Le jour d’après ? Une illusion d’optique et beaucoup de questions

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SOURCE : NPA

Par Jean-François Cabral

Dans cette période de chaos, d’incertitude et de confinement forcé, la réflexion au sein de l’extrême-gauche semble osciller entre deux pôles : les revendications immédiates alors que toute une partie du salariat souvent au bas de l’échelle est sacrifiée pour des tâches pas toujours indispensables à la vie sociale, sans même parler de la situation dramatique et révoltante dans les hôpitaux ; tandis que la crise profonde du système encourage à mettre à plat tout ce qui ne va pas, offrant une opportunité rare pour les anticapitalistes de discuter largement autour d’eux de tout ce qu’il faudrait changer.

Comme toujours, parce que c’est notre culture politique, on essaye également d’imaginer des revendications transitoires pour faire le pont entre les deux : réquisitionner, exproprier sous le contrôle des travailleurs, planifier… La reconversion de toute l’économie au service des besoins les plus urgents de la population est un argument presque évident en période d’urgence, tant il est évident que les revendications immédiates se heurteront très vite à la logique du profit et de la propriété privée.

Il manque pourtant un détail : les modalités concrètes de cette mise en action, avec à l’évidence aussi un angle mort que semble ignorer notre réflexion. On imagine en effet volontiers la pandémie à la fois comme devant tout changer et comme étant une simple parenthèse, ce qui est au mieux paradoxal.

D’un côté donc, on pense ou on espère que la pandémie va tout changer. L’incurie révoltante du gouvernement, les contradictions exacerbées du capitalisme mises en évidence (notamment le lien entre prédation économique, désastre environnemental et crise sanitaire), la crise économique (financière) qui sera au moins aussi forte qu’en 2008 et peut-être autant qu’en 1929, tout cela devrait nous conduire à une sorte de mise en cause exacerbée du pouvoir en place comme du capitalisme.

Mais d’un autre côté, on imagine la pandémie comme une simple parenthèse : une fois levé le confinement, on reprend la rue dès le samedi suivant comme avant, mais en plus énervé et en plus conscient. Un joli mois de mai en perspective !

Sauf qu’il y a peu de chance que cela se passe ainsi.

Prendre la mesure de la crise sanitaire

La première difficulté est d’arriver à imaginer et à se convaincre que la pandémie ne va pas s’arrêter d’ici quelques semaines. Le Monde d’aujourd’hui en a fait son titre de Une (« Les scénarios complexes du déconfinement ») tout en contournant quelques questions.

Une première évidence : on ne sait pas compter, essentiellement faute de dépistage massif. Combien de morts dus au Covid-19, combien de gens malades, combien de gens touchés mais asymptomatiques ? Aucune idée, la seule certitude étant qu’en l’absence de dépistage systématique, il y en a forcément beaucoup plus, voire infiniment plus que les chiffres annoncés pour l’instant, mais combien ? Il semblerait que l’on puisse voir le bout du tunnel en Europe d’ici quelques semaines nous dit le quotidien… mais à priori on estime qu’il n’y aurait pour l’instant que 2 % de la population touchée, tout en expliquant qu’il faudrait au moins la moitié pour créer une « immunité collective ». A ce rythme l’horizon serait même plutôt 2022 que le mois prochain, tout en espérant un vaccin d’ici 2021. Les articles s’enchainent mais sont en fait assez peu cohérents entre eux.

Cela d’autant plus qu’il s’agit bien d’une pandémie mondiale. Or à cette étape, on a encore moins de visibilité sur la deuxième vague et les rebonds possibles en Chine puisque tout est claquemuré au niveau de l’information. Et surtout, on ne sait pas du tout comment ça va se passer en Inde, en Afrique, en Amérique latine… Le plus probable étant qu’on n’est qu’au tout début de la crise sanitaire et que celle-ci est très loin d’avoir donné sa pleine mesure.

On aura donc deux soucis en Europe (et en France) : les inévitables secondes, voire troisièmes vagues un peu partout, mais aussi du fait des discordances de temps avec le reste du monde, les boumerangs tout aussi inévitables du fait des interactions même si on ferme les frontières pendant très longtemps. Autrement dit, il est assez difficile d’imaginer qu’on sorte d’une période de crise avant une très longue période, avec des moments de déconfinements partiels et des moments de reconfinement plus stricts…

Les procédures propres au déconfinement sont elles-mêmes extrêmement complexes. Je ne prendrais que l’exemple de l’éducation nationale qui accueille malgré tout plus de 12 millions d’élèves, sans compter les personnels (autour de 1,5 millions).

