⚡ Lordon: Opération Résiliation

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SOURCE : Blog de Lordon

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Giuseppe Pellizza da Volpedo, « Il Quarto Stato » (le Quart-État) 1901.
Le mot était faible. À l’évidence, « connards », ça n’était pas suffisant — pour tout dire, on le pressentait. Il faut bien l’avouer, le vocabulaire nous met au défi. C’est qu’il y a trop de choses à saisir pour un seul mot.
On lit de plus en plus : « criminel ». Et c’est certainement une bonne chose en toute généralité qu’on ne s’interdise plus de qualifier ainsi des politiques publiques. Dont, pour certaines, nous savons qu’elles tuent, dont il a été déjà maintes fois dit qu’elles tuent, et dont la poursuite avec acharnement, en connaissance d’effet, peut difficilement, dans ces conditions, être qualifiée autrement que de « criminelle ».

Pendant longtemps cependant, ce sont des pays lointains, ceux de « l’ajustement structurel », qui ont été des « lieux du crime ». Puis le fléau s’est rapproché de nous. Des études épidémiologiques ont commencé à chiffrer la surmortalité du chômage et de la précarité — et les politiques économiques de chômage et de précarité ont continué : criminelles. On a laissé des sites Seveso la bride lâchée, des Lubrizolfaire n’importe quoi, les pompiers intervenir dans les pires conditions, les autorités variées nier les contaminations chimiques de l’eau et de l’air, escompter que les pathologies, puis les décès, ne se déclareront que dans longtemps, et que d’ici là, on aura oublié le fait générateur : criminel. Nous pouvons anticiper avec un degré raisonnable de confiance l’accident nucléaire, par report des déclassements, étirements irresponsables des chaînes de sous-traitance, insuffisance des contrôles, disqualification de tous ceux (1) qui auront averti : criminel.

Bien sûr, on renverra le mot aux outrances de l’ultra-gauche ; dans le meilleur des cas, on en fera une simple manière de parler, privée de tout fondement juridique — il est vrai. Mais le crime par impéritie politique manifeste conduisant à la mise en danger des populations ne devrait-il pas constituer une qualification extra-ordinaire accompagnant nécessairement les prérogatives extra-ordinaires qui sont celles mêmes des formes contemporaines du gouvernement ? S’arrogeant le pouvoir de régir unilatéralement la vie des autres, le « gouvernement » n’est-il pas symétriquement comptable de la vie qu’il fait aux autres — spécialement quand il leur fait la mort Summa potestassummum officio : pouvoir suprême, responsabilité suprême. Convenablement élaborée et inscrite dans le droit, l’idée-couperet aurait au moins pour effet de tempérer les ruées vers les positions de pouvoir.

Une part croissante de la population prend conscience que l’énormité du désastre a essentiellement à voir avec la démolition générale du service public de santé

En tout cas le mot prend une consistance neuve dans l’épisode coronavirus. Bien sûr à propos des masques — mais qui ne devraient pas devenir l’équivalent des LBD pour les violences policières : la pointe spécialement accablante qui dissimule tout le reste du paysage. Pourtant luxuriant. Hormis les médias de service, experts à ne voir que ce qui empêche de voir tout le reste, une part croissante de la population prend conscience que l’énormité du désastre a essentiellement à voir avec la démolition générale, et managériale, du service public de santé. Au vrai le problème vient de loin. En 2012, André Grimaldi, chef de service à la Pitié, avertit déjà que la loi Bachelot est en train « d’anéantir le service public hospitalier » — ce sont les débuts de la managérialisation, l’introduction de la T2A (tarification à l’acte), l’avènement des directeurs-potentats à ratios. On ne peut pas dire que la suite lui donnera tort. Marisol Touraine quant à elle se défend d’avoir la moindre part dans la disparition des masques, mais elle aura piloté de bout en bout l’ajustement structurel de l’hôpital dont les financements ont été engloutis par les baisses forcenées de cotisations sociales qui auront tenu lieu de politique économique à tout le quinquennat Hollande — quelques semaines après l’annonce du « Pacte de responsabilité », Manuel Valls annonçait un plan d’économie de 50 milliards d’euros à horizon 2017, dont 15 à charge de la santé, et 5 en particulier pour l’hôpital.

Tout allait donc déjà très bien quand le pouvoir Macron a décidé que tout pouvait aller encore beaucoup mieux. La grande archive d’Internet n’a pas manqué de ressortir ce gros plan de sincère commisération sur le visage d’Agnès Buzyn, consternée de voir que les infirmières qui « réclament toujours plus de moyens », n’entendent visiblement rien ni au discours agile de l’efficacité managériale ni à la logique élémentaire de la dette que nous ne pouvons pas laisser à nos enfants — c’était l’époque (bénie) où « il n’y [avait] pas d’argent magique ».

 


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