Il n’y a pas de «continuité pédagogique»: éteignez les tablettes!

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SOURCE : Et vous n'avez encore rien vu

Confinement oblige, l’Éducation nationale invite à la « continuité pédagogique », possible grâce au numérique. Or, selon les auteurs de cette tribune, « la pédagogie virtuelle n’existe pas », et « seuls les élèves éveillés, enfermés avec des parents désœuvrés au fort niveau d’études vont bénéficier d’une pédagogie efficace : l’instruction en famille ».

Alors que le pays se claquemure et bascule dans la vie virtuelle, l’Éducation nationale invite à la « continuité pédagogique ». En clair, comme dans tous les secteurs, accélération de la numérisation : plateformes, tablettes, webcams, classe virtuelle, espaces numériques de travail, WhatsApp, Pearltrees, etc.

Cela dans un contexte où vont simultanément augmenter l’isolement et la promiscuité, où ont toutes les chances de se multiplier incompréhensions, conflits, angoisses et dépressions.

Cela alors que le temps moyen passé devant l’écran croît de façon toute épidémique et que les effets délétères sur la concentration, l’agressivité, le stress, l’angoisse, la mémoire, la vue, etc. constituent maintenant un mini-rayon de librairie [1], que ce temps va forcément exploser [2], avec ses cocktails prévisibles : BFM TV/Facebook/Gully/jeux vidéo… Pour les plus fragiles, le virus est le risque sanitaire immédiat ; pour tous les autres, à plus long terme, c’est le numérique.

Cela, alors que la pédagogie virtuelle n’existe pas. Il n’est de pédagogie que « réelle » dans l’interaction directe entre les élèves et l’enseignant.

Détaillons : suivant l’âge des élèves, il est plus ou moins possible de travailler par soi-même. C’est – ce devrait être – l’essentiel des études supérieures ; ça n’a aucun sens avant la maîtrise de l’écriture/lecture. Entre les deux, c’est une autonomie individuelle variable : exercices, mémorisation, lecture, etc. Mais pour ce qui constitue la « pédagogie », soit la façon de faire apprendre, c’est exactement ce qui relève du travail de l’enseignant, quelle que soit la méthode qu’il emploie.

On peut en offrir un simulacre. Une visioconférence avec la classe qui regarde et presse la touche « lever la main » (comme dans tout bon jeu télé instructif), par exemple, soit une débauche de moyens pour des cours plus difficiles à suivre, impossible à généraliser : pannes, manque de matériel, famille nombreuse, bande passante, etc. [3]

On peut aussi faire sans : manuels, vidéos (« tuto »), banques d’exercices en ligne, avec exposé de notions (bref, un manuel !), etc. Cela s’appelle l’étude, et c’est une très bonne chose, mais ce n’est pas de l’enseignement [4].

Bien sûr, il y aura du véritable enseignement. Les élèves « scolaires », éveillés, bon lecteurs, enfermés avec des parents désœuvrés au fort niveau d’études – ceux-là vont bénéficier d’une pédagogie efficace : l’instruction en famille. En deux à cinq fois moins de temps par jour (suivant le niveau d’enseignement), ils iront deux fois plus vite qu’en classe avec des résultats plus solides. Pendant ce temps, une autre frange va vite abandonner : déjà en grande difficulté, incapable de travail semi-autonome pendant dix minutes en classe, dont l’entourage travaille ou ne maîtrise pas les contenus… Entre les deux, toutes les situations possibles, dont le confinement à six ou sept au huitième étage ; en tout cas, un approfondissement à grande vitesse des fameuses « inégalités », dont on parle beaucoup d’habitude, mais manifestement surtout pour vendre des plans numériques.

Que continuer le travail scolaire soit une bonne chose, surtout bloqué chez soi, d’accord. Qu’on ne veuille pas mettre en vacances les lycéens à trois mois du bac, ça se comprend. Mais rien n’oblige à rajouter à la très sale ambiance anxieuse l’appréhension de faire rater la scolarité de son enfant… Rien n’autorise non plus à expérimenter, grandeur nature, la pseudo-scolarité sans enseignants, ni à demander à ceux-ci de coconstruire les moyens de se passer d’eux.

Si les programmes étaient clairs et cohérents, si les gadgets, la photocopieuse et les plans de numérisation n’avaient pas accompagné le délitement des manuels, il aurait suffi que chacun les emporte, révise, en s’aidant d’une table des matières et d’une progression linéaire, et, pourquoi pas, prenne un peu d’avance, en attendant de tout reprendre en classe, avec pédagogie.

