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SOURCE : Réseau salariat
(Article du groupe alimentation de Réseau Salariat pour la revue « les Utopiques » de Solidaires – février 2020)
Réseau Salariat[1] est une association d’éducation populaire radicalement post-capitaliste, c’est-à-dire qui analyse et s’attaque aux racines du système capitaliste en élaborant un projet de société émancipateur à partir du déjà-là des conquêtes sociales, en particulier le régime général de Sécurité Sociale. Nos thèses s’appuient notamment sur les travaux de recherches de Bernard Friot.
Toute valeur économique créée est le résultat du seul travail humain. La société actuelle répartit la valeur créée entre travail (la reconnaissance d’un travail fourni par le versement d’un salaire ou de cotisations sociales par exemple) et profit (l’enrichissement indu des capitalistes à travers la propriété et l’endettement notamment). Le système capitaliste repose ainsi sur l’exploitation d’un grand nombre d’êtres humains au profit de quelques-uns qui s’accaparent la très grande partie de la valeur créée par le travail collectif.
A contrario, le régime général de sécurité sociale repose sur une socialisation de la valeur qui permet de sortir du système capitaliste en proposant une organisation collective qui apporte d’autres réponses aux questions suivantes :qu’est-ce que le travail ? Qui travaille et qui en décide ? Et qui est-ce qui profite de la valeur créée par le travail ?
A Réseau Salariat, nous réfléchissons à un autre fonctionnement de société à partir d’un modèle économique qui socialise la valeur créée par le travail afin que cette création de valeur serve l’intérêt général. Notre volonté est de changer de société en changeant notamment de système économique et, à cet égard, la question du travail est fondamentale !
Nous proposons cinq piliers pour fonder une société débarrassée de l’exploitation à la place de cinq piliers du capitalisme :
I – CINQ PILIERS DU SYSTEME CAPITALISTE A REMPLACER
Ces cinq piliers sont interdépendants les uns des autres et font système : nous allons détailler comment le système de sécurité sociale permet de socialiser la création de valeur ajoutée (1), de reconnaître du travail hors de l’emploi (2) tout en laissant chaque collectif de travail s’autogérer (3), et de décider démocratiquement où mettre nos forces de travail (4) et pour quel modèle de société (5).
1) Face à l’exploitation de la population au profit de quelques-uns, la socialisation de la valeur dans l’intérêt général
Le système capitaliste a pour objectif l’accumulation de capitaux par l’exploitation d’un grand nombre d’humains au profit de quelques-uns, qui dominent grâce au pouvoir que leur donne la propriété des capitaux. Profondément inégalitaire, ce système assure les intérêts de quelques-uns au détriment du plus grand nombre.
A contrario, le régime général de Sécurité Sociale mis en place par le ministre du travail Ambroise Croizat sur la base des ordonnances d’octobre 1945 instaure un taux unique et interprofessionnel de cotisations sociales qui permet de socialiser une partie de la valeur créée par le travail au service de l’intérêt général. Ce régime général remplace la plupart des régimes qui existaient jusque-là et permet de reconnaître le travail fourni par les soignant-es, les parents, les chômeuses et chômeurs, les retraité-es, hors du marché de l’emploi et qui n’enrichit aucun capital. Les prestations sociales que permet ce régime générale (l’accès aux soins, aux prestations familiales, au chômage et à la retraite) ont vocation à être universelles, c’est-à-dire accessibles à toutes et tous.
A Réseau Salariat, nous cherchons à poursuivre et étendre le régime général de Sécurité Sociale pour aboutir à une socialisation totale de la valeur créée par le travail de toutes et tous.
La création de valeur ajoutée se matérialise dans le secteur marchand (par les échanges monétaires), mais elle n’est rendue possible que par le fonctionnement général de la société, c’est-à-dire y compris par tout le travail fourni hors du secteur marchand qui crée de la valeur économique[2]. Et, c’est la socialisation de toute cette valeur ajoutée qui permettra l’organisation d’une société débarrassée de l’exploitation d’êtres humains par d’autres au motif du « travail ».
C’est parce que la valeur ajoutée est socialisée que chacun-e percevra un salaire à vie, que la décision d’où investir, où mettre nos forces de travail, sera prise collectivement, dans un cadre démocratique qui ne dépendra pas de mon capital mais des règles de prises de décision définies collectivement.
2) Face au piège du marché du travail, la perspective du salaire à vie
En système capitaliste, nous vendons notre force de travail sur le marché des biens et services ou sur le marché de l’emploi (improprement appelé « marché du travail ») et ce sont sur ces marchés qu’est décidé ce qui vaut travail ou pas : il s’agit d’une décision politique.
