Chronique de Schneidermann: Aux fraises

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SOURCE : Arrêt sur images

“Je n’ai jamais aimé apprendre l’Histoire, mais cet embêtement n’est rien à côté de l’obligation de la vivre” disait, parait-il, Tristan Bernard, d’après le délicieux David Caviglioli, consolateur de confinement, camarade de chambrée que nous assigne la tempête. Et nous voilà acteurs malgré nous de l’Histoire tempêtueuse. Et nous voilà cramponnés à la bulle de liberté que nous laissent les restrictions, tremblant chaque jour que ça empire. Et nous voilà troisièmes lignes sur canapé, qui se retrouvent le soir devant Jérôme Salomon, porte-parole en gris des Autorités, à tenter de lire entre les lignes les défaites qu’il ne peut pas avouer.

Jérôme Salomon ânnonne gestes-barrières, héroïsme des soignants, guerre totale, lueurs d’espoir, replis stratégiques. Il détaille les annonces de ce nouveau comité central, rebaptisé conseil scientifique. Ainsi ânnonnait Gunther schabowski, porte-parole du Parti Communiste de RDA, dans les semaines tumultueuses précédant la chute du Mur. Jusqu’au jour où devant le peuple incrédule, il ânnonna un communiqué de plus, sans comprendre lui-même que l’Histoire parlait par sa bouche.

Nous vivons l’Histoire, mais laquelle ? A la vieille télé, tout est ronronnement. Un ronron de bureau à la Salomon, qu’interpellent à la fin les questions mécaniques, façon Siri, d’une speakerine invisible. Un ronron bonnasse à la Cymès, qui remue vaguement le souvenir du temps lointain des grivoiseries de carabins, et nous masque savamment l’hécatombe. Un soir, on nous parle des EHPAD où les vieux meurent comme des mouches, mais sans nous faire comprendre que le front s’y est déplacé, que c’est désormais là que ça se passe, là que l’on crève étouffé, soulagé dans le meilleur des cas par la morphine livrée en douce, dans l’abandon des statistiques.

Sur les réseaux sociaux, pour nous évader, il nous reste de ricaner ensemble des autorités, de leurs masques, de leurs tests de nomenklaturistes.  Et de leurs incohérences. Vous avez entendu celui-ci, qui veut nous envoyer cueillir les fraises, quand les autres font décoller des drones pour surveiller qu’on se calfeutre bien ?  Et celle-là, qui veut nous envoyer en douce au turbin, 60 heures par semaine, et le dimanche, et sans rouspéter ?

Tous les deux jours en moyenne, apparaissent les deux dirigeants suprêmes. Ils mentent tous deux, nous le savons, pour cacher la misère scandaleuse de nos stocks,  misère qu’ils ont organisée, eux et tous leurs prédécesseurs, en soumettant l’hôpital aux lois du management. Mais ils ne mentent pas pareil. Le N° 2 du régime ment solide, concret, appliqué, crédible. Il ment comme la droite a toujours menti au peuple. Il ment familier, rassurant. Il fait la part des choses : c’est Pompidou réouvrant la Sorbonne en 68. La surprise, c’est le dirigeant suprême, qui lui n’ose pas nous regarder en face. Il se perd en promesses incompréhensibles. Il court derrière un texte qui fracasse tout son catéchisme antérieur. Il s’épuise en répétitions infructueuses, mais rien à faire, il est toujours à côté. Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas. En 68, on connait la suite de l’histoire.


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