que le progrès de la nature humaine passe par d’autres déterminations que la sélection naturelle: «si importante que la lutte pour l’existence ait été et soit encore, d’autres influences plus importantes sont intervenues en ce qui concerne la partie la plus élevée de la nature humaine. Les qualités morales progressent en effet directement ou indirectement, bien plus par les effets de l’habitude, par le raisonnement, par l’instruction, par la religion, etc., que par l’action de la sélection naturelle, bien qu’on puisse avec certitude attribuer à l’action de cette dernière les instincts sociaux, qui sont la base du développement du sens moral.»
Darwin donne l’exemple des progrès de la médecine en partant du principe que «chez les sauvages, les individus faibles de corps ou d’esprit sont promptement éliminés». Ce point de départ est une pure pétition de principe, qui projette des comportements animaux sur les «sauvages». On peut lui opposer la fameuse réponse de l’anthropologue Margaret Mead à qui on avait demandé quelle était selon elle la première preuve de la civilisation. Elle avait répondu que c’était la fracture cicatrisée d’un fémur vieux de 15 000 ans. Cette découverte impliquait qu’on avait pris soin de cette personne, incapable de se déplacer et de chercher sa nourriture, tout au long des mois nécessaires à sa guérison de l’os. Pour Mead, aucune autre espèce n’est capable de consacrer autant de temps et d’énergie à soigner les plus fragiles de ses membres, les malades et les mourants [5].
A l’encontre des sauvages «nous, hommes civilisés, faisons au contraire tous nos efforts pour arrêter la marche de l’élimination; nous construisons des hôpitaux pour les idiots, les infirmes et les malades; nous faisons des lois pour venir en aide aux indigents; nos médecins déploient toute leur science pour prolonger autant que possible la vie de chacun.» Cet instinct de sympathie qui «nous pousse à secourir les malheureux» a donc pris le dessus et «nous ne saurions restreindre notre sympathie, en admettant même que l’inflexible raison nous en fit une loi, sans porter préjudice à la plus noble partie de notre nature».
Même si la référence à l’inflexible raison modère un peu cet élan généreux, il n’en reste pas moins que ces développements semblent confirmer la thèse de Patrick Tort, l’un des grands spécialistes de Darwin, qui récuse toute filiation entre l’œuvre de Darwin et le «darwinisme social» d’un Spencer ou d’un Galton. Pour Tort, Darwin se réclame au contraire «d’une sélection évoluée qui ne requiert la libre concurrence de tous qu’afin d’assurer le plus grand succès possible aux qualités rationnelles, affectives et morales utiles à la société [6]». Darwin aurait ainsi mis en lumière ce que Tort appelle «l’effet réversif de l’évolution»: le processus de sélection aurait en quelque sorte intégré des instincts sociaux à la nature humaine, ce que Tort résume par cette formule éclairante: «la sélection naturelle sélectionne la civilisation qui s’oppose à la sélection naturelle [7]». Est-il pour autant possible d’établir une rupture absolue entre les tenants du darwinisme social et l’œuvre de Darwin, dont ils ne manquent pas de se réclamer?
Subir sans nous plaindre
Toute la question est là, et la lecture de Tort semble unilatérale, car elle fait passer au second plan le second terme du dilemme de Darwin, à savoir la pérennité de la sélection naturelle. Certes, l’hommage à l’instinct de sympathie semble s’accompagner d’une prise de distance avec les thèses malthusiennes: «Il ne faut donc employer aucun moyen pour diminuer de beaucoup la proportion dans laquelle s’augmente l’espèce humaine.» Mais à cette déclaration de principe, Darwin ajoute aussitôt ce bémol: «bien que cette augmentation [de la population] entraîne de nombreuses souffrances».
Toute l’ambiguïté de Darwin se retrouve dans l’évocation de ces «souffrances». Et le noble instinct de sympathie présente un autre inconvénient, puisque «les membres débiles des sociétés civilisées peuvent donc se reproduire indéfiniment». Or, continue Darwin, «quiconque s’est occupé de la reproduction des animaux domestiques sait, à n’en pas douter, combien cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine. On est tout surpris de voir combien le manque de soins, ou même des soins mal dirigés, amène rapidement la dégénérescence d’une race domestique; en conséquence, à l’exception de l’homme lui-même, personne n’est assez ignorant ni assez maladroit pour permettre aux animaux débiles de reproduire.»
Ce parallèle entre l’espèce humaine et les animaux domestiques (qui deviendra un classique chez les eugénistes) introduit un trouble qui croît avec l’espèce de résignation désolée de Darwin face aux «effets incontestablement mauvais» de cette situation: «les membres faibles des sociétés civilisées propagent leur nature et en conséquence nous devons donc subir, sans nous plaindre, les effets incontestablement mauvais qui résultent de la persistance et de la propagation des êtres débiles.» Par exemple le fait que «les membres insouciants, dégradés et souvent vicieux de la société, tendent à s’accroître dans une proportion plus rapide que ceux qui sont plus prudents et ordinairement plus sages».
Il y aurait bien «un frein à cette propagation, en ce sens que les membres malsains de la société se marient moins facilement que les membres sains. Ce frein pourrait avoir une efficacité réelle si les faibles de corps et d’esprit s’abstenaient du mariage.» Dans l’idéal, «il devrait y avoir concurrence ouverte pour tous les hommes et on devrait faire disparaître toutes les lois et toutes les coutumes qui empêchent les plus capables de réussir et d’élever le plus grand nombre d’enfants.» Ou encore: «les deux sexes devraient s’interdire le mariage lorsqu’ils se trouvent dans un état trop marqué d’infériorité de corps ou d’esprit.»
Mais Darwin n’y croit pas vraiment. Il constate avec regret que «c’est là un état de choses qu’il est plus facile de désirer que de réaliser». Et c’est même utopique: «exprimer de pareilles espérances, c’est exprimer une utopie, car ces espérances ne se réaliseront même pas en partie, tant que les lois de l’hérédité ne seront pas complètement connues. Tous ceux qui peuvent contribuer à amener cet état de choses rendent service à l’humanité.»
Il y a donc chez Darwin une forme d’inconséquence qui le conduit à adopter une stratégie prudente. Elle consiste à se référer à trois auteurs qui «ont admirablement discuté ce sujet» et à qui il empruntera «la plupart de [ses] remarques» pour exprimer des positions et des recommandations qu’il préfère ne pas assumer directement. Ces trois auteurs sont Francis Galton, Alfred Russell Wallace (sur lesquels on revient plus bas) et William Rathbone Greg.