Bref, des moyens non supplémentaires pour étudier chez soi, sans plan d’urgence quelconque ni fibre optique. Utopie complète sans doute : ça ne peut exister que dans le passé. Dans les régions ayant suivi des plans lycées connectés (Alsace, Île-de-France, Occitanie…), c’est par centaines de milliers qu’on a jeté les manuels.

Puisqu’il faudra, de toute façon, reprendre où on en était, il faut le dire tout de suite et de façon très claire. On peut demander du travail, mais rien n’est exigible en termes d’acquisitions, quitte à ajuster les programmes l’année prochaine (il faudrait, bien sûr, qu’il y ait des programmes annuels…).

Le temps peut être au contraire dédié aux activités non connectées, celles qui demandent du temps de travail individuel et répété, ou en tête-à-tête, et sont donc logiquement aujourd’hui celles où les élèves rencontrent le plus de difficultés : écriture manuscrite soignée, lecture longue et approfondie, dessin et tracé soigné, mémorisation, calcul mental… Pour les plus jeunes, il est urgent de dessiner, colorier, lire et se faire lire des histoires longues, riches, et d’en parler.

Il est urgent que le ministre annonce :

  • que les cours reprendront là où ils se sont arrêtés,
  • qu’il n’est pas obligatoire de se doter d’un ordinateur ou de confier quelque terminal que ce soit aux enfants,
  • en lien avec le ministère de la Santé, que le temps d’écran doit être limité : tant pour préserver sa santé que sa capacité à étudier, il faut réduire au strict minimum sa consommation d’écran – travail scolaire compris ;
  • que les enseignants n’ont pas à faire comme s’il leur était possible de travailler dans n’importe quelles conditions, et certainement pas celles qu’ils désapprouvent.

Des membres du collectif de
l’Appel de Beauchastel
contre l’école numérique

 

Signataires :

  • Florent Bernon et Régis Faucheur, professeurs de mathématiques
  • Nancy Cohen, professeur de sciences naturelles
  • Désir Cypria, professeur de maths-sciences
  • Renaud Garcia, professeur de philosophie
  • Sabrina Giai-Duganera et François Rousseau, professeurs de français
  • Hervé Krief, professeur de conservatoire démissionnaire
  • Sylvie Ménoni, professeure des écoles, professeur de français retraité
  • Élise Rouveyrol, professeur d’histoire-géographie
  • Clarie Théron et Florent Gouget, école primaire « Les Collines bleues »

Autres signataires :

  • Françoise Abd-El-Kader, professeure de physique-chimie
  • Michel Abd-El-Kader, professeur de mathématiques
  • Michel Blay, philosophe et historien des sciences (CNRS)
  • Joël Brochier, professeur des écoles
  • Michèle Gally, professeure d’université en littérature médiévale
  • Pascale Hustache, conseillère principale d’éducation
  • Annette Millet, professeure de français
  • Isabella Tomassi, doctorante, enseignante vacataire (précaire) de l’enseignement supérieur

Tribune parue sur le site Reporterre le 26 mars 2020.


Christophe Cailleaux, Amélie Hart-Hutasse et François Jarrige

L’école confinée, laboratoire du monde numérique

Les auteurs de cette tribune s’inquiètent des « risques d’une accélération de l’intrusion numérique dans nos vies, dont l’école offre un observatoire édifiant ». Plutôt que soutenir les industriels du numérique éducatif, il s’agirait de « défendre le service public, seul vecteur de l’égalité émancipatrice hors de la sphère marchande ».

« Nous sommes en guerre », a martelé Emmanuel Macron à la télévision le 16 mars, appelant ainsi à la mobilisation générale. Toute une société serait dressée dans une nouvelle « union sacrée » contre l’épidémie. Et pourtant, dans le monde éducatif, de la maternelle à l’université, la crise sanitaire semble passer après la « continuité pédagogique », promue en urgence nationale par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Ce dernier ne cesse de le répéter depuis : « Nous sommes prêts. » Prêts pour l’enseignement numérique et à distance, prêts pour le basculement de tout un pan de la vie sociale vers son ersatz numérique.

Très vite, en effet, le monde pédagogique a été saturé par les appels au télétravail. La « continuité pédagogique », reposant sur un environnement numérique miraculeux, éviterait à la machine de s’arrêter, conjurerait toutes les peurs, la maladie ainsi que leurs conséquences intimes, sociales et économiques.