Puisque le système a pour objectif l’accumulation de capitaux entre les mains des capitalistes, ceci explique entre autres pourquoi les métiers pouvant être considérés les plus utiles socialement sont les moins valorisés économiquement… et très majoritairement occupées par des femmes racisées, comme les métiers du CARE (ou service à la personne[3]. A l’inverse, les métiers les plus nocifs sont les mieux rémunérés : traders, banquiers, assureurs[4])…
À Réseau Salariat, nous partons du postulat que tout le monde travaille, c’est anthropologique, seulement, aujourd’hui tout le monde ne voit pas son travail reconnu économiquement. C’est pourquoi nous prônons la reconnaissance du statut de productrice à toute personne humaine, c’est-à-dire la reconnaissance que toute personne humaine travaille et, de ce fait, contribue à la création de valeur économique. Ce statut est un droit politique qui justifie le versement d’un salaire attaché à la personne et non à ce qu’elle fait.
La société actuelle reconnaît déjà des espaces de travail hors de l’emploi avec, par exemple, le statut de fonctionnaire (personne payée toute sa vie, en fonction de son grade attaché à sa personne quel que soit le poste qu’elle occupe). Le régime général de sécurité sociale telle qu’il a été institué en 1946 a permis de reconnaître le travail des soignantes et soignants via l’assurance maladie, le travail des parents (via les prestations familiales) et le travail hors de l’emploi (via les prestations chômage et retraite pensées alors comme une continuité du salaire).
Persistent encore d’importants espaces de « travail gratuit », c’est notamment ainsi que les féministes qualifient le travail invisible des femmes quant aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants par exemple. Reconnaître à toutes et tous un salaire à vie à partir d’un certain âge serait la décision politique permettant de reconnaître le travail à sa juste valeur, peu importe ce qu’on fait de nos journées.
3) Face à la propriété lucrative, la copropriété d’usage des moyens de production (c’est-à-dire, l’autogestion)
Le système capitaliste repose sur le fait que ceux-là même qui détiennent le capital détiennent les outils de production puisqu’il faut du capital pour créer-posséder une entreprise. Ainsi, la valeur créée par la force de travail est captée par ses propriétaires lucratifs au détriment des travailleuses et travailleurs. Et ce sont bien ces agents-là qui posent les règles du jeu sur le marché de l’emploi et le marché des biens et services : ils décident de qui travaille et pour faire quoi.
La nationalisation n’est pas une solution satisfaisante car si la propriété n’est plus directement entre les mains des capitalistes, elle reste entre les mains de l’Etat qui peut ainsi imposer aux collectifs de travailleuses et travailleurs leurs conditions de travail, leur organisation du travail… et le lien de subordination persiste. C’est pourquoi, à Réseau Salariat, nous prônons le développement de la copropriété d’usage des moyens de production (c’est-à-dire l’autogestion).
Pour se débarrasser du lien de subordination, outil de l’exploitation d’êtres humains par d’autres et promouvoir une organisation du travail transversale, collective et décidée par les travailleuses et travailleurs eux-mêmes, le « déjà-là » des sociétés coopératives de production (SCOP)[5] est prometteur, surtout lorsqu’il découle de reprises d’entreprises par les personnes salariées elles-mêmes comme la SCOP-Ti ou la Belle Aude.
Et, entre propriété privée lucrative et nationalisation, la copropriété d’usage est celle qui permet la socialisation de la valeur ajoutée comme le fait déjà le régime général de sécurité sociale via les cotisations sociales.
Ce que nous appelons ici « copropriété d’usage » est à rapprocher de la notion de biens communs, ou communs.
*« La pensée sur l’autogestion entretient de nombreuses parentés avec les recherches menées sur les biens communs en économie. Le travail d’Elinor Ostrom constitue un canevas pour comprendre comment des communautés d’individus parviennent à s’auto-organiser pour gérer des ressources communes, dans certains cas plus efficacement que via le marché ou l’État. Les acteurs intéressés par l’autogestion peuvent y trouver une analyse fine des modes de gouvernance grâce auxquels les communautés réussissent à prendre en charge elles-mêmes l’exploitation de ressources locales. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’autogestion est systématiquement la voie la plus efficace pour gérer les communs mais de pointer sous quelles conditions c’est possible.»[6]*
4) Face à l’endettement par le crédit, l’investissement par la subvention
En système capitaliste, le moyen d’investir, de créer une entreprise ou de la développer, c’est en empruntant de l’argent auprès de capitalistes et en les remboursant avec des intérêts (banques) ou par le versement de dividendes (actionnaires). Autrement dit, la valeur ajoutée créée par le travail va dans les poches des capitalistes.