William Greg, de la hiérarchie des races à la démocratie élitiste
Darwin cite le long passage où Greg oppose «l’Irlandais malpropre» et «l’Écossais frugal» auquel on a déjà fait référence [8].» Mais il est éclairant de se reporter à l’intégralité de cet article de Greg [9] que Darwin entérine sans réserve. Dans son «admirable» discussion, Greg donne une définition très compacte de la sélection naturelle: «le principe de la “sélection naturelle” selon lequel les races supérieures et les mieux dotées de l’espèce humaine piétinent (trampling out) et évincent les races les moins favorisées en raison de leur aptitude supérieure, semble être universellement vérifié.»
Il s’agit donc bien d’un principe universel qui s’applique à l’espèce humaine, ou devrait s’appliquer, car il est en quelque sorte bridé par le progrès social: «nous sommes arrivés à un état de progrès social et culturel, en un mot à un degré élevé de civilisation. Mais la conséquence indiscutable est de contrecarrer et de suspendre l’application de cette loi juste et salutaire de la “sélection naturelle” grâce à laquelle ce sont les meilleurs spécimens de la race – les plus forts, les plus raffinés, les plus dignes – qui survivent, l’emportent, s’imposent, réussissent et triomphent dans la lutte pour l’existence.»
Comme Darwin, Greg déplore les effets collatéraux des progrès de la médecine, mais en termes bien plus glaçants: «nous avons permis de vivre à ceux qui, dans un état plus naturel et moins avancé, seraient morts, et qu’il aurait mieux valu laisser mourir, du seul point de vue de la perfection physique de la race.» Greg va encore plus loin: non seulement les qualités physiques de l’espèce sont dégradées, mais le bon fonctionnement même de la société est remis en cause par la démocratie. Car celle-ci implique «que les arrangements sociaux sont gérés et contrôlés par les classes les moins éduquées, les moins formées pour anticiper et mesurer les conséquences, les plus ignorantes des lois terriblement contraignantes de la transmission héréditaire».
Assez logiquement, Greg esquisse les contours d’une société qui se donnerait les moyens de renouer avec la sélection naturelle. On pourrait imaginer, écrit-il, une république (sic) «qui interdirait aux indigents d’enfanter. Tous les candidats au fier et solennel privilège de reproduire une race pure (untainted) et perfectionnée devraient être soumis à un examen comparatif (competitive examination). Seuls auraient le droit de procréer les individus capables de transmettre une constitution pure, vigoureuse et bien développée aux générations futures. La paternité serait ainsi un droit réservé à l’élite de la nation, de telle sorte que l’humanité pourrait avancer en toute sécurité sur une voie débarrassée de tout obstacle à ses possibilités ultimes de progrès. Les traits dégradés ou inférieurs pourraient être éliminés, tandis que les caractéristiques supérieures seraient sélectionnées et confirmées, jusqu’à ce que la race humaine devienne une glorieuse congrégation de saints, de sages et d’athlètes.»
Et Greg conclut en écrivant que «le destin de l’humanité dépend de l’issue de la course engagée entre l’évolution morale et mentale et la détérioration de la constitution physique qui découle de la défaite de la loi de la sélection naturelle».
Cette contribution de Greg est intéressante parce qu’elle met en lumière la double approche de la sélection naturelle selon qu’elle s’applique entre les races, ou aux individus à l’intérieur d’une même race. La position de Darwin quant à la première acception est clairement qu’il existe une hiérarchie explicite entre les races. Ainsi il dénie à certains sauvages «l’humanité [qui] est pour eux une vertu inconnue», et il affirme que «les anciens n’avaient pas plus l’idée du progrès que ne l’ont, de nos jours, les nations orientales».
Mais Darwin, comme on l’a vu, est plus ambigu en ce qui concerne la manière dont le principe de sélection pourrait ou devrait s’appliquer une fois atteint un certain degré de civilisation. Effectivement il ne franchit pas le pas, et laisse la porte ouverte à des implications que l’on pourrait qualifier – au moins – de “pré”-eugénistes en s’abritant derrière d’autres auteurs, tels que Greg.
On peut donner un autre exemple de ces détours quand Darwin reprend à son compte l’idée exprimée par Henry Maine, un anthropologue qui est aussi juriste, selon laquelle: «la plus grande partie de l’humanité n’a jamais manifesté le moindre désir de voir améliorer ses institutions civiles». Cependant Darwin ne mentionne pas le reste de la phrase: «depuis le moment où la complétude extérieure leur a été donnée pour la première fois par leur incarnation dans un enregistrement permanent [10].» Cette formule obscure (et qui n’est pas plus claire dans la version anglaise) signifie que certaines sociétés ont en quelque sorte figé l’évolution des rapports sociaux dans un corset institutionnel. On peut certes discuter cette thèse, mais elle n’a en tout état de cause rien à voir avec une quelconque sélection naturelle et Darwin n’a pu s’y référer que sur la base d’un contresens.
La référence à Henry Maine est cependant éclairante, si on la rapporte à ce que dernier écrira un peu plus tard sur la démocratie: «la stérilité législative de la démocratie tient à des causes permanentes. Les préjugés du peuple sont bien plus enracinés que ceux des classes privilégiées, outre qu’ils sont d’une nature beaucoup plus vulgaire; et ils offrent beaucoup plus de danger, parce qu’ils courent le risque d’aller à l’encontre de toute conclusion scientifique.»
C’est la même thématique que celle de Greg, qui revient à dire que ce sont les classes dominées qui, par leur ignorance et leurs préjugés, font obstacle à l’évolution optimale du corps social. Et c’est exactement ce que développe Maine en faisant à son tour référence à Darwin: «même aujourd’hui, il existe un antagonisme marqué entre les opinions démocratiques et les vérités scientifiques, appliquées aux sociétés humaines. Le point culminant de toute économie politique a été, dès le début, occupé par la théorie de la population. Cette théorie, aujourd’hui généralisée par Darwin et ses disciples, affirme en principe la survivance du plus capable; et, comme telle, elle est devenue la vérité centrale de toute science biologique. Et cependant elle est évidemment antipathique à la multitude; et ceux que la multitude veut bien mettre à sa tête la rejettent dans l’ombre [11].»
La boucle est bouclée: Darwin se réfère à Maine, et ce dernier utilise Darwin dans sa critique de la démocratie. On voit apparaître un raisonnement qui sera maintes fois repris par les eugénistes: les «préjugés du peuple» l’empêchent d’adhérer à la «vérité centrale de toute science biologique.» On pourrait remarquer que le peuple n’a peut-être pas tort de refuser la «vérité centrale» puisque celle-ci consiste à dire qu’il est composé d’êtres inférieurs.
