La pandémie Covid-19 en France. Un bilan et quelques perspectives

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SOURCE : Contretemps

Dans cet entretien réalisé (en anglais) pour le site No Border NewsPierre Rousset propose un premier bilan de la pandémie Covid-19 en France, qu’il s’agisse du temps court de la (désastreuse) gestion gouvernementale ou du temps long de la destruction néolibérale, voulue et planifiée, du service public de santé. Il évoque également les réactions des gauches et des mouvements sociaux et dresse, à partir de cette analyse, quelques perspectives.

Né en 1946, Pierre Rousset appartient à la génération politique qui s’est levée au début des années 1960, dans le cadre de la radicalisation internationale débouchant sur l’année 1968. Membre de la Quatrième Internationale, incarcéré à trois reprises dans la période qui suivit la grève générale de Mai 68, il s’est engagé dans le mouvement contre la guerre d’Indochine, puis a poursuivi jusqu’à aujourd’hui des activités de solidarité Asie. Naturaliste « de terrain » et fondateur du site Internet bilingue (anglais, français) Europe solidaire sans frontières (ESSF, www.europe-solidaire.org), il a écrit ou contribué à plusieurs ouvrages et de nombreux articles traitant d’un large éventail de questions, de la situation mondiale à l’écologie et à la faune.

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Peux-tu décrire l’état de la pandémie en France ? Combien de personnes sont infectées ? Combien sont mortes ? Que prévoient les experts concernant l’expansion de la contagion dans les semaines à venir ?

La comparaison des chiffres sur le plan international est très difficile à faire. En France, à la date du 25 mars, il y avait plus de 25.000 cas « avérés » de personnes infectées, mais seuls des malades ayant des symptômes graves sont testés, alors que dans d’autres pays, les tests sont beaucoup plus nombreux.

Le gouvernement annonce 1.331 décès, mais il ne s’agit que ceux recensés dans les hôpitaux. L’administration est encore incapable de connaître le nombre des morts dans les maisons de retraite (EHPAD1) ou à domicile. 11.539 personnes étaient hospitalisées pour coronavirus, dont 2.827 dans un état grave (3.900 étaient sorties guéries).

Il est très difficile d’estimer le nombre de personnes contaminées. Le ministre de la Santé parle d’une fourchette de 35.000 à 80.000, ce qui semble fort sous-évalué. L’ancien Directeur de la santé publique évoque, avec toutes les réserves nécessaires, le chiffre de 1,5 ou 2 millions.

 

Quelles décisions concrètes le gouvernement a-t-il pris pour répondre à la crise ? A-t-il agit de façon responsable ou était-il impréparé ? Peux-tu décrire les mesures mises actuellement en œuvre pour contenir le virus et traiter les personnes infectées ?

Le pays était totalement impréparé à la pandémie. La présidence et le gouvernement savaient pourtant dès janvier 2020 que l’épidémie arrivait. Cette impréparation a plusieurs raisons. Certaines sont anciennes, d’autres récentes.

Etre prêt signifiait avoir des stocks stratégiques de tenues de protection, de tests de détection, de gel hydroalcoolique, de matériel d’intubation…

Nous touchons ici au drame français, car des stocks stratégiques existaient et ont été détruits. Concernant les masques, il y avait en 2009 près d’un milliard de masques chirurgicaux (que les malades portent pour protéger leur entourage) et 700 millions de masques respiratoires FFP2 (ou N95) qui permettent aux bien-portants de ne pas être contaminés.

Ces stocks gérés par l’État ont été distribués en 2013 aux hôpitaux et entreprises qui devaient les maintenir à leurs frais (sans recevoir de dotation financière pour ce faire). En janvier, il ne restait plus un seul masque FFP2 dans les stocks d’État et seulement quelque 130.000 millions de masques chirurgicaux)2.

Résultat : aujourd’hui encore, une grande partie des soignants, particulièrement exposés à la contamination, n’ont toujours pas les masques dont ils ont besoin et les pharmacies ne peuvent pas en donner même aux personnes à risque (âge, état de santé).

