Henri Simon: Lutter ? Pour ou contre quoi ? Pour ou contre qui ?

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SOURCE : Echanges et mouvement

Le dernier édito d’Henri Simon, 98 ans, militant marxiste, partisan du communisme des conseils, animateur de “Echanges et mouvement”, après avoir été membre de “Socialisme ou barbarie” et d’ICO (Informations et correspondances ouvrières)

Henri Simon in 1998

Dans tout débat, il faut avant tout considérer ce qui est inévitablement présent et règle l’ensemble des relations que toute lutte implique, tant dans des attitudes individuelles que dans des unités collectives, celles dans lesquelles on est impliqué ou celles que l’on a créées. Cette omniprésence est celle du régime ­capitaliste, un mode de production des biens nécessaires ou pas à la survie de l’espèce humaine. Tant que ce système existe sur le plan mondial, il est présent et ne peut être abstrait, quelles que soient les intentions et les volontés agissantes. Dans toutes les réalisations quelconques cherchant à échapper à cette présence contrainte, il est toujours là en embuscade, détruisant, par la violence ou toute forme ­d’intégration, ces tentatives diversifiées tant par leur forme, leur but limité, leur ­localisation et leur dimension. Tout ce qui se crée dans un monde capitaliste reste finalement soumis à cette emprise.

Mais, dans la période récente, un phénomène englobé sous le terme « réchauffement climatique », dont certains avaient souligné les prémisses dans un isolement total, est venu se superposer à cette emprise du capitalisme. Dans une sorte de revanche de la ­Nature contre l’exploitation du vivant comme de toute matière, les conséquences de cette explicitation ont créé une situation qui ­s’impose au capitalisme lui-même et que, par son fonctionnement même, il est incapable de modifier voire simplement d’endiguer. D’une manière ou d’une autre, tout ce qui vit sur la Terre, y compris le capitalisme, sera contraint de s’adapter ou de disparaître. C’est le grand enjeu de la période présente et si on voit surgir d’innombrables pronostics, en fait personne ne peut dire ce qu’il en sera, même dans une période proche. Et ce ne sont pas les innombrables luttes anciennes ou nouvelles qui permettent d’apporter une réponse quelconque à ce qui touche l’humanité tout entière.

C’est un truisme d’écrire comme le font aujourd’hui les médias que « le monde est en feu ». Parce que, depuis que le capitalisme s’est installé, le monde a toujours été en feu, d’une manière ou d’une autre, depuis les résistances individuelles à la domination ou l’intrusion du capital jusqu’aux conflits armés à l’échelle mondiale, entre grandes unités économiques souvent centrées sur un État plus puissant voulant étendre ou conserver sa domination avant tout économique, même si elle passe par une domination armée. Mais on pourrait dire que la nature du « feu » a changé, passant d’une relative simplicité ­d’affrontements directs à une complexité d’affrontements de toute nature. De tout temps, la distinction s’est imposée entre luttes sociales et luttes politiques, mais la frontière entre les deux catégories était particulièrement poreuse avec des interférences cachées ou ouvertes. Jusqu’à récemment, la lutte ­sociale concernait uniquement la domination du capital dans l’exploitation de la force de travail (l’élément central du mode de production capitaliste). Elle allait des attitudes individuelles de résistance (vol de matériel et de temps, sabotage, absentéisme, turnover), qui pouvaient tout autant être collectives, à toutes les formes de grève, une grève générale dans un secteur clé d’un État se transformant inévitablement en lutte politique. Mais le grand rêve du xixe siècle d’une internationale ,unissant dans une même action les prolétaires du monde entier et conduisant à la fin du mode de production capitaliste, a vécu. Ces formes de luttes directes contre la domination du capital sur les lieux de production et leur extension éventuelle existent toujours, mais elles ne semblent plus avoir pour les protagonistes le même impact et surtout ne portent plus l’espoir d’une sortie du mode de production capitaliste. Pour partie, cela est dû au fait que l’organisation présente de la production à l’échelle mondiale rend difficile et inefficace toute action collective globale, même à l’échelle d’un État. Ce qui conduit à considérer ce que représente, à l’échelle mondiale, par-delà ces formes classiques de lutte, la totalité de ces réactions de toutes sortes – sociales et politiques à la fois – « contre », quel qu’en soit le caractère (individuel ou collectif quelconque) , la forme (pacifique ou violente), le tempo (un seul événement ou une récurrence dans le temps), le mode d’organisation (structuré hiérarchiquement ou refusant toute représentation), l’objet (une cellule administrative et/ou territoriale jusqu’à l’univers tout entier), le but (depuis un point précis jusqu’à un thème global limité ou universel, y compris la fin du mode de production capitaliste).

Si l’on devait classer ­l’ensemble des réactions ­diverses « contre », on pourrait d’abord les diviser en deux catégories selon leur finalité affichée, entre celles tournées vers un futur et celles tournées vers un passé. Les réactions tournées vers le passé, contre les pouvoirs politiques en place et ses conséquences économiques et sociales, visent à contester ce qu’est le capitalisme aujourd’hui au nom d’un passé qui aurait comporté plus de justice sociale, mais surtout le pouvoir de certaines couches sociales, un mode de vie traditionnel et des « valeurs » mises en pièces par la mondialisation, chaque cadre national et tout ce qui est effectivement ­balayé par une internationalisation et une uniformisation des modes de vie.