Il est fort probable qu’on reverra nos élèves en septembre plutôt qu’en mai. Mais dans tous les cas et quelles que soient les hypothèses, on ne reviendra pas à la normale avec des classes à 35 dans de tous petits espaces, avec un emploi du temps ordinaire pour se frotter à l’envie dans les couloirs, sans parler de la cantine etc etc. Pendant des mois voire davantage, il y aura inévitablement (du moins raisonnablement, Blanquer ne fait pas partie de l’équation), une longue période de transition alternant et combinant cours en présentiel et télé-travail. Ce n’est qu’un exemple.

Mais avec ses petits paradoxes : des cours à 10 élèves mais peut-être pas d’heure d’information syndicale autorisée parce qu’on n’aura pas le droit d’être trop entassés dans la salle des profs. Si on commence à faire une liste, on s’aperçoit assez vite que ce ne sera pas le seul détail du « jour d’après ». Un jour qui n’existe en partie que dans notre imagination, parce que ce ne sera certainement pas le retour à la normale pour notre activité militante, dans nos quartiers, dans la rue, comme sur nos lieux de travail ou d’étude.

Mettre la pandémie au point de départ de toutes nos analyses

A des degrés divers, nous avons tous sous-estimé l’ampleur de cette pandémie, quand cela n’a pas été purement et simplement du déni, avec l’idée d’une bonne grosse grippe, ou d’un prétexte soigneusement mis en scène pour mieux nous empêcher de manifester et nous contrôler davantage demain.

Les chiffres d’aujourd’hui ne nous aident pas non plus : près de dix mille morts en France pour l’instant (une grippe ordinaire…) et le monde serait prêt à s’effondrer ? On a encore du mal à imaginer que sans confinement, c’est tout l’appareil économique qui aurait été désorganisé mais de manière beaucoup plus chaotique. On a du mal à admettre que près de 50 % de la population touchée pour créer une immunité collective, même avec 80 % d’asymptomatique et 5 % de complications, voire 2 % de cas très graves, cela fait quand même 500 000 à 600 000 personnes à mettre sous respirateur ou en réanimation sur une courte période sans confinement. Ce qui va bien-au-delà des possibilités d’un service public même bien équipé.

De même qu’on a du mal à ne pas voir l’impasse dans laquelle se trouve en réalité la Corée du Sud : une gestion remarquable à court terme, bien différente de l’Europe avec ses tests systématiques etc, mais un nombre infime de gens immunisés, ce qui dans le cadre d’une pandémie mondiale de longue durée oblige à vivre totalement replié et avec des mesures contraignantes jusqu’à la découverte du vaccin, c’est-à-dire au moins pendant un an. Une désorganisation mieux contrôlée, mieux régulée, mais pas plus le jour d’après, plus vite ou plus tôt qu’ailleurs.

La pandémie va continuer à imposer son rythme y compris à l’économie. La crise n’est pas d’abord financière comme en 2008 ou comme en 1929, même si le choc externe sur la production et sur la finance révèle naturellement toutes les fragilités internes d’un système en crise permanente, avec ses bulles spéculatives à répétition, et ses Etats endettés n’ayant que très peu appris de 2008 (pas tout à fait rien non plus, car sinon les bourses se seraient effondrées il y a deux semaines). La crise va suivre le rythme de la pandémie, avant de connaître peut-être ses propres emballements non contrôlés.

Pour l’instant, la pandémie commande néanmoins, et c’est vrai aussi pour notre militantisme. On peut bien sûr faire plein de choses sans attendre, continuer à intervenir parce que des millions de gens ne sont pas en télé-travail, ou parce qu’un squat de sans-papiers comme à Montreuil est juste un scandale humanitaire et politique qui nous oblige forcément à sortir de chez soi.

Mais on ne va pas connaître non plus la grande manif du samedi après-midi avec un beau soleil et après une belle parenthèse. Pendant des mois, peut-être bien au-delà, on va être obligé de militer autrement qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Le dire ne fait qu’ouvrir la discussion. Mais ce serait bien qu’on passe désormais à cette étape plutôt qu’à rester dans une forme d’implicite, comme si on allait sous peu recommencer comme avant.


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