Réponse à la contribution de Pierre Salvaing

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Arguments pour la lutte sociale

La contribution initiale de Pierre Salvaing : ICI

Merci à Pierre Salvaing de nous avoir adressé cette contribution, en forme de questions suivies des réponses ou réflexions qu’elles t’inspirent, suite au compte-rendu de notre réunion-débat du 2 février. Ce sera aussi l’occasion de reprendre une discussion qui en était restée à ta contribution d’août dernier, à laquelle, avant tout faute de temps et non par manque d’intérêt, nous n’avions pas répondu directement.

Tu proposes d’aborder les discussions du moment présent à partir de 5 questions, ce qui fournit un fil conducteur tout à fait pratique ; je vais donc les reprendre, ce qui me conduira sans doute à les critiquer voire les reformuler.

Première question : « Avant tout, qu’en est-il du RÉSULTAT, du BILAN de plusieurs semaines et même mois de mobilisation contre la destruction des retraites par répartition, contre le véritable hold-up entrepris par le gouvernement bourgeois pour le compte de capital financier sur, en tout premier lieu, le salaire différé des travailleurs ? On peut même dire que les appareils les ont organisées, non pour vaincre, mais pour épuiser la force de combat qu’ils prétendaient diriger et orienter. »

Telles qu’elle est formulée, cette question comporte une affirmation implicite avec laquelle je suis en désaccord : ce sont « les appareils » qui auraient « organisées » ces semaines et mois de mobilisation. A partir de là, le bilan est pour toi écrit par avance et ne nécessite donc pas d’examiner de plus près ce qui s’est passé et la façon dont cela s’est passé : la force de combat est « épuisée », nous sommes battus, en fait – c’était écrit, puisque « les appareils » ont tout dirigé d’une main de maître. D’ailleurs, si on en est à l’heure du bilan, c’est pour ça : c’est plié. Et c’était écrit.

Ta réponse à cette question ainsi formulée le confirme : le gouvernement est en passe de gagner, et les mobilisations qui ont eu lieu (les « temps forts », mais aussi « les grèves massives dans les secteurs de la SNCF et de la RATP », ou pas ? ce n’est pas précisé) l’ont été uniquement pour que « un éventuel mouvement vers la grève générale » ne puisse pas se produire. Remarquable contrôle des appareils bureaucratiques sur toute la ligne : ils organisent des actions de grande ampleur à seule fin qu’une éventuelle poussée (dont il n’est pas évident, à te lire, qu’elle ait existé ou même qu’elle pourrait exister) vers la grève générale, ne se produise pas. Tout est borné, calibré : les vaches sont bien gardées et nous sommes enfermés dans le pré.

Ta seconde question m’apparaît du coup comme rhétorique : en cas de victoire de Macron, qu’en sera-t-il ? La réponse est évidente : en cas de victoire de Macron, ça sera dur. Mais plus encore : la conscience de classe régressera encore un peu plus. Déjà que, avant même cette victoire de Macron manifestement écrite par avance, la classe ouvrière a perdu toute « représentation politique » et qu’il ne lui reste « -et encore en faible partie – que ses organisations syndicales », et qu’en plus de cela il n’y a aucun « embryon d’avant-garde révolutionnaire », que le prolétariat est « confiné dans l’abstention, c’est-à-dire l’impuissance », et que d’ailleurs quand il en sort c’est souvent pour voter FN, et qu’enfin dans le monde entier c’est pareil et que de toute façon des mouvements sociaux touchant « directement au pouvoir de l’État » n’ont lieu que dans des pays qui ne sont pas des « centres décisifs », avec tout cela donc, il ne faut pas s’étonner : c’était écrit par avance qu’on allait être battus et qu’on allait l’être encore plus. Au fond, l’état de délabrement initial que tu décris programme la défaite qui ne fait que le reproduire. Non seulement c’était écrit, mais c’était déjà comme ça.

A ce stade de ma lecture, je ressens une contradiction que manifestement tu ne vois pas : comment est-il possible que « les appareils », dans cette situation fermée où Macron, de fait, n’avait rien à craindre, se soient donnés la peine d’organiser d’énormes mobilisations pour éviter une très « éventuelle » poussée vers la grève générale, et comment se fait-il qu’avec toute la faiblesse insigne de ce qui reste de lien entre la classe et ses syndicats, cela ait été suivi aussi massivement, même si le but de la manœuvre était de confirmer qu’on était, de toute façon, battus d’avance ?

Comment se fait-il que ces pauvres appareils soient encore obligés de remuer un tel barnum, de faire un tel cirque, pour que ce prolétariat en pleine régression de sa conscience, découragé, sans représentation politique, sans avant-garde, dont l’abstention n’est qu’impuissance, dont de larges couches votent FN, auquel il ne reste comme bouée à laquelle se raccrocher, « et encore en faible partie », que les syndicats tenus par les dits appareils, et qui est dans cet état sur toute la planète, ne soit pas effleuré par une « éventuelle » poussée vers la grève générale ?

C’était se donner bien du mal et même prendre quelques risques pour pas grand-chose, non ?

