Aurélien Bernier : “Personne ne parle vraiment de démondialisation”

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SOURCE : Marianne

Essayiste et auteur de nombreux ouvrages, comme “Comment la mondialisation a tué l’écologie” (Mille et une nuits, 2012), “La démondialisation ou le chaos” (Utopia, 2016) et “L’illusion localiste” (Utopia, 2020), Aurélien Bernier revient avec nous sur le concept de “démondisalisation”.

Popularisé en 2011, lors de la primaire socialiste, le concept de “démondialisation” connaît une seconde jeunesse médiatique. Depuis le début de la crise du Covid-19, la “mondialisation heureuse” n’a plus bonne presse et il n’est plus question dans le débat public que de souveraineté (industrielle, agricole ou médicale), voire de protectionnisme. Mais que recouvre ce terme de “démondialisation” ? L’essayiste Aurélien Bernier revient avec nous sur une idée qu’il défend depuis des années.

Marianne : L’idée de “démondialisation” fait son retour sur le devant de la scène. Comment jugez-vous cela ?

Aurélien Bernier : Avec la crise sanitaire, on voit effectivement réapparaître le mot “démondialisation” dans les médias et dans certains discours politiques. Arnaud Montebourg est partout dans la presse, lui qui proposait en 2011 de “voter pour la démondialisation”, c’est à dire pour sa candidature à la primaire du Parti socialiste. Même le ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, déclarait le 18 mars qu’il faudra “faire revenir en France la production essentielle pour la vie de la nation”. Venant d’un macroniste comme lui, c’est un symptôme évident de trouble anxieux.

Depuis quelques années, plus personne ne croit que la mondialisation sera heureuse pour une majorité de la population. Les classes populaires la rejettent car elles savent qu’elle est synonyme de délocalisations, de chantage à l’emploi et d’austérité. Les classes moyennes sont partagées : les plus favorisés continuent d’en tirer un avantage, mais ils représentent de moins en moins de monde ; les autres ont tendance à rejoindre l’avis des classes populaires. Mais ce rejet de la mondialisation ne s’est pas encore réellement matérialisé. Il n’a pas de traduction politique très précise même si le vote pour le Rassemblement national en bénéficie.

Avec une situation aussi dramatique que celle que nous vivons, le rejet de la mondialisation pourrait s’exprimer plus clairement. Quatre-vingts pourcents de nos médicaments viennent de Chine. Nos hôpitaux sont laminés par l’austérité. Et alors que nos dirigeants rabâchent le mot “innovation” cent fois par jour, que voit-on ? Qu’ils ont rendu notre industrie incapable d’assembler un bout de tissus et deux élastiques pour faire des masques ! C’est tellement ridicule qu’ils devraient mourir de honte… Bref.

Tous parlent de relocalisation voire de protectionnisme, ce qui est non seulement caricatural mais très insuffisant

Les libéraux ont peur de la réaction populaire. Ils cherchent à anticiper. Ils savent bien qu’on ne pourra pas continuer de cette façon, au moins sur le thème de la santé, car les citoyens ont découvert l’étendue des dégâts. A minima, il faudra un changement temporaire de stratégie pour rassurer l’opinion. Mais comment ? Combien de temps cela durera ? D’autres secteurs seront-ils concernés ? Qu’est-ce que Darmanin met derrière “la production essentielle pour la vie de la nation” ? Quand il faudra préciser les choses, nous retrouverons le vrai visage du marconisme, de la droite et de la sociale-démocratie.

Mais dans ces débats, en fait, personne ne parle vraiment de démondialisation : tous, y compris Arnaud Montebourg, parlent de relocalisation voire de protectionnisme, ce qui est non

Qu’entendez-vous alors par “démondialisation” ?

La personne qui a réellement théorisé la démondialisation est un intellectuel philippin du nom de Walden Bello. Avant lui, le regretté Samir Amin portait la même idée avec un autre mot : la déconnexion. Ils voulaient tous les deux sortir du capitalisme et de la concurrence internationale pour recréer de l’autonomie, de la justice sociale et de la démocratie. C’est dans ce courant intellectuel que je m’inscris. C’est pour continuer cette réflexion que j’ai écrit en 2016 La démondialisation ou le chaos.

Je me place bien dans une logique de rupture avec le capitalisme, pas seulement en France mais le plus largement possible

Le fondement de l’analyse est le suivant : c’est par son internationalisation que le capitalisme a pu conquérir un pouvoir aussi colossal. Notamment par la libre circulation des marchandises et des capitaux, qui permet d’exploiter les travailleurs des pays à bas coût de main d’œuvre, de détruire l’environnement sans avoir de compte à rendre et d’échapper à l’impôt. Si un gouvernement réellement de gauche arrivait au pouvoir en France, il ne pourrait agir contre les multinationales qu’en stoppant la liberté totale des mouvements de capitaux, des flux de marchandises, de la propriété du capital.

Comme Walden Bello et Samir Amin, je me place bien dans une logique de rupture avec le capitalisme, pas seulement en France mais le plus largement possible. Il n’est donc pas question de laisser les multinationales françaises continuer à piller le tiers-monde, comme le fait Total, par exemple. Il n’est pas question de faire comme les États-Unis ont toujours fait : du protectionnisme pour protéger les intérêts du capitalisme national dans la concurrence mondiale. Il s’agit pour moi de repenser complètement les relations entre États, de repenser le concept de puissance d’une nation, aujourd’hui encore basé sur la force et la capacité de domination économique.

