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SOURCE : Reporterre
Les mesures de confinement prises pour enrayer la pandémie du Covid-19 ont frappé par leur caractère inattendu. Comment penser cette crise et comment vivre la privation de liberté ? Reporterre s’est entretenu avec un militant écologiste assigné à résidence et toujours soumis aujourd’hui à un contrôle judiciaire.
Joël Domenjoud est militant écologiste. Il a fait partie des 26 activistes assignés à résidence pendant la COP21, en 2015. Également impliqué dans la lutte antinucléaire, il est aujourd’hui sous contrôle judiciaire — avec des restrictions de circulation et de relations — dans le cadre d’une instruction pour association de malfaiteurs à Bure.
Reporterre — Comment avez-vous vécu votre assignation à résidence pendant la COP21 et votre contrôle judiciaire dans le cadre de l’instruction pour association de malfaiteurs à Bure ?
Joël Domenjoud — En 2015, après la déclaration de l’état d’urgence, tout est aussi allé très vite : il y a eu l’interdiction des manifestations, puis les premières perquisitions administratives dans des lieux qui accueillaient des personnes mobilisées. Le même jour, j’ai détecté des filatures en sortant de chez moi ; un proche m’a appelé pour me dire qu’il était assigné : j’ai compris ce qui m’attendait. J’ai été assigné à résidence pendant dix-sept jours, avec obligation de pointer au commissariat trois fois par jour. Sans avoir été jugé, sans n’avoir rien fait. Avec d’autres personnes concernées, on a fait des recours, devant le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel. Mais rien n’y a fait : l’urgence justifiait qu’on déroge à la règle. Quand il y a une crise — on le voit aujourd’hui —, l’état d’exception devient la norme. Pourtant, c’est dans ces moments-là que l’État de droit devrait être appliqué de manière rigoureuse, pour prévenir tout risque d’excès de pouvoir.
Dans le cadre de l’instruction pour association de malfaiteurs qui touche des opposants au projet Cigéo, je suis sous contrôle judiciaire depuis près de deux ans : je n’ai pas le droit de me rendre dans certains lieux, autour de Bure, dans la Meuse, je n’ai pas le droit de parler avec les neuf autres personnes mises en examen. À l’inverse de l’assignation à résidence, où l’on est contraint à un endroit, je suis interdit d’un endroit. Dans ces deux dispositifs, on devient soi-même son propre surveillant. Il n’y a pas de policier au pas de ma porte pour vérifier mes moindres gestes, mais l’éventualité d’en croiser un — et donc de finir en prison — suffit. C’est moi qui me censure, qui me surveille.
Qu’est-ce que ça fait d’être bloqué ?
J’ai ressenti une colère assez froide et profonde liée au fait qu’on puisse m’infliger ça et que je n’aie aucun moyen de me défendre juridiquement. Mais c’était aussi la confirmation d’une colère déjà présente contre un système qui peut adapter la législation et choisir le cadre dans lequel nos existences évoluent.
Pendant mes dix-sept jours d’assignation à résidence, j’ai vécu par procuration, j’ai ressenti la coupure avec les relations et le fait d’être surveillé et mis sur écoute comme une contamination qui effrayait et éloignait les autres. Avoir noué de vraies amitiés m’a beaucoup aidé. On se sent entouré même en étant confiné. Et par ailleurs, la curiosité est une qualité vitale : ça permet de s’évader, comme aujourd’hui face au confinement. Ne pas avoir peur de poser les questions, d’affronter l’inquiétude réelle, ne pas se contenter de dire wait and see, et aller au-devant de ce qui nous arrive en s’informant, en se posant les questions existentielles.
Quels parallèles tissez-vous avec ce que nous vivons aujourd’hui ?
Beaucoup de militants ont déjà eu cette sensation d’être marginalisés, contaminés. Les gens nous évitent par gêne, par peur — de la marginalité, de la radicalité, des opinions extrêmes — par culpabilité aussi, de ne pas être aussi engagé, de ne pas « en faire assez ». Aujourd’hui aussi, quand la personne est contaminée par le coronavirus, elle est mise au ban, dans un hôpital ou chez elle, ses proches ne peuvent plus la toucher, accéder même à elle et parfois, plus terrible, ne peuvent pas l’enterrer avec tous les proches autour. Il y a une nécessité d’aller a contrario, de refaire les ponts, de refaire les pas supplémentaires vers les autres et de ne pas agir comme des anticorps devant le corps étranger qu’on expulse. Je suis les autres, ils sont moi, nous formons un vaste corps social, bon gré, mal gré.
Je constate aussi une difficulté à se rendre compte d’un changement d’état, d’un bouleversement des choses. Au moment de l’assignation, les gens n’ont pas compris ce qui m’arrivait, la signification profonde que ça avait de ne plus pouvoir me mouvoir, du jour au lendemain. Aujourd’hui, j’ai l’impression de revivre ce sentiment : malgré le caractère exceptionnel de ce qui nous arrive, les gens continuent à reproduire les tâches individuelles, dans une sorte de mimétisme, avec une forme d’incrédulité.