En réalité toutefois, le confinement, articulé à la nécessité économique, a immédiatement imposé un repli sur une sphère domestique dévorée par la sphère professionnelle. Dans cette situation, les liens numériques nous maintiennent en contact avec le monde. Ils s’apparentent aussi à des chaînes car ils sont imposés opportunément par nos hiérarchies (employeurs, Éducation nationale), sans égard pour nos rythmes de vie personnels et familiaux. Les analyses critiques de l’usage des écrans et du numérique dans leurs conséquences sur les enfants, ou la planète, la mise en lumière des enjeux politiques de la surveillance et de la marchandisation numériques semblent devenus inaudibles en ces temps de crise. Il n’est pourtant ni prématuré ni indécent de s’interroger aujourd’hui sur les risques d’une telle accélération de l’intrusion numérique dans nos vies, dont l’école offre un observatoire édifiant.

Les premiers à profiter de la « guerre » contre l’épidémie de Covid-19 ont été les industriels du numérique éducatif, suivis de près par les responsables politiques. Le 5 mars, l’association EdTech France a fait paraître un communiqué pour offrir ses services agiles « à des conditions exceptionnelles » au pays en détresse, louant l’adaptabilité de « l’empire technologique » chinois parvenu à donner corps au slogan « Study must not stop » (on ne doit pas arrêter d’étudier). De fait, les professionnel·les de l’éducation, sur tout le territoire, ont commencé à recevoir des mailings publicitaires d’entreprises proposant leurs services. Le Canard enchaînédu mercredi 18 mars cite le directeur général du réseau EdTech France : « Évidemment, on espère qu’il y aura des actes d’achat après cette période. » Que la décision d’un confinement de plus en plus strict relance la promesse d’un salut pédagogique par le numérique n’a rien d’étonnant venant de marchands de numérique.

Mais c’est aussi tout un ensemble de discours politiques et institutionnels, vantant depuis des années l’apport des innovations technologiques dans l’enseignement, qui s’en trouve conforté. La « dématérialisation » est là, et dans la précipitation de l’impérieuse « continuité pédagogique », la parole médiatique du ministre Jean-Michel Blanquer n’est plus une prise de position idéologique critiquable mais une évidence rassurante. Le ministre ne cesse de le claironner : « Nous sommes prêts. »

Beaucoup ont déjà insisté sur le rôle des stratégies du choc dans les dynamiques du capitalisme technologique. Le choc épidémique du Covid-19 ne fera pas exception à la règle. L’épreuve épidémique aura de nombreux effets indirects, qu’on peine encore à entrevoir, tant s’imposent d’autres urgences légitimes. Mais il fait peu de doute que le grand enfermement, l’atomisation généralisée, l’équipement accéléré en terminaux numériques, va nous faire franchir un cap potentiellement irréversible dans l’idéologie du tout numérique et du marché éducatif. Alors même que cette période prouve à quel point ces discours, ces promesses d’entrepreneurs et de politiques sont plaqués sur un réel qui leur résiste, en particulier dans le domaine des apprentissages et de l’enseignement.

Dans les faits, personne n’était prêt. Immédiatement, personnels, parents et élèves ont été confrontés à la réalité d’une vraie rupture, d’autant plus brutale qu’elle ne fut en rien préparée, et continue d’être niée par l’usage du terme même de « continuité ». Se sachant investis d’une tâche essentielle et poussés dès les premières heures à être dans l’action, les enseignants se sont immédiatement précipités dans le travail. Face aux dysfonctionnements des rares outils de communication institutionnels existants, ils se sont lancés dans des initiatives en tous sens pour préserver le lien avec les élèves et les parents. La multiplication des dispositifs au sein d’un même établissement, et dans les familles, hors de toute concertation d’équipe (rendue quasi impossible par l’urgence sanitaire et l’abandon institutionnel) ont plongé beaucoup dans un état d’anxiété supplémentaire, au risque de multiplier les décrochages.

Malgré une situation d’urgence inédite et nécessaire dans l’Éducation nationale, le fait de confier aux familles le soin de transmettre un savoir que les élèves doivent acquérir ne peut qu’aggraver les inégalités [Comme cela a été souligné par plusieurs spécialistes comme le maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris-8 Stéphane Bonnery]. Des mises en garde syndicales ont rapidement alerté sur les risques du tout numérique, sur les dangers qu’il y a à vouloir faire comme si tout était normal, comme si les examens et la scolarité allaient être peu affectés. Mieux vaudrait admettre la discontinuité fondamentale qu’introduit l’épidémie, comme l’a fait le ministère belge de l’Éducation, qui a demandé aux enseignants de ne faire travailler les élèves que sur des méthodes et des savoirs déjà acquis. En France, c’est l’option inverse qui s’affirme chaque jour un peu plus, Jean-Michel Blanquer soutenant que les programmes doivent avancer pour préparer les élèves aux examens !

