Sortir du piège des concertations

La lecture d’un quotidien bourgeois comme Le Figaro apporte souvent son lot d’informations utiles. C’est le cas de l’article de Wladimir Garcin-Berson en date du 27 novembre et intitulé « Philippe prêt à un compromis sur la date d’application de la réforme ». Bien évidemment, on doit se pincer le nez en lisant, car l’intox et le baratin tous azimuts du pouvoir politique empuantissent toujours l’atmosphère, de différentes façons. C’est le cas lorsqu’Edouard Philippe prétend s’en prendre aux seuls régimes spéciaux, dans lesquels il dénonce une « solidarité corporatiste », alors que c’est l’ensemble du monde du travail qui verrait une baisse brutale du niveau des pensions et la nécessité de travailler plus longtemps pour moins d’argent si par malheur le pouvoir parvenait à ses fins. C’est aussi le cas quand Philippe veut jouer les négociateurs ouverts et bienveillants, en déclarant : « on nous a suffisamment reproché la verticalité pour qu’on assume de prendre le temps de consulter ». C’est vrai encore lorsque la porte-parole Sibeth Ndiaye prétend sans vergogne et sans rire que la réforme est une « réponse à la crise des gilets jaunes », vu que ces derniers dénonçaient les inégalités de pensions entre citoyens. Mais pour l’essentiel, l’article du Figaro nous confirme que le Premier ministre campe sur le fond de ses positions mais tient à afficher une certaine souplesse sur les délais de mise en place de sa contre-réforme des retraites. Surtout, cette lecture nous permet aussi de tirer des leçons quant au combat à mener contre ce coup très violent que le gouvernement se prépare à asséner à l’ensemble des travailleurs.ses.

Concertations… pour négocier les délais de mise en place

Au fond, la posture du gouvernement n’a rien d’étonnant : il n’y pas urgence vu le déficit actuel des régimes de retraites, et donc la mise en œuvre d’un nouveau système peut bénéficier d’un certain temps, à la fois pour déterminer précisément « les mécanismes de transition » entre le régime actuel et celui que veut instaurer le pouvoir, et – surtout – pour tenter de diviser les générations entre elles. Mais du point de vue de notre camp social, accepter l’idée de décaler dans le temps la mise en application de la réforme, c’est en accepter le principe et accepter de poignarder dans le dos une partie plus ou moins importante des jeunes générations et des générations à venir. C’est une ignominie que certaines bureaucraties syndicales sont déjà prêtes à commettre – la CFDT en particulier – mais qui pourrait aussi en tenter d’autres. Il s’agit d’une position ignoble que les travailleurs.ses et les organisations qui entendent défendre leurs intérêts doivent rejeter avec le plus grand mépris.

Mais la lecture de l’article est aussi intéressante à propos des réunions de « concertations » actuelles. Un tweet de la porte-parole du gouvernement confirme que celles-ci se termineront vers le 10 décembre, et Sibeth Ndiaye ajoute : « Il y aura eu près de 350 réunions à ce moment-là avec les partenaires sociaux ». Diantre ! 350, même une fois mises de côté les organisations patronales, cela fait beaucoup, et même vraiment beaucoup trop. C’est un point qu’il faut souligner, et une attitude que nous devons condamner avec la dernière énergie : la posture des syndicats qui participent à cette mascarade affaiblit la lutte, et met le gouvernement dans une meilleure position pour réussir son attaque contre nos retraites. D’ailleurs, Edouard Philippe se réjouit, dans l’interview au Figaro, de ce que « le dialogue social se poursuit, à son rythme », et il juge les échanges « très riches et d’une grande qualité ». Le Premier ministre serait moins en mesure de fanfaronner et de se présenter en homme de dialogue si les syndicalistes étaient beaucoup moins nombreux.ses à se précipiter pour assister à cette sinistre danse du ventre gouvernementale… en espérant quoi ? C’est toute la logique de la réforme qui est insupportable. Et la macronie utilise ces syndicalistes comme des faire-valoir, des idiots utiles, en cherchant à créer l’illusion qu’il y a du « grain à moudre ». Mais d’une certaine façon, Edouard Philippe, dans cette interview, leur met une fois de plus les points sur les i : il parle de sa « très grande détermination » ; il se déclare « plus déterminé que jamais » à « refonder le système », et il ne reviendra pas sur l’essentiel de sa contre-réforme – « nous avons posé des principes »« nous ne transigerons pas sur l’objectif », déclare-t-il notamment. Ce qui est négociable pour lui, c’est essentiellement le calendrier de mise en place !

Participer… pour quoi faire ?