Les arrière-pensées de Darwin
C’est peut-être dans certains commentaires privés de Darwin que l’on trouve le fond de sa pensée. Ainsi c’est dans une lettre de 1881 qu’il exprime, plus clairement que dans ses publications, le lien qu’il établit entre sélection naturelle et hiérarchie raciale: «la sélection naturelle a plus fait pour le progrès de la civilisation que vous ne semblez vouloir l’admettre. Rappelez-vous le risque couru par les nations européennes, il y a quelques siècles à peine, d’être submergées par les Turcs, et combien cette idée est aujourd’hui ridicule! Les races caucasiennes les plus civilisées ont triomphé de la vacuité turque dans la lutte pour l’existence. En envisageant le proche avenir du monde, quelle liste interminable de races inférieures auront été éliminées par les races civilisées supérieures dans le monde entier. [12]»
Récemment, Richard Weikart a exhumé une lettre inédite qui expose cette fois les conceptions sociales de Darwin. Elle date de 1872 et est adressée à Heinrich Fick, un juriste suisse. En voici le texte: «J’aimerais beaucoup que vous preniez le temps de discuter d’un point connexe (…) à savoir la règle instaurée par tous nos syndicats ouvriers selon laquelle tout travailleur, qu’il soit bon ou mauvais, fort ou faible, devrait avoir la même durée du travail et le même salaire. Les syndicats s’opposent également au travail à la pièce, bref à toute concurrence. Et j’ai bien peur que les sociétés coopératives, que beaucoup considèrent comme le principal espoir pour l’avenir, n’excluent elles aussi le principe de concurrence. Cela me semble un grand mal pour le progrès futur de l’humanité. Néanmoins, dans n’importe quel système, les travailleurs sobres et prévoyants seront avantagés et laisseront plus de descendants que les ivrognes et les insouciants. [13]»
Cette lettre est importante, en ceci qu’elle montre comment la science darwinienne est profondément articulée à des préjugés de classe et à des positions réactionnaires: pour le salaire au mérite et aux pièces, contre les sociétés coopératives; tout cela au nom de la concurrence qui n’est que la transposition dans le champ social du principe de sélection.
Enfin, l’idée selon laquelle l’intelligence se transmet de manière héréditaire est fortement ancrée chez Darwin même si ses implications ne sont pas, elles non plus, pleinement développées. Cela va de soi pour les animaux: «la transmission est évidente chez nos chiens, chez nos chevaux et chez nos autres animaux domestiques». Et on observe «chez l’homme des faits analogues dans presque toutes les familles». Pour aller au-delà de ces observations subjectives, Darwin renvoie aux «travaux admirables de M. Galton» (en l’occurrence Hereditary Genius) qui «nous ont maintenant appris que le génie, qui implique une combinaison merveilleuse et complexe des plus hautes facultés, tend à se transmettre héréditairement».
Darwin y revient dans son autobiographie. Après avoir évoqué son frère Erasmus à qui il ne doit «pas grand-chose sur le plan intellectuel» et ses quatre sœurs, qui ont toujours été affectueuses à son égard, Darwin ajoute cette phrase, qui sera souvent mise en exergue par ses successeurs eugénistes: «J’ai tendance à être de l’avis de Francis Galton, à savoir que l’éducation et le milieu n’ont qu’un faible effet sur le caractère, et que nos qualités sont pour la plupart innées [14].»
Alfred Wallace et l’hypothèse spiritualiste
Avant d’en venir à Galton, il faut évoquer rapidement Alfred Russel Wallace (1823-1913), cet autre auteur auquel se réfère Darwin. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette personnalité fascinante. Issu d’une famille de la classe moyenne, Wallace exerce plusieurs métiers, se passionne pour l’entomologie. Puis, à 25 ans, il part avec un ami en Amazonie pour constituer une collection d’insectes, qu’il prévoit de vendre à des musées anglais. Mais le bateau prend feu et tout est perdu. Tout au long de sa longue vie, Wallace fut un auteur très prolifique. En 1907, il écrit ainsi un livre pour démontrer que Mars n’est pas habitable [15]. Il a été influencé par les idées socialistes, mais a plus tard versé dans le spiritisme et mené campagne contre la vaccination.
Wallace est surtout connu pour avoir été, avec Darwin, le co-inventeur de la sélection naturelle. En 1858, il adresse à Darwin une longue lettre jetant les bases de cette théorie. Darwin en est bouleversé, car il retrouve dans le texte de Wallace ses propres idées, mieux exprimées que lui, de son propre aveu. Deux de ses amis imaginent alors un moyen de conserver à Darwin sa prééminence: lors d’une réunion de la Société linnéenne, ils exposent la contribution de Wallace, mais en la faisant précéder d’un manuscrit de Darwin et d’un extrait de sa correspondance, de manière à établir son antériorité. Ni Darwin, ni Wallace qui se trouve à l’autre bout du monde, ne sont présents. L’ensemble de ces contributions sera publié dans la revue de la Société [16]. Puis Darwin se hâte de terminer la rédaction de L’origine des espèces qui paraîtra en 1859. A son grand soulagement, Wallace ne mettra jamais en cause l’antériorité de celui qu’il ne cessera d’admirer et à qui il rendra plus tard hommage avec un livre sobrement intitulé Le darwinisme [17].
L’itinéraire intellectuel de Wallace est intéressant, parce qu’il met en cause la pertinence de la sélection naturelle appliquée à l’homme. Dans un article de 1864 [18], il avance deux arguments pour expliquer pourquoi l’homme a pu «s’affranchir» de la sélection naturelle. La première raison est que son intelligence supérieure lui a permis de se procurer sa nourriture en cultivant le sol et de confectionner des vêtements et des armes. Tout cela «rend inutile la modification de son corps en fonction des conditions changeantes, à la différence des animaux inférieurs».
La deuxième différence est que, grâce à ses «sentiments sympathiques et moraux supérieurs», l’homme peut faire société: «il cesse de piller les individus plus faibles de sa tribu (…) il sauve les malades et les blessés de la mort», etc. L’action de la sélection naturelle est ainsi doublement limitée: «les plus faibles, les nains, ceux dont les membres sont moins agiles, ou qui ont une vue moins perçante, ne subissent pas le châtiment extrême qui frappe les animaux aussi défectueux.»
Wallace ajoute d’autres arguments dans un article de 1869 [19]. C’est pour lui une évidence que la sélection naturelle «n’aurait pas pu produire le corps sans poils de l’homme par l’accumulation de variations d’un ancêtre velu». De manière plus subtile, Wallace se demande comment la survie des plus aptes (une expression qu’il préfère à celle de sélection naturelle) aurait pu «favoriser le développement de pouvoirs mentaux si éloignés des nécessités matérielles des hommes sauvages, et qui, même pour notre civilisation relativement avancée, semblent plutôt préfigurer l’avenir de l’espèce que refléter son statut actuel.»
