Une contribution de Pierre Salvaing

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SOURCE : Arguments pour la lutte sociale

Aux camarades d’APLUTSOC – Réflexions à propos de la réunion du 2 février.

Camarades,

La lecture du compte-rendu de votre réunion du 2 février dernier me fait réfléchir et réagir, à titre purement individuel.

S’agissant de la situation présente en France, si j’avais encore la possibilité de réfléchir de d’agir dans un cadre organisé, je partirais des questions suivantes :

1/ Avant tout, qu’en est-il du RESULTAT, du BILAN de plusieurs semaines et même mois de mobilisation contre la destruction des retraites par répartition, contre le véritable hold-up entrepris par le gouvernement bourgeois pour le compte de capital financier sur, en tout premier lieu, le salaire différé des travailleurs ? On peut même dire que les appareils les ont organisées, non pour vaincre, mais pour épuiser la force de combat qu’ils prétendaient diriger et orienter.

2/ En cas de victoire du gouvernement Macron contre cette mobilisation, en cas de passage de la loi/retraites, quelles peuvent en être les retentissements ?

Quel impact aurait-elle sur l’ensemble des rapports de classe en France, comme sur la vie sociale tout entière?

3/ Dans quel état se trouve aujourd’hui la bourgeoisie française à travers sa représentation politique, le gouvernement Macron (il est toujours nécessaire de savoir où en est le camp ennemi)?

Une fois répondu à ces trois premières questions, j’en poserais deux autres :

4/ Comment peut-il se faire que, au regard et en dépit de cet état d’affaiblissement et de crise quasi-permanente où il se trouve, le gouvernement puisse comme c’est vraisemblable, parvenir à ses fins dans son attaque frontale sur le terrain des retraites ?

Et comment se fait-il qu’il puisse également trouver la force de mener de front des attaques meurtrières en particulier contre l’enseignement –attaques précises notamment sur le baccalauréat-, et contre la santé publique, domaines d’une grande importance sociale générale ?

Mais ces attaques s’étendent en réalité à tous les domaines de la vie sociale, depuis les lieux d’exploitation jusque dans les services publics, le grand âge, le handicap, etc. etc.

Et je terminerais nécessairement par une dernière, à mes yeux la plus importante :

5/ Que manque-t-il, qu’a-t-il manqué, à un mouvement au départ si déterminé et qui pouvait sembler si puissant, qui jouissait de l’approbation quasi-unanime du prolétariat et des couches plus larges de la petite-bourgeoisie, jusqu’aux avocats, pour l’emporter sur son ennemi ?

A la première question –et un peu aux suivantes déjà-, je répondrais que ce gouvernement, aussi empêtré qu’il est dans les crises d’affaiblissement qui se succèdent avec une singulière régularité, semble en passe de parvenir à ses fins.

Les semaines de mobilisation, les grèves massives dans les secteurs de la SNCF et de la RATP, les ‘’temps forts’’ organisés par les directions syndicales, les actions ‘’coup de poing’’ spectaculaires n’en sont pas venus à bout. Il y a d’ailleurs des années et même des décennies que la méthode des « temps forts » et des actions spectaculaires ont fait la preuve de leur inefficacité.

On peut même dire que les appareils ont organisé ces « temps forts » et ces actions spectaculaires, non pour vaincre le gouvernement, mais pour s’opposer à un éventuel mouvement vers la grève générale, et épuiser la grande force de combat qu’ils s’arrogent le droit de diriger et d’orienter.

A présent les dérisoires freinages parlementaires mis en place par la France Insoumise, comme, dans une moins spectaculaire mesure, par ce qui reste du PS et du PCF, sont tout au plus des moyens de mettre en valeur ces organisations, sans le moindre effet sur les attaques profondes auxquelles ils proclament s’opposer.