Elles peuvent se référer à deux sortes d’actions. Soit dans un cadre légal en profitant du mécontentement social pour prendre les rênes du pouvoir national et assumer des ­mesures qui les font entrer en conflit avec les instances internationales. Soit par des guerres ouvertes restant dans un cadre national ou régional, visant à maintenir les intérêts économiques et/ou stratégiques de telles ou telle puissance, ce qui entraîne, comme en Syrie, en Irak, en Afghanistan, en Libye… d’inextricables situations conflictuelles. Soit des guérillas locales ou régionales comme on peut en voir un peu partout dans le monde. Soit dans des mouvements internationalistes comme Daesh dont les pays capitalistes dominants ont du mal à se dépêtrer. Entre le Rassemblement national de Le Pen et Daesh, ce retour aux « valeurs » du passé leur donne un pôle commun de contestation, non pas du capitalisme mais d’une forme de gestion du système, bien qu’ils apparaissent comme des frères ennemis.

Les réactions vers un futur sont celles qui agissent d’une manière ou d’une autre pour modifier le présent vers une autre orientation dans la dynamique sociale globale.

D’un côté par des manifestations diverses, pacifiques ou violentes visant à contraindre les pouvoirs politiques et/ou économiques à modifier leur orientation et leur pratique. On reste ici dans la sphère politique. On peut classer sous ce titre des manifestations très diverses. Certaines, tout en restant plus ou moins catégorielles, ont pris un caractère ­international (elles se sont superposées à des mouvements internationaux existant comme la Journée internationale de la femme, le mouvement « me too ») comme celles des jeunes autour de la lycéenne suédoise Greta Thunberg, ou celles de « Extinction Rébellion ». La plupart de ces oppositions politiques restent dans le cadre national mais, en dehors de leur orientation politique, il est difficile de leur trouver un commun dénominateur. Elles peuvent être orientées vers une contestation globale poussée par un délabrement économique accompagné de corruption des élites dirigeants, comme en Algérie, en Egypte, en Irak… Cela peut être plus complexe comme à Hongkong ou en Bolivie. ­Pacifiques à leur début, elles peuvent devenir violentes par l’effet de la répression, les exemples ne manquent pas. Ce qui complique leur interprétation est que ces mouvements peuvent se diriger contre une dictature, le plus souvent militaire comme au Soudan du Sud, en Algérie ou en Égypte, ou contre des régimes démocratiques comme en Corée du Sud ou dans certains pays d’Europe, y compris la France des « Gilets jaunes ». Le ­caractère politique de l’ensemble de ces mouvements (la revendication d’un changement de gouvernement ou simplement d’une orientation politique) masque souvent le fait que ce n’est que la forme que prend le mécontentement général sur les conditions de vie d’une majorité de la population. Mais il est rare, sauf dans des expressions très limitées, de trouver dans toutes ces revendications politiques une mise en cause du mode de production capitaliste, pourtant responsable à la base des conséquences de son activité présente, tant dans les conditions de vie de tout un chacun que dans les phénomènes globaux comme le réchauffement climatique et les autres formes de destruction de l’environnement.

D’un autre côté, dans le monde entier on peut voir des tentatives, tout autant orientées vers le futur, de « vivre différemment » soit par des attitude de vie individuelles, soit par des orientations ponctuelles de production hors des sentiers battus du capital, soit par des collectivités tentant d’organiser d’autres formes de production et de vie. Si l’ensemble représente indéniablement une généralisation mondiale, il est bien difficile d’en chiffrer l’importance, en regard du poids des multinationales dominant le monde autour du mode de production capitaliste, et en regard du fait que ces cellules qui se veulent hors du système lui sont en fait indirectement soumises. Tant que ce système domine il peut tout autant les intégrer que les combattre.

Il est pourtant un mouvement tourné vers le futur mais que l’on oublie dans ce débat sur les luttes mondiales, et qui est une véritable guerre qui fait plus de morts que les guerres ouvertes. Nous avons déjà abordé ce problème des « migrations » (1). Le titre devrait être élargi car les migrations se font aujourd’hui tous azimuts et pas seulement Sud-Nord bien que ces dernières prennent plus de place dans notre actualité. Les barrières pour tenter – vainement d’ailleurs – d’endiguer ces vagues renaissantes qui, comme la mer, viennent constamment se briser sur elles, ont proliféré depuis 2014. Si on met en rapport ces protections médiévales des pays plus riches avec les protections internes de ces pays riches où les classes dominantes ­s’enferment souvent dans des sortes de forteresses intérieures, on peut y voir que la classe capitaliste dominante se voit assiégée par une vague sociale prenant différentes formes. Plus que tous les autres mouvements futuristes ou passéistes, cette guerre sociale rémanente est la véritable menace contre le mode de production capitaliste.

Mais derrière l’ensemble de ces conflits qui ne sont pas dirigés directement contre le mode de production capitaliste se profile un danger pour le capital lui-même et toute la vie sur la Terre, y compris, bien sûr, l’espèce humaine. L’irrépressible dérèglement climatique – auquel le capital, incapable de le contrôler, est contraint de s’adapter de même que l’humanité – fait que tous les autres problèmes en sont entièrement dépendants et/ou exacerbés (par exemple, accentuation des migrations). Ce qui explique que les seuls balbutiements d’une internationalisation de résistance au système viennent de ces luttes contre le réchauffement climatique.

H. S.

(1) « Les parias à l’assaut de la forteresse Nord », Échanges nos 148 et 149 (2014).


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