Toutes ces remarques auraient pu conduire Wallace à établir une rupture qualitative et à affirmer que l’espèce humaine est dorénavant régie par des lois spécifiques qui ne sont plus réductibles à celle de sélection. Mais toutes les objections de Wallace le conduisent à une autre solution, déjà esquissée dans l’article de 1864. Les progrès intellectuels et moraux ne pouvant «en aucune façon être imputés à la survie des plus aptes», Wallace y voit la «preuve la plus sûre qu’il existe des existences autres et plus élevées que nous, de qui ces qualités pourraient avoir été héritées et vers lesquelles nous tendrions constamment».
Cinq ans plus tard, Wallace systématise cette hypothèse: c’est une «intelligence supérieure [qui] a guidé le développement de l’homme dans une direction définie et dans un but spécial. L’univers «n’est pas simplement le produit de la volonté d’intelligences supérieures ou d’une seule Intelligence Suprême: il est cette volonté elle-même». Cette dérive spiritualiste ne fera que s’affirmer: en 1875, Wallace publie un livre consacré au «spiritualisme moderne [20]». Engels le lira et s’efforcera – assez longuement – à déconstruire les «expériences magnéticophrénologiques» décrites par Wallace, dans un manuscrit de 1878 reproduit dans Dialectique de la nature sous le titre «La science de la nature et le monde des esprits [21].»
Wallace n’en reste pas moins un progressiste. Certes, il établissait une distinction entre les races, mais il ne partageait pas le racisme inhérent à l’arrogance colonialiste. Dans un article que lui avait demandé Herbert Spencer, il écrit par exemple: «dans nos colonies, les hommes blancs sont trop souvent les véritables sauvages, et ils ont besoin d’être éduqués et christianisés tout autant que les indigènes [22].» Un an avant sa mort, Wallace est interrogé par un journaliste [23]. C’est l’occasion pour lui de formuler à nouveau ses convictions sociales: «la division actuelle de la société entre riches et pauvres est absurde. Que certains soient riches au-delà des rêves d’avarice, tandis que d’autres souffrent de la faim au milieu de l’abondance, voilà un scandale auquel il est essentiel de porter remède.»
Enfin, Wallace prend clairement ses distances avec l’eugénisme: «vous ne devez pas penser un instant que j’approuve les hérésies eugéniques que l’on prône aujourd’hui (…) Où ai-je défendu des théories aussi absurdes? Jamais je n’ai donné la moindre approbation à l’eugénisme [qui] n’est que l’ingérence d’un clergé scientifique arrogant. La ségrégation des inaptes n’est qu’un prétexte pour établir une tyrannie médicale.» Au lieu de prôner la ségrégation des unfit, Wallace parie sur le progrès social: «donnez aux gens de bonnes conditions, améliorez leur environnement, et ils évolueront tous vers le type le plus élevé. Il n’y a pas de personnes totalement mauvaises, mais seulement différents degrés de bonté.»
On voit que la trajectoire de Wallace vers le spiritualisme est une manière de répondre à la question cruciale de l’extension de la théorie de la sélection naturelle à l’espèce humaine. En cela, même s’il lui rend constamment hommage, Wallace se distingue de la réponse implicite et précautionneuse de Darwin.
Notes
[1] Je remercie Alain Bihr pour ses remarques sur une première version de ce texte.
[2] Charles R. Darwin, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, 1859; De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, traduction par Edmond Barbier de la 6e édition anglaise, 1876.
[3] Charles R. Darwin, The Descent of Man and Selection in Relation to Sex, 1871; La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, traduction par Edmond Barbier de la seconde édition anglaise revue et augmentée, 1874. Il existe une autre traduction sous le titre La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, publiée aux Editions Syllepse en 1999, sous la direction de Patrick Tort.
[4] Sheila F. Weiss, Race Hygiene and National Efficiency. The Eugenics of Wilhelm Schallmayer, 1987.
[5] L’anecdote est rapportée par Ira Byock dans son livre The Best Care Possible, 2012.
[6] Patrick Tort, Darwin n’est pas celui qu’on croit, 2010.
[7] Patrick Tort, ed., Misère de la sociobiologie, 1985.
[8] voir Michel Husson, «Comment justifier l’injustifiable? Le cas de la famine irlandaise», A l’encontre, 29 avril 2019.
[9] William R. Greg, «On the Failure of ‘Natural Selection’ in the Case of Man», Fraser’s Magazine n° 78, September 1868.
[10] since the moment when external completeness was first given to them by their embodiment in some permanent record. Henry S. Maine, Ancient Law, 1861; traduction française: L’ancien droit, 1874.
[11] Henry S Maine, Popular Government , 1885; traduction française: Essais sur le gouvernement populaire, 1887.
[12] Charles Darwin, lettre à William Graham, 3 juillet 1881 dans Life And Letters of Charles Darwin, edited by Francis Darwin, Vol.1, 3ème édition, 1887, p.316.
[13] Richard Weikart, «A Recently Discovered Darwin Letter on Social Darwinism«, Isis, 1995.
[14] Charles Darwin, The Autobiography, Edited by his grand-daughter Nora Barlow, 1958, p. 21. Traduction française: L’autobiographie, Le Seuil, 2011, p. 42.
[15] Alfred Wallace, Is Mars Habitable?, 1907. Voir l’article de Wikipedia, très documenté.
[16] Charles Darwin, Alfred Wallace, On the Tendency of Species to form Varieties, Journal of the Linnean Society, July 1858.
[17] Alfred Wallace, Darwinism, 1889; traduction française: Le darwinisme, 1891.
[18] Alfred Wallace, «The development of human races under the law of natural selection», Anthropological Review, May 1864.
[19]Alfred Wallace, «The Limits of Natural Selection as Applied to Man», Quarterly Review, April 1869.
[20] Alfred Russel Wallace, «On miracles and modern spiritualism», 1875.
[21] Friedrich Engels, Dialectique de la nature, 1883, p. 26-34.
[22] Alfred Russel Wallace, «How to Civilize Savages», The Reader, June 17, 1865, p. 113.
[23] Alfred Russel Wallace, «The Last of the Great Victorians», Interview, The Millgate Monthly, July 1912.
2ème partie
Francis Galton et l’eugénisme revendiqué
Dans La descendance de l’homme, Darwin fait plusieurs fois référence à son cousin Galton, d’abord pour un article de 1865 et surtout pour son «grand ouvrage», Hereditary genius [1]. On pourrait dire, là encore, qu’en le citant aussi élogieusement, Darwin passe le relais et lui laisse le soin de résoudre son dilemme ou en tout cas de systématiser et tirer toutes les conséquences de l’application du principe de sélection naturelle à l’espèce humaine. Cette démarche conduira à la construction par Galton d’une nouvelle «science», l’eugénisme, dont la définition apparaît dans un livre de 1883 [2].