Cette contradiction semble ne pas t’apparaître en ce qui concerne l’état réel du prolétariat, mais elle en rejoint une autre que tu exprimes toi-même à propos de ta 3° question : dans quel état se trouve la bourgeoisie française et son gouvernement Macron ?

Réponse : dans un très mauvais état, avec une crise de représentation politique bourgeoise irrésolue, qui fait que « pourtant » – hé oui, « pourtant » …- « c’est un gouvernement très affaibli qui conduit ces attaques ». Certes, mais pourquoi ?

Une réponse parfois faite à cette question – ce n’est pas la tienne – consiste à admettre que la décomposition concerne aussi le capital et ses États, et donc qu’en théorie ils peuvent aller et ils iront de crises en crises sans que le prolétariat n’y puisse rien vu qu’il est lui aussi KO. C’est la décadence de Rome en version éventuellement climatique-apocalyptique. Une telle analyse serait une erreur car, s’il est tout à fait vrai que les éléments de décomposition (y compris morale et culturelle, quand on voit son personnel politique), de « parasitisme et de putréfaction », pour reprendre une vieille formule, du capital et de ses États, sont là et bien là, ils ne sauraient être compris en dehors de leur interaction avec la lutte des classes : crise au sommet et poussée d’en bas interagissent.

Dans le cas de l’exécutif Macron depuis 2017, nous en avons même une illustration exemplaire : s’il a brillamment franchi ses 11 premiers mois (qui comportaient les journées d’action contre les ordonnances sur le code du travail, à propos desquelles on pourrait en partie calquer la description que tu fais des évènements récents et actuels, mais durant lesquelles, hors cadre des journées d’action, la sourde pression des EPAHD, des retraités, de centaines de « petits » conflits de classe, pesait en profondeur), il a « dérapé » sur l’affaire Benalla, liée à la difficulté à constituer de toutes pièces et à toute allure une « société du 10 décembre » pour ce Bonaparte napoléonien missionné pour redonner toute son efficacité au régime de la V° République. Crise en haut.

Quelques mois plus tard c’était l’explosion des gilets jaunes – une énorme vague d’auto-organisation des secteurs les moins organisés, justement, du prolétariat, se dirigeant d’elle-même vers l’affrontement central avec le pouvoir d’État. Ils ne l’ont pas gagné, et Macron reprend l’initiative, notamment avec la loi anti-retraites, contre laquelle le mouvement propre du prolétariat, avec cette fois-ci des centaines de milliers de militants syndicaux, construit le « mur du 5 décembre », qui pose la question de la grève générale pour en découdre avec le président de la République. Toutes ces données à mon avis factuelles, et qui doivent bien entendu être décortiquées, nuancées, etc. (beaucoup d’articles dans Aplutsoc me semblent y contribuer), sont purement et simplement absentes du tableau que tu brosses ici de la situation.

La réponse à ta question n°3 me paraît donc s’imposer : si Macron est dans un état pas terrible et les formes de la domination capitaliste en France avec lui, c’est en raison de la lutte des classes et de la résistance, et, avec le 17 novembre 2018 puis le 5 décembre 2019, de la contre-offensive, du prolétariat (pour le prolétariat, défensive et offensive sont liées).

Là où nous sommes le plus proches, c’est dans la réponse que tu apportes à ta 4° question : si Macron et l’État du capital tiennent, c’est en raison de ce que tu appelles d’une formule frappante (je la reprendrai !) un « exosquelette ». D’accord aussi avec que tu écris de la place ainsi conférée à la CFDT (mais il faudrait examiner le fait qu’étant « hors de l’intersyndicale » la CFDT comme telle pèse en fait très peu dans la crise actuelle). Mais cette réponse est incomplète à mon avis pour deux raisons.

Première raison, qui découle de ce qui précède : pourquoi le pouvoir du capital a-t-il besoin d’être étayé par un tel exosquelette si le prolétariat est dans l’état que tu décris avec, au surplus comme tu l’ajoutes, des liens assez relâchés avec les syndicats eux-mêmes ?

J’imagine que tu pourrais dire, mais nous en reparlerons sans doute, que le prolétariat même dans l’état de déréliction que tu dessines, est conduit, lorsqu’il n’a pas d’entrave, à affronter rapidement patronat et État, et que donc il faut quand même un minimum de protection pour ceux-ci. Toutefois est-ce que la police n’y suffirait pas ? Pourquoi faut-il à l’État bourgeois un exosquelette si le prolétariat est dans un tel état ?

Le second point où ta description de l’exosquelette me semble incomplète, est que tu la limites aux directions syndicales. Or, si le poids électoral des partis issus du mouvement ouvrier (PS et PCF) et aussi celui des formations formées sur leur décomposition (FI, en partie EELV), est affaibli, même avec les petites organisations d’extrême-gauche toutefois influentes (LO, NPA, Ensemble, POI, POID, UCL), leurs rôles politiques à tous est bien présent dans les couches qui, précisément, se mobilisent notamment depuis le 5 décembre, et parmi les militants syndicaux, dont il me semble nécessaire de préciser qu’ils sont à l’intersection, eux, de l’ « exosquelette » et de leur propre classe et relaient les pressions des uns et des autres tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Plus profondément, je voulais réagir et ne l’avais pas encore fait, à cette affirmation d’une de tes précédentes contributions : « La disparition du stalinisme, et bien que la classe ouvrière qui en fut longtemps étouffée n’en ait jusqu’ici pas tiré avantage, assainit l’atmosphère, mais dans un camp dévasté. »

Es-tu vraiment sûr que le stalinisme a disparu, en somme avec l’URSS ? Dans ce cas les effluves de son cadavre sont puissants au point de sembler plein de vie !