Concrètement, cela veut dire qu’il faut trouver d’autres bases d’échanges que l’échange strictement marchand et d’autres façons de commercer que par la dérégulation. Je considère notamment que le protectionnisme devrait être un droit fondamental des peuples. Il est tout à fait légitime de vouloir être autosuffisants dans certains domaines, de vouloir protéger l’emploi, de chercher à garder le contrôle de la décision économique. Mais ce qui est vrai pour la France doit aussi l’être pour le Niger ou l’Algérie. C’est toute la différence avec le patriotisme économique d’Arnaud Montebourg, qui ne parle que de “produire français”. Je suis d’accord avec ça (et encore : je préfère une production espagnole ou allemande écologiquement et socialement responsable plutôt qu’une production irresponsable en France) mais ce n’est qu’une partie du problème.

Du côté des forces de gauche, nous n’avons toujours pas d’alternative à la mondialisation

Ne risquons-nous pas de vivre en autarcie ou un retour du nationalisme ?

L’autarcie, non, ce n’est tout simplement pas possible. Comment la France pourrait être autosuffisante en énergie ou en métaux ? Comment le Japon pourrait-il s’alimenter ?

Mais oui, nous risquons un retour du nationalisme si nous n’engageons pas très vite un combat de classe pour la démondialisation (la vraie !). Ce retour a déjà commencé dans plusieurs pays (sous des formes différentes aux États-Unis, au Brésil, en Italie, en Europe de l’Est…) et on voit bien où il mène : vers un capitalisme autoritaire, à peine moins mondialisé qu’il ne l’est aujourd’hui, où l’on garde les frontières contre les migrants mais où on laisse le pouvoir aux grandes entreprises privées.

Du côté des forces de gauche, nous n’avons toujours pas d’alternative à la mondialisation. Donc, nous laissons le champ libre à ce nationalisme.

Avec la démondialisation – la vraie – il s’agit tout d’abord de transformer les termes de l’échange commercial. Il faut réduire assez fortement le commerce international, mais l’échange commercial continuera. Reste à savoir pour quels produits et sur quelles bases. Est-ce que nous continuons à piller l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du Sud… ou est-ce que nous payons le juste prix pour nos matières premières ? Est-ce que nous sommes prêts à sortir des marchés mondiaux pour négocier des accords de juste échange avec le Sud ? C’est pour moi une nécessité absolue.

Il s’agit également de sortir du tout marchand. Pour coopérer entre États, nous avons mille autre façons : le transfert gratuit de connaissances, la recherche, la culture, l’éducation, la santé… Nous pourrions progressivement bâtir de nouvelles relations internationales sur ces bases. Et sans attendre le grand soir de la révolution mondiale : un pays comme la France aurait la capacité d’essayer et peut être de réussir, notamment grâce à sa diplomatie, à ses services publics, à ses entreprises… dont nous pourrions réorienter l’activité vers la coopération.

Avec la fermeture des frontières, la démondialisation n’a-t-elle pas déjà commencé ?

Non, encore une fois, la démondialisation n’a rien à voir avec le repli sur ses frontières. Elle n’est pas non plus une mesure temporaire, qui vaut le temps d’une crise puis qu’on lève ensuite.

Dans les années 1960 et 1970, un certain nombre de pays, dont les plus actifs étaient pauvres et dirigés pas des forces progressistes, a revendiqué un nouvel ordre international. Ils ont formé le mouvement dit des “non-alignés” et ont pesé au sein des Nations unies. Il y eut de nombreuses difficultés et divergences, mais ce mouvement a produit certains textes d’une profondeur remarquable. Ils appelaient à rompre avec l’ordre mondial capitaliste, à favoriser l’autonomie des États mais à développer entre eux de nouvelles coopérations.

Ces revendications ont été balayées par le tournant libéral des années 1970-1980. Finalement, la démondialisation reprend et prolonge ce travail.

La question n’est pas de savoir si l’idée de décroissance sortira renforcée ou affaiblie

Vous défendez aussi la décroissance. Cette idée est-elle renforcée ou affaiblie avec cette crise ?

La baisse de la consommation matérielle, donc la décroissance, est une nécessité absolue. Dans la population, la prise de conscience n’est pas aussi nette qu’il le faudrait mais la perception de l’urgence écologique a progressé de façon spectaculaire.

Pourtant, comme à chaque crise, la classe dominante voudra relancer le plus vite possible l’économie productiviste. La question n’est pas de savoir si l’idée de décroissance sortira renforcée ou affaiblie mais de savoir si le mouvement social sera, lui, renforcé ou affaibli, c’est à dire capable d’arracher des changements.

En Chine, la consommation a fortement rebondit. Finalement, les choses vont-elles reprendre comme avant ?

Oui et non. Nous aurons sans doute des relocalisations dans quelques secteurs, notamment les produits de santé, pour calmer la contestation sociale. Mais d’une part les entreprises se feront sans doute grassement payer pour cela et d’autre part ce mouvement sera probablement très limité. Nous pouvons aussi espérer que le service public de la santé soit provisoirement épargné par de nouvelles coupes budgétaires, mais avec l’hystérie libérale de Macron et de l’Union européenne, rien n’est sûr.

La démondialisation est la perspective écologique, sociale et internationaliste que nous devons porter dès maintenant

Globalement, les multinationales et les gouvernements qui les soutiennent feront tout pour revenir au système productiviste, libre-échangiste et austéritaire d’avant la crise. Ils feront tout pour faire payer l’addition de la crise économique aux peuples. L’après Covid se jouera dans les mobilisations sociales, et nous ne pourrons pas nous contenter de résister aux attaques. Pour moi, la démondialisation est la perspective écologique, sociale et internationaliste que nous devons porter dès maintenant.


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