La théorie repose sur un postulat: il existe entre les différents groupes humains des différences innées, biologiquement fondées, et transmises de manière héréditaire. L’espèce humaine est donc soumise aux mêmes lois que celles qui s’appliquent au monde animal. C’est ce que Galton écrit en 1873 dans un magazine conservateur [3]: «Une majorité des autorités en matière d’hérédité reconnaît volontiers que les hommes sont soumis à ses lois, physiques et mentales, comme peut l’être tout autre animal.»
Les plus dotés de ces groupes devraient en principe évincer les autres mais cette amélioration de l’espèce se heurte à deux obstacles qui se combinent: les groupes les moins dotés tendent à se reproduire plus rapidement, et les institutions sociales les protègent. Le processus de sélection naturelle est ainsi faussé par une «sélection artificielle» et Galton le déplore en s’exclamant: «si seulement un vingtième des dépenses et des efforts consacrés à l’amélioration des chevaux et du bétail était affecté à des mesures visant à améliorer la race humaine, quelle galaxie de génies ne pourrait-on pas créer [4]!»
Jusque-là, rien dans ces propositions ne se démarque vraiment des analyses de Darwin. La différence réside dans les recommandations qu’en déduit Galton et qui sont à vrai dire d’une simplicité biblique: «Faisons ce qui est en notre pouvoir pour encourager la multiplication des races les mieux dotées [races best fitted] pour inventer une civilisation élevée et généreuse et nous y conformer. Et abandonnons l’instinct trompeur qui, en nous poussant à aider les faibles, fait obstacle à l’émergence d’individus forts et généreux.» Pour se justifier, Galton invoque une sorte de droit du plus apte: «il peut sembler monstrueux que les faibles soient évincés par les forts, mais il est encore plus monstrueux que les races les mieux à même de jouer leur rôle sur la scène de la vie soient évincées par les incompétents, les malades et les désespérés [5].»
Le projet eugéniste est clairement exposé par Galton dans l’introduction à son livre sur le génie héréditaire [6]: puisque «les capacités naturelles d’un homme sont héritées», il serait «tout à fait possible de produire une race d’hommes supérieurement dotés, grâce à des mariages judicieux pendant plusieurs générations consécutives» de la même manière qu’une «sélection minutieuse permet d’obtenir une race permanente de chiens ou de chevaux dotés de capacités spécifiques.»
Galton se heurte alors à une question tactique: comment avancer sans apparaître trop «monstrueux»? C’est pourquoi il met de l’eau dans son vin en reconnaissant que si l’on veut «se débarrasser des indésirables et multiplier les désirables (…) les méthodes utilisées pour la sélection animale sont de toute évidence tout à fait inappropriées pour la société humaine.» Peut-être alors «y aurait-il des moyens plus doux d’atteindre le même but, sans doute plus lentement, mais presque aussi sûrement?» A cette question, écrit Galton, «la réponse à ces questions fut un “oui” décidé et c’est ainsi que j’entrepris ce que nous appelons maintenant “l’eugénisme”. [7]»
La biométrie ou la perversion de la science
Francis Galton partage évidemment l’idée d’une hiérarchie entre les races. Mais son projet est de calibrer «scientifiquement» l’écart qui existe entre les races. Dans Hereditary genius, il trouve par exemple que «le niveau intellectuel moyen de la race noire est inférieur de deux degrés environ à la nôtre.»
La construction de la nouvelle «science», l’eugénisme, introduit un élément nouveau, à savoir la quantification des différences [8]. Ce pas en avant doit beaucoup à la collaboration de Galton avec Karl Pearson, un statisticien de renom, qui est notamment l’inventeur du test du Khi2 (que l’on utilise encore aujourd’hui). Auteur d’une oeuvre considérable, il a consacré une grande partie de son activité à la biométrie, en co-éditant durant plusieurs décennies la revue Biometrika de Francis Galton. Le premier numéro de la revue s’ouvre sur une photographie d’une statue de Darwin et se place clairement sous son autorité. Les auteurs – anonymes – de l’éditorial qui présente les objectifs de la revue [9] élargissent implicitement la théorie de la sélection naturelle à l’espèce humaine et insistent sur la nécessité de quantification en affirmant que «toutes les idées de Darwin peuvent s’inscrire dans une définition algébrique».
L’examen de la table des matières des numéros ultérieurs de la revue montre que l’objet de cette nouvelle science baptisée «biométrie» concerne principalement l’espèce humaine. Dès 1904, Galton fonde le Eugenics Record Office, rebaptisé Francis Galton Laboratory for National Eugenics en 1907. Son travail consiste à reconstituer des généalogies de familles porteuses de diverses maladies et troubles physiques, du nanisme à la tuberculose. Il s’agit bien de constituer un corpus permettant de valider les thèses eugéniques sur l’hérédité. Le laboratoire de Galton publie ainsi, sous la direction de Pearson, un volumineux recueil intitulé Treasury of Human Inheritance [10]. Plutôt que d’un trésor, l’ouvrage est un recueil documentaire assorti de photographies de difformités physiques plus ou moins obscènes (que nous ne reproduirons pas) et de planches généalogiques comme celle qui figure ci-dessous où il s’agit de repérer la transmission des cas de polydactylie (présence d’un ou plusieurs doigts supplémentaires).
Un projet de société
Toute l’action de Galton est en fait sous-tendue par un programme de purification et de ségrégation sociale. Mais ce projet se heurte aux préjugés, à l’ignorance des enseignements de la science, et il faut avancer pas à pas et emporter la conviction. Par exemple Galton n’a jamais préconisé explicitement le recours à la stérilisation. C’est la ligne officielle de l’Eugenics Review, la revue publiée par le Galton Institute. Dans un de ses premiers numéros, Havelock Ellis (par ailleurs l’un des fondateurs de la sexologie) explique qu’elle ne doit pas en tout état de cause être obligatoire et doit recevoir l’accord des personnes concernées [11].
Mais, là encore, cette dénégation est en réalité d’ordre tactique, face à une opinion qui n’est pas prête. Dans un article publié dans le Fraser’s Magazine, Galton constate que «le monde est en général incrédule face à l’étendue du mal», le mal étant «le mauvais état de notre race [12].» La feuille de route est tracée: il faut d’abord faire prendre conscience de la situation, de manière à «créer, par le seul processus d’enquête approfondie et de publication des résultats, un sentiment de caste parmi ceux qui sont naturellement dotés.»
Le projet à plus long terme est une véritable sécession sociale. La «caste» ainsi constituée par la promotion de mariages entre les plus doté.e.s, un conseil de sages pourrait décerner aux heureux élu.e.s «un diplôme, qui serait en pratique un brevet de noblesse naturelle.» L’étape suivante serait l’exil vers des colonies, loin des «villes insalubres».