Certaines régions sont en état de crise sanitaire grave, comme le Grand Est où une secte évangélique a réuni des milliers de personnes plusieurs jours durant, provoquant une explosion de Covid-19 dans cette région et contribuant à sa dissémination en France métropolitaine et dans les territoires d’outre-mer. Un événement particulièrement irresponsable compte tenu du précédent sud-coréen (une autre secte évangélique, réunie à Wuhan, Chine, durant l’explosion épidémique est revenue clandestinement en Corée, déclenchant une contamination fulgurante).

Le mot d’ordre était de faire partout et tout le temps des économies dans l’administration — ce qui nous coûte infiniment cher aujourd’hui. L’Etat devait s’effacer devant le marché « nécessairement plus efficace » – s’en remettant à la donc la production chinoise. Quand la crise sanitaire a commencé, tout manquait et le tissu industriel capable de fournir ce dont nous avions de toute urgence besoin s’était délité.

Le pouvoir n’a pas pris la mesure du problème que récemment3. Sans le dire, le président Emmanuel Macron avait commencé par adopter la politique de « l’immunité de groupe »4, car, comme l’un de ses conseillers l’a avoué, ils pensaient que c’était « une grosse grippe »5.

Dès janvier, la question s’était posée de maintenir les élections municipales du 15 mars. Elles l’ont été et des milliers de litres de gel hydroalcoolique ont été dilapidés à cette occasion, alors qu’il est toujours difficile d’en trouver en pharmacie6, ce qui a convaincu la population que l’affaire n’était pas si grave7.

Autour de la mi-mars, des mesures de plus en plus sévères ont été prises en catastrophe : fermeture des écoles, lycées, facultés, appels à respecter les « gestes barrières » et à limiter les déplacements sous peine d’amendes, confinement décrété sur l’ensemble du territoire et non plus seulement dans quelques zones…

 

Comment votre système de santé a-t-il fait face à la crise ? Quelles sont ses faiblesses principales ? Quels sont ses principaux points forts ?

Le système de protection sociale en France était l’un des plus développés dans le monde occidental à la suite, notamment, des réformes imposées par le mouvement ouvrier au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le principe fondateur de la sécurité sociale est : « chacun contribue selon ses moyens et est soigné selon ses besoins ». L’égalité devant la maladie n’a certes jamais été parfaite, mais c’était un acquis majeur.

Acquis miné depuis des années pour donner aux assurances privées un rôle croissant. Le coût de la santé devient très lourd pour les couches populaires. Cependant, en France, une grande partie des soins hospitaliers restent gratuits pour toutes et tous.

Le modèle sanitaire français n’a jamais été parfait, loin de là, mais son système hospitalier était l’un des plus solides au monde. Depuis 30 ans, il subit des attaques régulières, au nom de la rigueur comptable, comme si un hôpital devait être géré comme une entreprise ! Plus de 50.000 lits ont été fermés, y compris en soins intensifs où la France n’est qu’au 19e rang pour le nombre de lits par habitant (3,1 en France pour 7,8 au Japon8).

Le système hospitalier tient encore face à l’augmentation rapide des malades devant être placés en réanimation ou soins intensifs, mais il peut être débordé d’ici une ou deux semaines. Alors, il ne pourra plus soigner tout le monde.

En elle-même, Covid-19 n’est pas une maladie exceptionellement mortelle, la grande majorité des cas restants bénins. Si le système de santé (des généralistes aux hospitaliers) était capable de faire face à une pandémie, si les tests de détection et les masques étaient disponibles en nombre, les personnes fragiles pourraient être prise en charge dans de bonnes conditions.

En revanche, la dangerosité de Covid-19 est démultipliée en situation de pénurie. Il y aura beaucoup de morts évitables, victimes du coronavirus ou d’autres affections qui n’auront pas pu être correctement traités. Nous ne sommes qu’au début du calvaire.

 

Quelles réponses à la crise Covid-19 donnent les différentes forces politiques officielles, de l’extrême-droite et partis conservateurs jusqu’aux partis libéraux [dans le sens anglais du terme] et progressiste et à la gauche ?

L’ensemble des forces politiques, y compris à l’extrême-gauche, demandent que, au vu de la situation, les mesures de protection soient respectées, depuis les « gestes barrières » jusqu’au confinement.