De plus, cela donne le pouvoir à ces agents de décider dans quel secteur investir ou ne pas investir et les décisions qu’ils prennent en ce domaine ne reposent pas sur des considérations d’intérêt général comme la santé publique ou la préservation de l’environnement, mais plutôt sur comment amasser encore et toujours plus de capitaux ; c’est-à-dire, comment exploiter les humains et les ressources naturelles encore et toujours plus à leur profit.
Face à ce système, le régime général de sécurité sociale permet d’engager de gros investissements par une augmentation de la part de la valeur ajoutée socialisée. C’est ainsi que dans les années 60 les Centres Hospitaliers Universitaires (CHU) ont pu être créés un peu partout sur le territoire français suite à une hausse des cotisations sociales de santé. Cet investissement a, de fait, grandement amélioré l’accès aux soins de la population. A noter d’ailleurs que la dégradation avancée que subit l’hôpital public actuellement vient en grande partie du gel du taux de cotisations sociales et de la gestion étatique de l’hôpital public qui adopte une politique d’entreprise privée plutôt qu’une politique de service public.
Cet investissement sous forme de subvention venant de la socialisation de la valeur ajoutée (et non pas de l’impôt) permet de dominer l’orientation des politiques économiques (décider où investir) et de sortir du crédit lucratif… Et peut s’avérer réellement émancipateur à condition que sa gestion reste aux mains du peuple et ne bascule pas entre les mains de l’Etat.
5) Face à la toute-puissance des capitalistes, la démocratie économique
Sur le plan économique, donc politique, ce sont les capitalistes qui dictent leurs lois et imposent leurs choix en possédant les entreprises et en possédant le pouvoir de décider où investir. Les pouvoirs publics (l’Etat, les institutions supranationales, les collectivités territoriales…) sont ouvertement et de manière « décomplexée » au service de ce système capitaliste[7]. Ainsi l’oligarchie a tous les pouvoirs. Et tout ceci est renforcé par l’impact de la financiarisation et des dynamiques supranationales avec un sentiment d’évanescence sur qui est responsable, qui dirige, qui décide.
Or, l’une des révolutions majeures des ordonnances de mise en place du régime général de Sécurité Sociale repose sur la gestion des caisses de sécurité sociale par les travailleuses et travailleurs eux-mêmes (via leurs représentants syndicaux).
La mise en place des caisses du régime général de sécurité sociale au premier trimestre 1946 est assurée par des administrateurs désignés par la CGT. La loi du 30 octobre 1946 met en place des élections sur listes syndicales. A cette époque les conseils d’administration comptent trois quart de salarié-es et un quart d’employeurs. Les premières élections ont lieu le 24 avril 1947 et la CGT y sera majoritaire jusqu’à 1962.
Mais l’Etat et le patronat n’auront de cesse d’attaquer ce pouvoir des syndicats de salarié-es et, en 1967, De Gaulle finalise la mise en place du paritarisme avec une gestion pour moitié aux syndicats patronaux et pour moitié aux syndicats de salarié-es. Et, parallèlement, l’Etat s’immisce de plus en plus dans les directions des caisses jusqu’à en prendre le contrôle[8].
A Réseau Salariat, nous prônons la mise en place d’une véritable démocratie économique qui donne le pouvoir de décisions au peuple sur l’organisation de notre société en termes de production économique, en termes d’organisation du travail, en termes d’investissement…
Le régime général de Sécurité Sociale nous a ouvert la voie sur la perspective d’une société où :
– Toute la création de valeur ajoutée est socialisée, cette création de valeur étant reconnue comme le résultat du travail de toutes et tous dans la société
– Les décisions, relatives à qui peut produire quoi et comment la valeur ajoutée est distribuée, sont régies collectivement.
Et, pour que ce projet de société advienne, il est intéressant de le réfléchir secteur par secteur en s’attachant ainsi à analyser et déconstruire l’état actuel des choses et en « démontrant » point par point, ou plutôt pilier par pilier, quel pourrait être un autre fonctionnement et comment existent des déjà-là plus ou moins puissants/conséquents dont nous ne mesurons pas toujours le potentiel de subversion. C’est extrêmement stimulant, réjouissant et, si besoin est, nous permet de relever la tête et de fermer le clapet de tous ceux qui nous rabâchent, à commencer par nos dirigeants et nos employeurs – y compris nous-mêmes – que « There Is No Alternative ».