Galton se garde bien de préconiser la coercition: «Je n’envisagerai pas un instant la contrainte pour décider avec qui une personne donnée devrait se marier; une telle idée serait aujourd’hui presque aussi rejetée que la polygamie ou l’infanticide.» Il voit bien le risque que le «sentiment démocratique s’oppose frontalement à la création d’une classe aussi favorisée et exceptionnelle». Certes, ce sentiment «mérite la plus grande admiration» mais il devient «indéniablement faux et ne peut pas durer» quand il soutient que «les hommes ont tous la même valeur en tant qu’individus, qu’ils sont également capables de voter, et ainsi de suite».
La démocratie selon Galton est donc une démocratie restreinte. Dans ses mémoires, il exprime le souhait «que notre démocratie finisse par refuser son consentement à cette liberté d’engendrer des enfants qui est maintenant accordée aux classes indésirables.» C’est la survie même de la démocratie galtonienne qui est en jeu: elle «ne peut perdurer que si elle est composée de citoyens accomplis; elle doit donc, en légitime défense, résister à la libre introduction d’une lignée dégénérée [13].»
«Quand l’information nécessaire aura été pleinement diffusée, alors et seulement alors, ce sera le moment propice pour déclarer un ‘Djihad’, la Guerre Sainte contre les coutumes et les préjugés qui portent atteinte aux qualités physiques et morales de notre race [14].» Telle est la phase de conclusion du livre de Galton consacré à la probabilité. On voit à quel point cette science est complètement dévoyée. Elle date de 1907 et sera reprise en 1925 dans l’éditorial du premier numéro des Annales de l’eugénisme [15]. Cet éditorial, qui tient lieu de manifeste, est co-signé par Karl Pearson.
Quand la société eugéniste de Eccleson square affiche à Londres que «seules des semences saines doivent être semées» le parti nazi affirme qu’il garantit la sécurité de la communauté populaire» (voir ci-dessous).
Les classes dominantes ont toujours combiné deux attitudes à l’égard des classes inférieures. D’un côté, il y a la volonté de comprendre la persistance d’une couche de surnuméraires et en même temps de légitimer son existence, par exemple en invoquant la perte de sens moral engendré par la pauvreté. Mais, d’un autre côté, est toujours présente la méfiance voire l’effroi engendré par les classes dangereuses et leurs jacqueries ou émeutes récurrentes. Avec ce qui a été qualifié de «darwinisme social», les pauvres peuvent être considérés comme des êtres physiquement diminués qui ont tendance à se reproduire sans contrainte, plus rapidement que les classes les mieux dotées qui ont le tort de subvenir à leurs besoins. La détermination biologique remplace la stigmatisation moralisatrice.
L’homme a fini ainsi par devenir supérieur à la femme
Le titre complet du livre de Darwin est «La descendance de l’homme et la sélection sexuelle» (Selection in Relation to Sex). Il s’y interroge notamment sur l’effet de cette sélection sexuelle sur la «différence dans les facultés intellectuelles des deux sexes». On n’est pas déçu. «Il est probable», écrit Darwin, que «la sélection sexuelle a joué un rôle important dans les différences de cette nature qui se remarquent entre l’homme et la femme». Certes, il y a «quelques auteurs [qui] doutent qu’il y ait aucune différence inhérente». Mais Darwin avance un argument irréfutable: «personne ne contestera que le caractère du taureau ne diffère de celui de la vache, le caractère du sanglier sauvage de celui de la truie, le caractère de l’étalon de celui de la jument (…) La femme semble différer de l’homme dans ses facultés mentales, surtout par une tendresse plus grande et un égoïsme moindre» (p. 615-616).
Les femmes apprécieront ces références animales, mais le meilleur reste à venir: «ce qui établit la distinction principale dans la puissance intellectuelle des deux sexes, c’est que l’homme atteint, dans tout ce qu’il entreprend, un point auquel la femme ne peut arriver, quelle que soit, d’ailleurs, la nature de l’entreprise, qu’elle exige ou une pensée profonde, la raison, l’imagination, ou simplement l’emploi des sens et des mains».
Et c’est scientifiquement prouvé; ici encore Darwin s’abrite derrière son cousin: «nous pouvons ainsi déduire de la loi de la déviation des moyennes, si bien expliquée par M. Galton dans son livre sur le Génie héréditaire, que si les hommes ont une supériorité décidée sur les femmes en beaucoup de points, la moyenne de la puissance mentale chez l’homme doit excéder celle de la femme» (p. 616).
Dans la concurrence entre individus dotés de «qualités mentales également parfaites», c’est l’homme qui triomphe parce qu’il a plus «d’énergie, de persévérance et de courage». Darwin glisse ici une note pathétique qui cherche à suggérer que c’est aussi la position de John Stuart Mill. Puis Darwin explique comment la domination masculine est en quelque sorte un sous-produit de la sélection naturelle: «ces dernières facultés ont été, comme les premières développées chez l’homme, en partie par l’action de la sélection sexuelle – c’est-à-dire par la concurrence avec des mâles rivaux – et en partie par l’action de la sélection naturelle, c’est-à-dire la réussite dans la lutte générale pour l’existence; or, comme dans les deux cas, cette lutte a lieu dans l’âge adulte, les caractères acquis ont dû se transmettre plus complètement à la descendance mâle qu’à la descendance femelle». Voilà comment «l’homme a fini ainsi par devenir supérieur à la femme». Mais Darwin se contredit et invoque une «loi de l’égale transmission des caractères aux deux sexes» qui amoindrit l’écart, sinon, «il est probable que l’homme serait devenu aussi supérieur à la femme par ses facultés mentales que le paon par son plumage décoratif relativement à celui de la femelle» (pp. 617-8).
Le passage sans doute le plus violent est celui où Darwin assimile les facultés propres aux femmes (intuition, perception rapide, et peut-être imitation) à celles des races inférieures: «quelques-unes au moins de ces facultés caractérisent les races inférieures, elles ont, par conséquent, pu exister à un état de civilisation inférieure» (p. 616).
Dans une note, Darwin se risque à esquisser ce qui sera une grande occupation des eugénistes, en citant l’hypothèse avancée par Carl Vogt selon laquelle «la distance qui règne entre les deux sexes, relativement à la capacité crânienne, augmente avec la perfection de la race, de sorte que l’Européen s’élève plus au-dessus de l’Européenne que le nègre au-dessus de la négresse [16]». Il omet de citer la phrase précédente où Vogt affirme qu’en général, le type du crâne féminin se rapproche, sous plusieurs rapports, du crâne de l’enfant, et encore plus de celui des races inférieures» qui allait pourtant dans son sens, mais qu’il n’était pas disposé à assumer.