Histoire de faire taire les critiques, le gouvernement et le parti présidentiel en appellent à l’union nationale, dénonçant toute polémique en ces temps d’urgence, avec le soutien de la droite classique, de l’extrême droite, de la gauche de gouvernement et du patronat, une logique que récuse la gauche radicale, car elle aboutit à doter la présidence de pouvoirs exorbitants, liberticides, et permet, par exemple, de s’émanciper du Code du travail en étendant, entre autres le temps, de travail hebdomadaire jusqu’à 60 heures et non plus 48, alors même que les salarié.es ne bénéficient généralement pas des conditions de sécurités sanitaires indispensables. L’injonction « allez travailler » l’emporte sur l’appel à « rester confiné ».

Les entreprises sont légalement tenues d’assurer la sécurité de leurs salarié.es (on sait ce que ce n’est jamais le cas quand les salarié.es ne sont pas en mesure d’imposer le respect des réglementations). Le gouvernement avait récemment fait un cadeau au patronat en réduisant les pouvoirs Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Auparavant, les pouvoirs publics avaient « informé » les entrepreneurs que les masques chirurgicaux (moins coûteux) protégeaient aussi efficacement que les masques respiratoires FFP2 (plus chers), ce qui est grossièrement faux.

Cyniquement, Macron dit aujourd’hui « travaillez plus » et, donc, déplacez-vous plus quand, faute de moyens sanitaires, cela va favoriser la circulation du virus, à l’encontre de la doctrine officielle du confinement rigoureux.

 

Comment le mouvement syndical répond-il à la crise sanitaire ?

Pour reprendre les termes d’un communiqué daté du 19 mars : « Face à la crise sanitaire majeure, les confédérations syndicales (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC) et les organisations patronales (MEDEF, CPME, U2P) affirment, dans une déclaration commune, « le rôle essentiel du dialogue social et de la négociation collective ».

C’est la seule « action » commune importante des confédérations ouvrières. Elle suscite beaucoup de remous dans nombre de sections syndicales, notamment à la CGT. Dans plusieurs villes et départements, les syndicats ont publié des déclarations unitaires pour la protection des salariés et le paiement intégral du chômage partiel.

Sur les lieux de travail, c’est la question de la lutte qui se pose. Pour exiger l’arrêt effectif des activités non essentielles, des normes de sécurité à la hauteur des risques, des garanties sociales effectives pour toutes et tous. Ainsi, des salariés de Renault ou d’Amazon ont débrayé pour faire arrêter l’activité où exiger de vraies protections.

 

Qu’en est-il des mouvements sociaux (étudiants, féministes, écologiques, migrants…) ?

Chaque mouvement social se mobilise sur son terrain propre — pour la défense des migrants ou des sans-logis, pour que les IVG soient reconnues comme des urgences médicales et pas reportées sine die (ce qui a été accepté) — et chaque mouvement spécifique affirme sa solidarité avec les autres.

Les femmes sont médicalement moins touchées par Covid-19 que les hommes, cependant elles le sont socialement plus du fait de la répartition toujours inégalitaire des tâches domestiques, mais aussi parce bien que des métiers exposés sont à majorité féminine : le personnel soignant évidemment, les caissières dans les grands magasins… Un soutien particulier leur est manifesté. Le confinement augmente considérablement le risque de violence conjugale et rend l’indispensable solidarité envers les femmes battue beaucoup plus difficile à mettre en œuvre.

La solidarité s’affirme entre voisin.es au sein d’un immeuble et, tous les soir à 20h, avec le personnel soignant (applaudissements aux fenêtres).

Pour ce qui est de la solidarité locale, nous nous heurtons à une difficulté particulière en France. Les traditions de mobilisation « citoyenne » locale sont chez nous beaucoup plus faibles que dans des pays comme l’Italie ou la Grande-Bretagne. Les syndicats n’ont pas l’habitude d’agir en dehors du lieu de travail, les unions locales n’ont en règle générale jamais été valorisées et dotées de financements significatifs.