Quid des familles marginalisées socialement et territorialement, sans accès à internet ou matériel informatique suffisant ? Quid de la vraie fracture numérique qui se trouve dans des inégalités d’usage, de soutien tiers, éloignant plus encore les élèves de familles défavorisées des apprentissages ? Est-il bien raisonnable de demander aux familles déconnectées de briser leur confinement en se rendant dans les établissements pour récupérer des documents pédagogiques ?

Cette « continuité pédagogique » par le numérique n’existe pas, en l’absence des échanges directs et concrets de la salle de classe, des interactions innombrables en temps réel. Aux parents, élèves, enseignants, chacun dans leur coin, fragilisés, est enjoint de trouver eux-mêmes des solutions pour remédier à l’incurie de nos dirigeants. Chacun se voit ainsi subir et faire subir (y compris à soi-même) une forme de pression pour trouver une normalité dans ce qui ne peut en avoir. Et, alors même que les solidarités et les repères quotidiens sont altérés sinon rompus, alors qu’il faut gérer en nous-même la difficulté et l’angoisse du quotidien, nous sommes sommés, dans l’urgence, d’assurer une continuité impensable. Cette exigence, ces pressions sont d’une violence inouïe. Cette accélération ne peut qu’affaiblir un peu plus des esprits et des corps qui ont besoin, plus que jamais, de temps. Ce temps que nous vole déjà l’urgence sanitaire, le gouvernement semble à son tour en nier la nécessité.

L’urgence doit-elle nous précipiter plus encore dans la numérisation généralisée de nos vies ? Ne devrait-elle pas plutôt accompagner la prise de conscience de l’ambivalence profonde de ces outils qui n’ont rien d’immatériel ? Ils nous rendent évidemment service, pour certaines tâches précises, aident à maintenir des liens, voire à sauver des vies. Mais ils sont aussi des outils entre les mains des pouvoirs politiques et économiques pour faire reculer nos droits, nos horizons, et leur coût écologique croissant est incontestable. Le jour où l’air sera devenu irrespirable, proclamera-t-on une « continuité des mobilités » en appelant chacun à prendre sa voiture ? N’acceptons pas comme solutions miraculeuses des remèdes qui sont aussi des maux. Brisons enfin cette escalade en construisant de véritables alternatives.

Collectivement, nous devrons arracher du temps à ces forces qui cassent le monde et nous aliènent. L’arracher pour nous redonner la possibilité de prendre soin de nous, de nos proches, de l’école et, au-delà, de toute la société. Pour cela il faudra défendre le service public de l’enseignement, comme celui de la santé, car ils sont les seuls vecteurs possibles de l’égalité émancipatrice en dehors de toute sphère marchande. Ainsi, l’épreuve du Covid-19 pourrait être l’occasion de penser une école capable de nous armer collectivement pour faire face au risque d’effondrement qui se dessine : une école de la solidarité et du partage pour défaire le règne de la compétition ; une école de la résilience et de l’apprentissage du vivant et de ses richesses, pour mettre fin à leur destruction systématique par le capitalisme ou par toute autre forme de productivisme ; une école de la liberté et des connaissances émancipatrices pour résister aux grandes manœuvres de la société de surveillance ; une école de plein air pour sortir de la peur et du confinement dans l’environnement artificiel des métropoles et des réseaux numériques.

Christophe Cailleaux, Amélie Hart-Hutasse et François Jarrige
sont enseignants dans le secondaire et le supérieur.
Ils ont contribué au livre collectif
Critiques de l’école numérique, éd. L’Échappée, 2019.

Tribune parue sur le site Reporterre le 7 avril 2020.


Notes:
[1] Voir les ouvrages Les Ravages des écrans (Manfred Spitzer, L’échappée, 2019), La Fabrique du crétin digital (Michel Desmurget, Seuil, 2019), Critiques de l’école numérique(collectif, L’échappée, 2019).

[2] Tant que l’infrastructure le permet, car les limites et saturations sont apparues dès le premier jour de classe à distance.

[3] Il serait par ailleurs catastrophique sur le plan écologique et social d’augmenter encore les nuisances dues au numérique – mais c’est sans doute un détail.

[4] L’enseignement à distance du Cned (entre autres) suppose généralement d’être déjà grand, ou d’avoir un adulte avec soi, ce qui ramène à l’instruction en famille.


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