Ces passages montrent bien comment Darwin combine sélection sexuelle et sélection naturelle pour donner un fondement scientifique à une supposée infériorité biologique des femmes. L’argument selon lequel il faudrait «contextualiser» pour prendre en compte les conceptions de l’époque n’est pas recevable, pour deux raisons. La première est d’ordre épistémologique: quand une théorie est fausse, il faut la rejeter et non pas chercher à relativiser l’erreur en invoquant l’environnement de l’époque. La terre n’est pas plate et tourne autour du soleil, même si on a pu penser l’inverse dans les siècles passés.
La seconde raison est d’ordre historique: d’autres auteurs contemporains, certes minoritaires, s’élevaient contre la thèse d’une infériorité consubstantielle des femmes. On a vu que Darwin y fait allusion. On pourrait par exemple citer un article du révérend Sydney Smith, un humoriste non-conformiste qui divisait l’humanité en trois sexes: les hommes, les femmes et les ecclésiastiques. Le paradis était selon lui un endroit où l’on déguste du foie gras au son des trompettes. Il n’aimait pas vraiment Angleterre où «les seules distractions sont le vice et la religion», et prétendait ne jamais lire un livre avant d’en rendre compte [17].
Mais c’était aussi un humaniste soucieux de réformes sociales, et sa position sur les inégalités entre hommes et femmes était tranchée: «on a beaucoup parlé de la différence initiale de capacité entre les hommes et les femmes, comme si les femmes étaient plus rapides et les hommes plus réfléchis (…) tout cela, nous l’avouons, nous paraît très fantaisiste (…) Il n’y a certainement aucune différence qui ne puisse être expliquée par la différence des circonstances dans lesquelles ils ont été placés, sans se référer à une quelconque hypothèse sur la conformation d’esprit originale (…) Il n’y a certainement pas besoin d’un raisonnement plus profond ou plus abscons, pour expliquer un phénomène aussi simple [18]».
Ce texte, qui date de 1810, est cité par Harriet Stuart Mill, dans son célèbre essai sur l’émancipation des femmes publié anonymement en 1851, puis en 1868 sous son nom [19]. Elle y plaide pour le droit de vote des femmes, leur accès aux mêmes emplois que les hommes et leur autonomie financière. Elle a eu une longue influence sur celui qui devait devenir son second mari, John Stuart Mill. Ce dernier et Darwin avaient au départ de l’admiration l’un pour l’autre, mais leur opposition l’a emporté, sur un point évidemment décisif, celui du rôle de l’hérédité. Déjà en 1848, Mill écrivait dans ses Principes d’économie politique que: «de tous les moyens vulgaires de se dispenser de l’étude des effets des influences sociales et morales sur l’âme humaine, le plus vulgaire est d’attribuer les différences de conduite et de caractère à des différences naturelles et indestructibles [20].»
Mill deviendra un ardent défenseur des droits des femmes. Alors député, il avait proposé sans succès un amendement à la loi de 1867 d’élargissement de la base électorale (on était loin du suffrage universel) qui remplaçait «hommes» par «personnes» dans le texte, ce qui aurait donné le droit de vote à des femmes. En 1869, il publie son livre sur l’assujettissement des femmes où il écrit, à l’encontre de Darwin: «je crois qu’il y a de la présomption à dire ce que les femmes sont ou ne sont pas, ce qu’elles peuvent être ou ne pas être, en vertu de leur constitution naturelle. Au lieu de les laisser se développer spontanément, on les a tenues jusqu ici dans un état si contraire à la nature, qu’elles ont dû subir des modifications artificielles (…) parmi les différences actuelles, les moins contestables peuvent fort bien être le produit des circonstances, sans qu’il y ait une différence dans les capacités naturelles [21].»
Le «contexte historique» n’explique donc pas tout. La croyance en une infériorité des femmes héritée de la sélection sexuelle est chez Darwin un élément constitutif de sa théorie, et non le simple effet des conceptions de l’époque. Mais il est vrai aussi que sa position est renforcée par les préjugés personnels de Darwin. En témoigne l’échange de lettres [22] qu’il a eu vers la fin de sa vie avec Caroline Augusta Kennard, une féministe américaine. Celle-ci a assisté à une conférence où Darwin était cité comme autorité scientifique validant la thèse de l’infériorité des femmes. Ne pouvant croire à cette interprétation, elle écrit donc respectueusement à Darwin (avec une enveloppe pour la réponse) pour lui demande un éclaircissement: «si une erreur a été commise, votre opinion et votre autorité doivent être corrigées».
La réponse de Darwin est affligeante: «la question à laquelle vous faites référence est très difficile. J’en ai parlé brièvement [sic] dans ma ‘Descent of Man’. Je suis persuadé que les femmes, bien que généralement supérieures aux hommes sur le plan des qualités morales, sont inférieures sur le plan intellectuel; et il me semble que les lois de l’hérédité font obstacle (si je comprends bien ces lois) à ce qu’elles deviennent les égales de l’homme sur le plan intellectuel. Il y a certes des raisons de penser que les hommes et les femmes étaient égaux de ce point de vue chez les aborigènes (et jusqu’à aujourd’hui dans le cas des sauvages), et cela plaide grandement en faveur d’un rétablissement de cette égalité. Mais pour ce faire, les femmes devraient à mon sens devenir des “soutiens de famille” (bread-winners) aussi réguliers que les hommes; or nous pouvons soupçonner que dans ce cas l’éducation de nos jeunes enfants, sans parler du bonheur de nos foyers, en souffrirait grandement.»
La réponse de Kennard sera ferme, faisant valoir que les femmes n’ont pas à être confinées à la maison, et qu’elles contribuent tout autant que les hommes à la société. Et elle se termine sur ce souhait: «Attendons que l’“environnement” de la femme soit similaire à celui de l’homme, avec les mêmes opportunités, avant de juger équitablement de son infériorité intellectuelle, s’il vous plaît».
Mieux qu’un chien de toute façon
Les femmes sont donc destinées à l’éducation de nos jeunes enfants et au «bonheur de nos foyers», parce que le mariage est constitutif de la civilisation. Dans la Descendance de l’homme, il reconnaît que selon certains auteurs «l’habitude du mariage ne s’est développée que graduellement, et que la promiscuité était autrefois très commune dans le monde». Mais il ne peut se faire à cette idée: «néanmoins, je ne puis croire que la promiscuité absolue ait prévalu à une époque extrêmement reculée peu avant que l’homme ait atteint son rang actuel dans l’échelle zoologique.» et revient au seul argument de preuve dont il dispose, à savoir «l’analogie avec les animaux, et surtout avec ceux qui sont les plus voisins de l’homme» (pp. 459-460).