De même, les manifestations actuelles et à venir appelées par des appareils syndicaux –la prochaine est à présent annoncée pour le… 31 mars- tiennent bien davantage d’un enterrement de première classe, de funérailles solennelles destinées seulement à les mettre également en valeur autant qu’à donner le change afin de pouvoir en de prochaines occasions reprendre les mêmes méthodes , que d’un combat promis à quelque chance de succès.

A la seconde question, je pense qu’il faut sérieusement répondre en considérant la portée de l’attaque frontale que représente la loi de destruction des retraites ouvrières. Elle s’inscrit dans la suite des attaques couronnées de succès qui visent à démanteler et détruire l’essentiel des conquêtes ouvrières de l’après-guerre, qu’il n’est pas nécessaire d’énumérer ici.

Plus profondément encore, elle participe, en l’accélérant et l’aggravant, au déclin des conditions de vie et de travail du prolétariat, mais aussi de couches importantes de la petite-bourgeoisie, déclin entamé maintenant depuis plusieurs décennies. C’est l’ensemble de la société et des rapports sociaux qui sont atteints et en voie constante de dégradation.

Sur un autre plan encore, au moins aussi important, ce nouveau succès du capital et de son gouvernement est une atteinte de grande portée au sentiment que le prolétariat et la jeunesse peuvent avoir sur leurs capacités de résistance et de combat, et surtout de victoire.

Depuis des décennies, ce ‘’sentiment’’ –qu’on peut aussi appeler conscience de classe- est renforcé si l’on peut dire par la quasi-disparition de la représentation politique de la classe ouvrière, à qui il ne reste –et encore en faible partie- que ses organisations syndicales.

Il est encore renforcé par la disparition de tout embryon d’avant-garde révolutionnaire, par la rupture de la continuité du marxisme organisé, pour la première fois depuis plus d’un siècle et demi.

D’autre part, longtemps a été plus ou moins caché que le Rassemblement National, comme son aîné le Front National , ont largement puisé et puisent largement dans le prolétariat une part de leur électorat. La partie la plus importante du prolétariat reste encore cependant confinée dans l’abstention, c’est-à-dire l’impuissance (et ce n’est pas une qualité ni une attitude de combat, comme durant des années les descendants de l’OCI-PCI ont cherché à le faire accroire) à se reconnaître dans une quelconque représentation politique.

Ce phénomène est très loin d’être isolé en Europe comme dans le reste du monde. Il fait partie d’une tendance générale qu’il serait utile d’analyser plus profondément.

Tandis que depuis plusieurs années, tous les mouvements sociaux d’ampleur touchant directement au pouvoir et à l’État se déroulent dans les pays qui ne sont pas des centres décisifs de l’impérialisme.

3/ A la troisième question, je répondrais donc que pourtant, c’est un gouvernement singulièrement affaibli qui conduit ces attaques. Depuis l’élection présidentielle et les élections législatives de 2017, la représentation politique de la bourgeoisie, déjà assez mal en point, a été encore profondément affaiblie. La tentative de recomposition conduite par Macron en agrégeant les morceaux épars tombés des partis bourgeois ainsi que du PS et, naturellement, des ‘’écologistes’’, montre depuis un an et demi ses faiblesses et ses limites. Et ce qui se profile des résultats des élections municipales prochaines ne semble pas inverser ni démentir ce diagnostic.

4/ A la quatrième question, je répondrais qu’il aura fallu pour tenir, à ce corps assez débile que représente le gouvernement bourgeois actuel, un sacré exosquelette, qui lui sert aussi d’armure : les appareils bureaucratiques syndicaux, (eux-mêmes soutenus et confortés par une absence totale de remise en cause de leur politique par ce qui reste des organisations politiques ouvrières).

La propriété principale de cet exosquelette est contradictoire : il représente également la seule armature dont pourrait disposer encore le prolétariat. C’est cette double qualité qui fait qu’il est l’objet de toutes les attentions et de toutes les pressions de la part du gouvernement, comme de ses prédécesseurs. Le prolétariat n’a évidemment pas d’équivalent dans l’autre camp.

