Combien d’hôpitaux non financés à cause des stratégies fiscales du CAC 40 ?

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SOURCE : Libération

Par Yoann Bazin, EM Normandie Raphaël Maucuer, ESSCA et Alexandre Renaud, Em Normandie 

 Manifestation 'Sauvons l'hôpital public', le 14 novembre 2019

Les initiatives caritatives des grandes entreprises comme LVMH ou PSA sont symboliques et ne doivent pas faire oublier l’évitement fiscal qu’elles pratiquent, qui fragilise, notamment, le financement du système de santé.

Tribune. Depuis début mars, LVMH, Kering, Bouygues, Pernod-Ricard, BNP Paribas ou encore PSA ont affiché leur volonté de redéployer leurs organisations pour produire et fournir gracieusement des millions de masques et des milliers de litres de gel hydroalcoolique. Cet élan n’est pas sans rappeler la générosité affichée à la suite de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris l’année dernière.

Nous ne doutons pas de la sincérité de cette volonté de contribuer à «l’effort de guerre» convoqué par le Président. Ces multinationales semblent montrer que leur rôle dans la cité dépasse le strict cadre économique en faisant preuve d’une certaine Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Elles peuvent, comme s’en réjouissent nombre de commentateurs, suppléer un «Etat qui ne [pourrait] pas tout» en soutenant son action pour faire face à la crise.

Né dans les années 50, le concept de RSE connaît depuis vingt ans un intérêt croissant. Toutefois, la grande plasticité du concept et son manque de formalisme permettent de recouvrir toutes sortes d’initiatives, de politiques, de projets et de déclarations (1). Il devient alors difficile de séparer le bon grain de l’ivraie. Pourtant, Archie Carroll proposait, dès 1979, quatre niveaux croissants de responsabilité d’une entreprise : économique, légal, éthique et discrétionnaire. Selon lui, les deux responsabilités fondamentales sont donc la création de valeur économique et le respect du «contrat social» (qui recouvre le paiement des impôts et autres contributions), ainsi que la conformité aux normes et règles établies. C’est une fois celles-ci assurées que l’entreprise pourra éventuellement répondre à des attentes sociales allant au-delà des standards minimum, par des projets philanthropiques par exemple (les responsabilités éthiques et discrétionnaires).

Si les entreprises ont parfaitement, voire caricaturalement, intégré l’impératif de création de valeur et qu’elles s’engagent volontairement sur les niveaux éthiques et discrétionnaires, elles tendent à être nettement moins rigoureuses en matière de responsabilité légale – recourant parfois à un arsenal diversifié pour se soustraire à l’impôt.

Optimisation et fraudes fiscales

Comme l’a récemment confessé la Cour des comptes, le montant des stratégies d’évitement fiscal est extrêmement complexe à évaluer. La synthèse des chiffres proposés nous permet cependant d’établir une fourchette moyenne comprise entre 10 et 20 milliards d’euros par an pour l’impôt sur les sociétés, auquel on peut ajouter au moins 35 milliards d’euros de fraude à la TVA et aux cotisations sociales. Le total est légèrement en dessous des chiffres avancés par Oxfam, qui évalue le manque à gagner général à environ 60 milliards d’euros annuels. Toutes les entreprises ne sont pas égales face à ces opportunités, légales ou non, d’évitement. L’évasion fiscale est en effet bien plus pratiquée par le CAC 40 que les PME. A titre d’exemple, Oxfam montre que LVMH, grand donateur en temps de crises et de catastrophes, est l’entreprise du CAC 40 la plus présente dans les paradis fiscaux (28% de ses filiales), à égalité avec BNP Paribas et suivie de près par Total.

La mise en miroir de ces stratégies fiscales avec la générosité en temps difficiles, invite à un petit exercice de pensée critique : combien d’hôpitaux coûtent-elles à la France ? La question du coût d’un hôpital est elle aussi complexe. A partir de 55 projets recensés par l’Observatoire des coûts de la construction hospitalière (OCCH), nous pouvons estimer que le coût de construction moyen se situe entre de 80 et 90 millions d’euros. Concernant les frais de fonctionnement, si nous nous en tenons au rapport annuel 2018 de l’AP-HP ils s’élèvent à 566 millions d’euros en moyenne pour un pôle de 1 600 lits, soit 174 millions d’euros par établissements de 500 lits (équivalent du Centre Hospitalier de Laval, en Mayenne).

58 hôpitaux de taille moyenne

Dès lors, si en 2019 l’ensemble des entreprises avaient respecté leur responsabilité légale et n’avaient ni fraudé ni contourné l’impôt sur les sociétés, nous aurions pu construire et faire fonctionner en France 58 centres hospitaliers de taille moyenne. Si l’on inclut la fraude à la TVA et aux cotisations sociales, on passe à 196. Enfin, si les niches fiscales, dont le CICE, disparaissaient, cela ajouterait 125 hôpitaux supplémentaires par an. A titre de comparaison, nous avions en France 5 000 lits de réanimation sur le territoire dont seulement 1 761 étaient initialement disponibles pour faire face aux patients Covid, selon l’IHME. Certes, les services hospitaliers ont réussi à augmenter leurs capacités (plus de 300% dans certaines zones) pour assurer au mieux l’accueil des malades. Mais à quel prix ? Ainsi, aussi utiles soient-ils en cette situation de crise, nous nous questionnons sur le poids de ces dons de masques, ou solution hydroalcoolique au regard de la réalité du système de santé.

Générosité bien plus médiatique

Dès lors, avant d’envisager des actions discrétionnaires, les entreprises du CAC 40 devraient d’abord redécouvrir le contrat social du pays qui nous lie tous, et donc contribuer à la hauteur de ce qu’elles doivent réellement aux finances publiques. Ces actions simples auraient un impact autrement plus significatif sur le bien-être collectif. Mais nous savons à quel point la charité permet d’afficher une générosité bien plus médiatique que l’ennuyeuse et invisible contribution fiscale obligatoire. C’est cette exubérance de la philanthropie de la part des plus riches que dénonce Anand Giridharadas dans son excellent Winners Take All. Il y déplore que «des entreprises rentables aux structures douteuses et pratiques dangereuses se lancent dans la responsabilité sociale des entreprises […] en oubliant le fait qu’elles ont peut-être généré de sérieux problèmes sociaux en accumulant leur richesse». Selon lui, leurs initiatives oscillent donc entre comportements de prédation économique, sociale et fiscale et préoccupations sociétales.

La banderole affichée par les soignants sur les grilles de l’hôpital Saint-Antoine à Paris résume finalement bien notre propos : «LVMH–PSA–BOUYGUES–BNP. PAYEZ VOS IMPÔTS. L’HÔPITAL SE FOUT DE LA CHARITÉ.» Nous ajouterions : si, une fois que vous aurez contribué honnêtement et activement à cet effort collectif, vous souhaitez créer des fondations et faire des dons, nous serons les premiers à vous en remercier.

(1) Gond, J.-P. et A. Mullenbach, 2006, Les fondements théoriques de la responsabilité sociétale de l’entreprise, Revue des Sciences de Gestion, 205, pp. 93-116.

Yoann Bazin EM Normandie Raphaël Maucuer ESSCA Alexandre Renaud Em Normandie


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