Ruth Hubbard accompagne cette citation de ce commentaire ironique: «Ne vous y trompez pas, où que vous regardiez parmi les animaux, vous verrez des mâles, enthousiastes adeptes de la promiscuité, poursuivant des femelles qui les observent derrière des paupières langoureusement baissées pour repérer les plus forts et les plus beaux. N’est-ce pas le rêve d’un vrai gentleman victorien [23]?»
Ces préjugés étaient fortement ancrés chez Darwin. En témoigne l’exercice qu’il avait mené en juillet 1838, quelques mois avant de demander la main de sa cousine, Emma Wedgwood. Hésitant sur la question de savoir s’il devait se marier ou non, Darwin avait, en bon scientifique, dressé un tableau en deux colonnes (reproduit ci-dessous) répertoriant les conséquences de chacun des choix possibles: se marier ou ne pas se marier, this is the question [24]. Dans la colonne en faveur du mariage, Darwin se représente «une jolie femme douce sur un sofa, avec un bon feu, des livres et peut-être de la musique (…) une compagne permanente (amie une fois l’âge venu), qui s’intéresse à vous, objet à aimer et avec qui se divertir – mieux qu’un chien de toute façon (better than a dog anyhow).»
Les thèses de Darwin sur les femmes découlent donc de manière inextricable des exigences internes de sa théorie et de ses propres préjugés. Comme l’explique très bien Evelleen Richards, «les conclusions de Darwin ont déterminé autant par son engagement en faveur d’une explication naturaliste ou scientifique des caractéristiques mentales et morales de l’homme que par ses hypothèses socialement induites sur l’infériorité innée et la domesticité des femmes [25]».
Mais on peut étendre cette conclusion à l’ensemble de l’œuvre de Darwin, comme le fait Evelleen Richards: «à quelques exceptions près, Darwin est présenté comme le jeune naturaliste du “Beagle”, le futur éleveur de pigeons et le disséqueur de bernacles; et, surtout, comme un observateur et un théoricien détaché et objectif, loin des préoccupations politiques de ses compatriotes victoriens qui ont détourné ses concepts scientifiques pour rationaliser leur impérialisme, leur économie du laisser-faire et leur racisme. La concordance de ses écrits, en particulier de La descendance de l’homme, avec le darwinisme social florissant à la fin de l’époque victorienne, est soit ignorée, soit laborieusement expliquée. Si bien que Darwin est absous de toute intention politique et sociale et ses constructions théoriques de biais idéologique.»
Certes, le cauteleux Darwin a toujours pris, comme on l’a montré, la précaution de s’abriter derrière les prises de position d’autres auteurs, en particulier son cousin Francis Galton. Mais jamais il ne s’est désolidarisé des interprétations de sa théorie cherchant à en faire le fondement d’inégalités de toutes sortes, qu’il s’agisse des races ou des sexes. C’est pourquoi, il n’est pas décidément pas possible d’absoudre Darwin du darwinisme social [26].
Notes
[1] Francis Galton, «Hereditary Talent and Character», Macmillan’s Magazine, volume XII, 1865; Hereditary Genius. An Inquiry Into its Laws and Consequences, 1869.
[2] Francis Galton, Inquiries into Human Faculty and its Development, 1883.
[3] Francis Galton, «Hereditary Improvement», Fraser’s Magazine, n°87, 1873.
[4] Francis Galton, «Hereditary Talent and Character», Macmillan’s Magazine, volume XII, 1865.
[5] Francis Galton, Hereditary Genius: An Inquiry into Its Laws and Consequences, 1869, Londres, Macmillan & Co, 1892, p. 343.
[6] Francis Galton, Hereditary Genius: An Inquiry into Its Laws and Consequences, 1869.
[7] Cité (sans référence) dans Karl F. Pearson, The Life, Letters and Labours of Francis Galton, volume IIIA, 1930.
[8] Voir Michel Husson, «La statistique au risque de l’eugénisme», A l’encontre, février 2020.
[9] The Scope of Biometrics», Editorial, Biometrika, vol. 1, n°1, October 1901.
[10] Karl Pearson (ed.), Treasury of Human Inheritance, Volume 1, 1912.
[11] Havelock Ellis, «The Sterilization of the Unfit», Eugenics Review, vol. 1, n°3, September 1909.
[12] Francis Galton, «Hereditary Improvement», Fraser’s Magazine, n°87, 1873.
[13] Therefore it must in self-defence withstand the free introduction of degenerate stock, Francis Galton, Memories of my Life, 1908, p.311.
[14] Francis Galton, Probability, the Foundation of Eugenics, The Herbert Spencer Lecture, June 1907.
[15] Ethel M. Elderton, Karl F. Pearson, «Foreword», Annals of Eugenics, vol. I, October 1925.
[16] Carl Vogt, Leçons sur l’homme. Sa place dans la création et dans l’histoire de la terre, 1865, p. 99. Vogt est l’auteur de la préface à l’édition française de La descendance de l’homme.
[17] Stanley L. Wallace, «A wit and his gout: The Reverend Sydney Smith», Arthritis & Rheumatism, vol. 5, n° 6, December 1962.
[18] Sydney Smith, «Female Education», Edinburgh Review, XV, January 1810.
[19] Harriet Stuart Mill, «The Enfranchisement of Women« Westminster and Foreign Quarterly Review, July 1851; «L’affranchissement des femmes» dans Ecrits sur l’égalité des sexes. John Stuart Mill et Harriet Taylor. Textes traduits et présentés par Françoise Orazi, 2014.
[20] James Stuart Mill, The Principles of Political Economy, 1848, Book II, p. 319. Traduction française: Principes d’économie politique, pp. 366-7.
[21] John Stuart Mill, The Subjection of Women, 1869. Traduction française: De l’assujettissement des femmes, 1869, p. 137.
[22] Caroline Kennard, «Correspondance avec Charles Darwin», 1881-2 dans: Samantha Evans, ed., Darwin and Women. A Selection of Letters, 2017, pp. 225-7.
[23] Ruth Hubbard, «Have Only Men Evolved?», dans: R. Hubbard et al., eds, Women Look at Biology Looking at Women, 1979.
[24] Darwin sur le mariage: «Mieux qu’un chien en tout cas», document hussonet n°2, 26 mars 2019.
[25] Evelleen Richards, «Darwin and the Descent of Woman», dans: in David Oldroyd & Ian Langham (eds.), The Wider Domain of Evolutionary Thought, 1983.
[26] Ce que l’on cherchera à montrer dans des livraisons ultérieures. Sur des prolongements récents, voir Michel Husson, «La tentation du darwinisme social», A l’encontre, février 2019.