Face à la partition interprétée par le Premier ministre, la musique jouée par les directions syndicales est assez dissonante mais on ne sent pas poindre une grande symphonie de lutte, du moins s’il n’en tenait qu’à elles. Au contraire, on ne sent rien de vraiment solide de ce côté. On ne s’étonnera pas que le soliste le plus veule soit une fois de plus Laurent Berger : en défendant la réforme, la CFDT a une place à tenir, ne l’oublions pas. D’une part, Berger apparaît ici comme un conseiller du gouvernement, lui recommandant de « ne pas créer d’affrontement ». Mais il se montre satisfait : pour lui, « on a perdu beaucoup de temps, parce qu’on a perdu le fil du sujet ». Autrement dit, c’est bon, maintenant, on va pouvoir mettre en place, dans la concertation, une bonne réforme ! Les travailleurs.ses à qui le gouvernement veut faire perdre des centaines d’euros de pension par mois apprécieront… Mais le problème réside surtout du côté du chœur des directions syndicales qui affichent leur opposition tout en cautionnant par leur présence cette violente attaque gouvernementale. En refusant publiquement cette mascarade, les dirigeants syndicaux offriraient aux travailleurs.ses un signe de leur refus de cette réforme et de sa logique intrinsèque, elles transmettraient le message que ce projet n’est pas amendable et qu’il doit être poubellisé, au lieu de laisser planer le doute sur la possibilité de grappiller quelques avancées. Un refus massif des organisations syndicales de participer à cette pseudo-concertation accroîtrait certainement la confiance des travailleurs.ses au moment de partir au combat.

Le 5 décembre et ses suites

Sur la stratégie de lutte elle-même, le bât blesse toujours, car la grande majorité des bureaucraties confédérales refusent d’appeler clairement à la reconduction de la grève après le 5, jusqu’au retrait du projet de réforme. Et c’est là que réside le plus gros problème. C’est d’ailleurs un patron, François Asselin, président de la CPME1, qui dans un précédent numéro du Figaro, nous explique le mieux pourquoi : « Des grèves qui peuvent paralyser le pays pendant une journée, on peut s’organiser », a-t-il déclaré à la sortie d’une réunion de concertation, s’inquiétant pour « le jour d’après », craignant que le pays ne soit bloqué « pendant plusieurs semaines »2. Il est intéressant de noter que c’est ici un dirigeant patronal qui nous indique en creux, mais très clairement, ce qu’il faudrait faire : bloquer l’économie du pays, et pour cela, lancer une grève illimitée.

Ces propos de François Asselin viennent corroborer ce que l’on savait déjà peu ou prou : les capitalistes de ce pays ne sont pas sereins, et leur gouvernement non plus. Ils craignent la colère sociale et le blocage du pays qui pourrait en résulter, un an après l’entrée sur scène du mouvement des Gilets jaunes. C’est d’ailleurs pour tenter de faire croire qu’il y a des marges pour négocier la réforme, et donc créer du doute en affaiblissant les réactions syndicales, que le pouvoir, inquiet des remontées d’informations concernant la mobilisation du 5 décembre, a lancé ces pseudo-concertations.

Rêvons un peu : si les directions syndicales – du moins celles qui se disent opposées au projet Macron-Delevoye – appelaient clairement à reconduire la grève le 6 et les jours suivants, et les jours suivants, jusqu’au retrait de la réforme, cela serait un fort encouragement pour les travailleurs.ses à partir en grève jusqu’à la victoire. En refusant de le faire, les bureaucrates en chef du mouvement syndical laissent les membres de notre classe décider sur place, dans chaque boîte, chaque secteur, chaque région, sans avoir la certitude que les organisations syndicales veulent vraiment se battre pour gagner. Certes, cette veulerie est partiellement compensée par des directions syndicales intermédiaires, sectorielles, locales ou régionales. Mais de plus, ce silence radio et cette impasse organisés au sommet des centrales sur les suites de la lutte permet aux médias du capital de concentrer l’information sur la seule journée du 5, gommant la réalité des structures syndicales et des collectifs de travailleurs.ses qui se préparent à reconduire la grève au-delà, et laissant dans le doute une grande partie du monde du travail sur la suite de la lutte.

Construire la grève pour gagner

La lâcheté et la trahison des directions confédérales qui transparaissent derrière ces positionnements (aussi bien par la participation à la mascarade des « concertations » que par le refus d’appeler à reconduire partout la grève après le 5) doivent être dénoncées clairement. Un nombre très significatif de structures syndicales (ou intersyndicales) se sont déjà prononcées pour reconduire la grève. Dans nos syndicats, nous devons nous appuyer sur ces prises de position, tout en critiquant clairement la ligne des confédérations et en exigeant d’elles qu’elles affichent une détermination à la hauteur de la gravité de la situation.

Mais cela ne suffira pas : les directions syndicales nous montrent une fois de plus que nous ne pouvons pas leur faire confiance pour gagner. Pour obliger Macron et Philippe à avaler leur copie, il faut certes s’appuyer sur les secteurs syndicaux combatifs, selon les secteurs ou les régions, mais il est aussi nécessaire que dès maintenant, les travailleurs.ses bien décidé.e.s à se battre pour vaincre prennent en main leur grève, s’auto-organisent en comités de grève, se coordonnent entre régions et nationalement, et entre secteurs en grève, pour contrôler leur lutte et ne pas laisser les probables manœuvres des appareils bureaucratiques mettre fin à une grève qui paralyserait « trop » l’économie. Nous devons, quant à nous, êtres les meilleurs artisan.e.s de cette auto-organisation. Si cette perspective parvenait à prendre corps, ce n’est pas seulement cette funeste réforme des retraites qui serait enterrée, c’est aussi Macron et son monde qui pourraient être dégagés.


  1. Confédération des petites et moyennes entreprises [return]
  2. Article de Marc Landré, le 25 novembre, intitulé : « Réforme des retraites : une journée de concertation pour rien, ou presque »[return]

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