Ou alors, il y a de leur part un réflexe d’insoumission — se dire que c’est n’importe quoi, ne pas vouloir se conformer à un changement de situation, de nos existences, mais sans se poser la question du pourquoi ça nous arrive, de ce qui est réellement en train de se passer. Cela ne découle pas d’un refus des règles ou de l’autorité, plutôt d’une difficulté à changer des habitudes qui définissent un certain équilibre, un sens de l’existence.
Les gens ont besoin de revivre une normalité, de ne pas remettre en cause la vie malgré l’événement. Il est difficile d’admettre tout ce qu’un événement peut entraîner si on détricote les fils jusqu’au bout. Dans notre cas, il s’agit d’admettre ce que peut impliquer le fait que notre système puisse s’effondrer en quelques semaines à cause d’un virus. Plutôt que de se demander comment continuer après cet événement, on préfère se demander comment on ira se faire couper les cheveux sans coiffeur la semaine prochaine. Plutôt qu’une remise en cause profonde, on tend à se laisser enfermer, à s’enfermer, et à récréer une bulle de banalité, de normalité à l’intérieur ; ou alors on se laisse porter par les informations et les instructions qu’on nous donne. Il y a soit une exagération panique, soit une minimisation inconséquente de ce que l’on vit ; dans tous les cas, on évite la discussion de fond. On cache le vrai nœud de l’angoisse : nos vies sont en train de basculer. Ça bloque les gens, qui préfèrent attendre qu’on décide tout pour eux, qu’un président leur dise qu’on est en guerre. C’est rassurant de se dire que tout ça nous dépasse, que quelqu’un d’autre gère, qu’une autorité prenne les choses en main. Mais c’est dramatique.
Pourquoi ?
Il peut être dangereux de s’en remettre à l’État aveuglément : qui sont au fond ces dirigeants qui, devant l’urgence, se dotent de pleins pouvoirs, qui peuvent recourir à l’armée et modifier nos cadres de vie ? On a bien souligné de toutes parts leur inconséquence ces dernières semaines, face à l’épidémie : maintenir les élections, tarder à prendre la mesure de la gravité de la situation. La confiance envers les gouvernants doit être immense pour accepter des cadres dictés par la nécessité et l’urgence de la part de ces mêmes dirigeants le surlendemain. Les dérives sont potentiellement énormes dans ces moments où, pendant plusieurs semaines, tout le fonctionnement démocratique est mis entre parenthèses.
Mieux vaut s’en remettre à notre capacité à réagir, à nous organiser individuellement et collectivement. Ne laissons pas l’État penser à notre place. Il existe une capacité d’entraide et d’autoorganisation fortes, hors du cadre de l’État, qu’on a vu lors des attentats du Bataclan par exemple, lorsqu’avant l’arrivée des secours, l’entraide avait spontanément investi le terrain, puis s’est retrouvée « levée de ses fonctions » par le cadre institutionnel de la gestion de crise.
- Mercredi 14 novembre, des militants antinucléaires contestaient les conditions de leur contrôle judiciaire devant la Cour de cassation.
L’État peut mettre en place des cadres rassurants d’un point de vue pragmatique, mais il ne fera rien d’un point de vue humain, de ce qui va te rassurer et te faire du bien. Les relations humaines, les amitiés, l’attention aux autres. Aidons-nous pour faire nos courses, réfléchissons entre voisins et amis, plutôt que de nous ruer sur les rayons des supermarchés pour faire des stocks égoïstement. Tous ces réflexes de repli produisent des laissés-pour-compte. Achetons collectif, voire produisons ensemble, si c’est possible ! Nous avons créé plusieurs groupes d’entraide sur les réseaux sociaux — Telegram, Facebook — : on y met de l’entraide, on interagit, on discute, on s’alimente en réflexion parce qu’on réfléchit mieux à plusieurs, qu’on se sent moins démunis et impuissants.
Un réseau d’intelligence collective et l’autonomie sont les meilleures réponses à ce qui nous arrive. La question de l’autonomie est fondamentale : l’autonomie alimentaire, énergétique, et la possession collective. Quand on est en possession d’une certaine autonomie, on est en possession d’un contre-pouvoir, car on peut dire « non, je vais faire autrement » lorsque les situations extrêmes comme celle d’aujourd’hui surviennent. On n’est pas obligé de tout accepter, on peut se poser la question de faire autrement quand on s’en est donné les moyens. Et il n’est pas trop tard pour se les donner maintenant. Au contraire, utilisons tout ce temps que nous regagnons pour penser et échanger, afin de préparer le pendant, mais aussi l’après-confinement.
Ces mécanismes d’entraide sont essentiels maintenant et seront cruciaux demain, quand les entreprises licencieront, si les banques font faillite, quand nous devrons payer nos factures avec peut-être une inflation énorme. Nous sommes extrêmement fragiles si nous ne sommes pas solidaires. Les liens que nous construisons entre nous peuvent créer un réseau de confiance qui enraye l’individualisme forcené. Cette culture commune passe par un gros travail de formation collective, mais qui doit commencer maintenant. Je le répète : nous vivons dans un système qui peut s’effondrer en quelques semaines. Préparons le système d’après, car, quoiqu’il arrive, le monde que nous avons connu vient brutalement de changer.
- Propos recueillis par Lorène Lavocat