Les appareils de la CGT, de FO, et dans leur domaine, de la FSU, sont les premiers responsables de l’influence qu’a prise la CFDT, comme ils sont responsables de la désyndicalisation générale. S’ils bénéficient toujours des mêmes attentions de la part de la bourgeoisie et de son gouvernement, ce n’est pas en fonction de leurs forces réelles : elle les soutient largement parce qu’elle en a un besoin vital, tout en les faisant s’enfoncer toujours plus avant dans une collaboration qui vise à leur intégration dans l’appareil d’Etat lui-même. La CFDT ouvre la voie dans ce sens.

On peut dire également que la bourgeoisie, en reconnaissant et en surévaluant leur représentativité, leur apporte tout son soutien pour qu’ils maintiennent leur influence à son profit sur la classe ouvrière.

5/ C’est pourquoi à la cinquième question, je répondrais que ce qui paraît le plus nécessaire, le plus urgent, c’est d’aider la classe ouvrière à se dégager de l’emprise des appareils bureaucratiques syndicaux, à chercher des formes d’organisation et d’action indépendantes des appareils et les contraignant à se rallier à elles ; et, dans ce processus, à réinvestir les organisations syndicales afin de s’emparer de leur direction. Le plus immédiat de ces combats serait aujourd’hui d’exiger des appareils syndicaux qu’ils boycottent la conférence gouvernementale de ‘’financement’’ de son plan contre les retraites.

Dans le mouvement autorisé et contrôlé par les appareils syndicaux à partir du 5 décembre dernier, seule la constitution de larges courants de débordement des appareils, les contraignant à suivre plutôt qu’à diriger, aurait pu permettre d’emporter la victoire sur le gouvernement (à une toute petite échelle, en novembre, la grève spontanée autant qu’illégale des cheminots de Châtillon a gagné). Mais, pas davantage que lors du puissant mouvement de 2018 face à l’attaque contre le statut des cheminots, cela n’a été le cas. Et aucune force politique organisée et d’expérience jusqu’ici n’est venue aider à dégager cette ouverture.

La spontanéité du prolétariat et de la jeunesse est ce sur quoi il faut faire fond, tout en sachant dans quel état de confusion idéologique elle ne peut que s’exprimer et se dégager. Elles ne manqueront certainement pas d’occasions pour s’exprimer. Le mouvement des Gilets jaunes en a été une expression, avec ses faiblesses et ses limites. Il y en aura certainement d’autres.

C’est sans aucun doute dans ce type de processus que pourrait seulement être envisagée la nécessaire reconstitution d’une force d’avant-garde, dont le cadre, la définition, ne peuvent être mécaniquement calqués sur les expériences organisationnelles précédentes, qui furent des échecs.

Ce qui demeure intangiblement du passé est la nécessité d’un programme d’action, qui ne peut sortir tout armé de la spontanéité mais seulement de l’expérience et de la connaissance que permet la méthode du marxisme. (Le programme de transition de 1938 est aujourd’hui en partie obsolète, d’abord par la disparition, avec celle de l’URSS et du stalinisme, de toute perspective de révolution politique).

***

A la lecture du résumé des interventions faites à votre réunion du 2 février, je n’ai pas vu que ces questions aient été abordées (seule l’intervention de Bernard Fischer ouvrait dans ce sens).

S’il est compréhensible qu’on puisse s’enthousiasmer lorsqu’un mouvement social d’ampleur se dessine, et qu’on cherche de rapides raisons d’espérer dans une situation générale assez inquiétante, il me paraît dangereux d’en être pour ainsi dire aveuglé.

Et il me paraît d’autant plus nécessaire, quand on cherche à exprimer consciemment un processus inconscient, de voir plus largement que la lutte immédiate elle-même. L’expérience et le bagage théorique dont vous disposez, avec l’énergie constante dont vous faites preuve, pourraient à mon sens être mieux utilisés dans les directions que j’ai tenté de décrire.

Pierre Salvaing, le 23 février 2020


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