Les conceptions héritées du stalinisme, notamment dans la substitution à la lutte des classes mondiale, de la lutte de camps géopolitiques supposés, ont un très, très grand poids en faveur du capital contre la reconstitution d’un véritable internationalisme, et cet exosquelette-là, s’il se recoupe avec celui des appareils syndicaux, n’est pas le même (il serait d’ailleurs intéressant d’examiner le rôle joué par les « durs pro-FSM » CGT dans la lutte des classes réelle …). A l’échelle mondiale, les deux principales puissances impérialistes sont les États-Unis et la Chine de Xi Jinping, à ne pas oublier ….

Mais, plus fondamentalement encore, il y cette vision saisissante que résume ta phrase : en étant débarrassés du stalinisme nous aurions perdu nos repères, la dévastation serait arrivée, car avec lui s’est effondrée la conscience de classe. Je caricature peut-être, d’autant que tu penses certainement que c’est bien le stalinisme, qui, avant de « disparaître », nous a emmenés là – mais je ne partage pas cette « nostalgie » là. Une atmosphère assainie dans un camp dévasté ne saurait d’ailleurs rester longtemps bien saine. Je pense franchement qu’il faut creuser cette question, car ce que tu exprimes là est commun (très au-delà des militants formés par l’OCI) à toute une génération militante, qui identifie largement la supposée liquidation du stalinisme, même lorsqu’elle l’a combattue, à l’effondrement de tous les repères de classe. Je ne partage pas cette appréciation. Elle renvoie, c’est vrai, à une vieille question pendante – la « nature de l’URSS ». On aura sans doute l’occasion d’en reparler.

Mais elle renvoie aussi à ce qui fait le fond de notre discussion sur le moment présent : l’état de notre classe et de sa conscience. Les « appareils » ne seraient aucunement « débordés » dans les luttes récentes en France ? Mais alors, qu’a-t-il bien pu se passer le 17 novembre 2018 et le 5 décembre 2019 (où ils ont dû s’aligner pour reprendre le contrôle) ? Nous pensons, Aplutsoc est formé en gros sur cette idée avec la méthode du centre politique de discussion et de propositions, que le mouvement réel de notre classe pose, en France, aujourd’hui, la question du pouvoir. Par conséquent, notre réponse à ta 5° question englobe l’exigence de rupture du « dialogue social », et singulièrement au moment présent, de sortie de la conférence dite de financement, mais ne s’y limite pas : nous posons, avec d’autres camarades (ceux notamment des deux « coordinations » en voie de se regrouper, présentées dans l’article du 23 février au soir), la question de comment gagner, en mettant le doigt sur sa pointe politique : chasser Macron.

Tu nous trouves aveuglés par la lutte immédiate. Mais nous pourrions te retourner le compliment inverse : l’analyse concrète d’une situation concrète exige l’examen des faits vivants de la lutte des classes et pas seulement la reproduction sur eux d’un schéma intangible. En fait, il faut des deux : tout regroupement vivant a besoin de militants actifs qui s’emballent sur l’affrontement immédiat, et de sages qui refroidissent leurs ardeurs. C’est aussi pour cela que notre discussion est nécessaire. Tes rappels me semblent donc salutaires même quand je ne les partage pas. Ne crois pas que c’est de l’optimisme qui nous aveugle, nous avons la même conscience de la dimension terrible, tragique, mortelle, de notre époque.

Il me semble qu’il y a une béance, dans ta réponse finale à « que faire », entre l’immédiat – faire pression sur les directions syndicales pour qu’elles boycottent les instances d’intégration telles que la conférence de financement, ce sur quoi nous sommes d’accord en tant que tel- et une discussion programmatique sur un « programme d’action », fatalement abstrait et sans portée réelle si l’on pense que le mouvement de la classe ne pose pas la question du pouvoir et ne comporte pas grand-chose en matière de débordement effectif des appareils. Il nous semble plutôt que, sans chercher à écrire tout un programme, l’aide à l’auto-organisation autour d’un axe politique – chasser Macron : je résume rapidement en renvoyant à nos autres articles- est une tache politique qui combine besoin immédiat et préparation de l’avenir, cet avenir qu’on espère le moins lointain possible où nous pourrons discuter dans un cadre politique large, commun, démocratique et révolutionnaire, fait de tendances gauchistes, centristes, droitières, fluctuantes, baignant dans le libre débat, intellectuel collectif vivant – je n’ai pas écrit un « parti » car je ne souhaite pas en prédéterminer les formes.

A te lire, fraternellement.

VP


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