Nous avons besoin d’organiser la solidarité locale « par en bas », mais c’est difficile de commencer à le faire en temps de confinement !

Certains mouvements sociaux (pas tous…) préparent aussi le jour d’après, liant programmes d’urgence et perspectives : révolution écologique, réforme complète de la politique sanitaire et de la protection sociale, nationalisation et socialisation des secteurs vitaux (dont la finance)… Pour que l’épreuve que nous traversons ne soit pas vaine, mais un tremplin pour les combats de demain !

 

Est-ce qu’il y a des efforts pour exiger le droit à la justice sociale et l’accès à la santé, pour protéger en ces temps d’urgence le paiement du chômage, suspendre les loyers ou le remboursement des dettes, etc. ?

Bien entendu. Toutes ces questions font partie des exigences premières.

Le pouvoir le sait et tente d’y répondre formellement, sans pour autant changer ses priorités. Ainsi, le président Macron a déclaré que les fonds seront disponibles sans compter, pour faire face à la crise, garantir le maintien des salaires et revenus, notamment 84% du salaire net en cas de mise au chômage partielle et 100% du salaire minimum.

L’Union européenne a elle-même suspendu les règles d’équilibre budgétaire (auto)imposées aux Etats.

Cependant, quand chaque membre du gouvernement a commencé à intervenir, la cacophonie s’est installée. Qui a vraiment droit à quoi ? Ce sont les autorités administratives (comme la sécurité sociale ou les préfets…) qui acceptent ou rejettent en dernier ressort les dossiers concrets. Que restera-t-il au bout du compte des promesses présidentielles ?

L’action gouvernementale passe ostensiblement par les banques (dotées de 300 milliards pour accepter des retards d’échéances) et les entreprises : il faut éviter les licenciements pour qu’elles ne perdent pas leurs emplois qualifiés. La gestion économique est au centre de la logique du pouvoir, bien plus que celle des droits, ce qui a de lourdes implications.

Enfin, Macron profite de la crise pour se présenter en chef de guerre et chanter le rôle des armées françaises en métropole comme dans les océans Pacifique ou Atlantique. La crise est l’occasion de poursuivre sa politique de militarisation.

 

Veux-tu ajouter quelques commentaires finaux concernant l’impact de Covid-19, notamment sur les politiques nationales dans les semaines et mois à venir ?

La crise sanitaire révèle la faiblesse du tissu industriel en France et l’absence de politique industrielle du pouvoir9. C’est doublement frappant. L’industrie pharmaceutique française est puissante, mais sa production est délocalisée.

La bourgeoisie française avait une tradition dirigiste très forte. Sous le régime gaulliste classique, l’Etat avait vocation à piloter le développement économique en coordination avec le privé et, à l’occasion, avec l’armée (secteurs de l’énergie et de l’armement : le nucléaire civile et militaire). Nous avions alors des plans quinquennaux (certes différents des plans soviétiques).

Par rapport à d’autres, la bourgeoisie française ne s’est convertie que tardivement aux dictats néolibéraux, mais le tournant fut radical, ce qui notamment explique l’ampleur de la désindustrialisation.

Des pays d’Asie comme la Corée du Sud ou le Japon contemplent avec effarement notre manque criant de moyens, notre dépendance vis-à-vis des marchés internationaux pour avoir de simples masques ! Comment la cinquième ou sixième puissance économique mondiale peut-elle être aussi démunie ?

L’impotence de l’Union européenne en temps de crise est elle aussi criante. Elle a été incapable d’agir en solidarité avec l’Italie frappée de plein fouet et qui n’avait pas de production de masques sur son sol. L’aide est venue de Chine, de Russie, de Cuba, mais pas de l’Union. Les politiques de santé ne font pas partie des prérogatives de l’UE… C’est pitoyable et ce ne sera pas sans conséquences.

Le modèle global de développement capitaliste est plus que jamais en cause. La puissance de l’actuelle pandémie a pour terreau la mondialisation, la précarisation sociale, le délitement des pouvoirs et politiques publics, la crise écologique, l’ordre néolibéral… L’alternative écosocialiste est véritablement une urgence vitale.

 

Propos recueillis par Tood Chretien.


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