II – INSTAURER UNE SECURITE SOCIALE DE L’ALIMENTATION A LA PLACE DU MODELE CAPITALISTE DE L’INDUSTRIE AGRO-ALIMENTAIRE
L’alimentation est une question vitale et qui concerne absolument tout le monde ! Elle a des enjeux locaux et internationaux, elle pose des questions fondamentales de pouvoirs, d’inégalités sociales, d’organisation du travail, du poids des multinationales et du rôle des pouvoirs publics pour renforcer leur poids ou bien le contrer. C’est également un secteur où la financiarisation joue un rôle majeur, la mécanisation remplace les emplois, l’exploitation des humains, des animaux et des ressources naturelles y est au cœur… Un sujet politique majeur qui touche à la santé publique, à l’environnement, aux inégalités sociales, aux inégalités territoriales… et qui révèle avec acuité les ravages du système capitaliste.
L’alimentation analysée comme système, de la production à la consommation en passant par la transformation et la distribution, apparaît être une grille de lecture assez efficace pour apprécier l’état d’une société.Ainsi, les mots de Via Campesina[9] : « le modèle agro-industriel porte en lui le conflit social, l’exploitation du travail, la destruction de l’environnement, les dégâts sur la santé et la pauvreté rurale. » illustrent parfaitement les maux de la société capitaliste. A contrario, les exemples de la commune du Rojava[10] ou les communautés du mouvement zapatiste au Chiapas sont, sur le plan de l’alimentation, assez éclairants.
– La place des femmes dans l’alimentation
Les femmes font les deux tiers du travail mondial, produisent environ 70 % de sa nourriture et sont responsables pour plus de 80 % du travail domestique. Malgré tout cela, elles ne reçoivent qu’environ 10 % des revenus mondiaux, contrôlent moins de 10 % des terres, possèdent moins de 1 % des moyens de production et représentent près des deux tiers de tous les emplois temporaires et à mi-temps.
Dans le détail, la grande majorité de ces statistiques concernent des femmes de milieu rural, de classe ouvrière ou pauvre, racialisées ou indigènes, non formellement éduquées et vivant dans les « Pays du Sud ».
En France, pendant longtemps les femmes d’agriculteur n’avaient aucun statut professionnel, leur travail était totalement invisibilisé. Depuis 1999 le statut de « conjoint d’agriculteur » leur donne une certaine reconnaissance, mais c’est encore un statut au rabais qui ne donne pas les mêmes droits et qui rend, par exemple, difficile leur accès aux élections à la MSA. Aux élections MSA de janvier 2020, des collaboratrices d’exploitation n’ont pas eu le droit de voter car elles n’étaient pas mariées[11].
Dans les métiers pénibles et dévalorisés de la filière alimentation figurent énormément de femmes, des métiers qu’on emploie d’ailleurs le plus souvent au féminin : caissière, cantinière ou cuisinière (sauf dans la grande restauration où là, les « grands chefs », sont presque exclusivement des hommes).
En France, 69% des personnes relevant de l’aide alimentaire sont des femmes. Il y a donc, en France comme ailleurs, un enjeu fondamental à penser la place des femmes lorsqu’on parle d’alimentation car ce sont elles qui portent la charge de nourrir : faire les courses, faire la cuisine, donner à manger… et qui sont surexploitées dans le monde professionnel, y compris donc dans le secteur de l’alimentation[12].
Au regard de l’importance que revêt le sujet de l’alimentation et compte-tenu des enjeux qui le traversent, notre projet vise à appliquer la philosophie du régime général de sécurité sociale à ce domaine. Voilà un aperçu de l’état des réflexions de Réseau Salariat[[13]](#_ftn13)en ce début d’année 2020 quant à ce que pourra être une sécurité sociale de l’alimentation post-capitaliste.
Nous pourrons construire un système de sécurité sociale de l’alimentation bâti sur cinq piliers où, demain, des professionnel-les de la filière alimentation (production, transformation, distribution) seront conventionné-es par des caisses de sécurité sociale de l’alimentation, selon des critères qui assureront une économie post-capitaliste. Ces professionnel-les seront propriétaires d’usage de leurs outils de travail (3), elles et ils percevront un salaire à vie versé par les caisses de sécurité sociale de l’alimentation (2).
Chaque habitant-e aura une somme d’argent mensuelle à dépenser auprès de ces professionnel-les conventionné-es. Et la valeur ajoutée produite par ces échanges marchands ira directement dans les caisses de sécurité sociale de l’alimentation (1). Le système sera aussi financé grâce à une cotisation sociale assise sur la valeur ajoutée de toutes les entreprises, pas uniquement celles de la filière alimentation (1).
Les caisses de sécurité sociale de l’alimentation auront également une part de leur budget consacré à l’investissement pour permettre l’extension de pratiques professionnelles conventionnables, aujourd’hui réduites à la marge (4). Ces caisses seront gérées directement par la population avec un souci constant d’assurer un maximum de démocratie dans leur fonctionnement et une implication des professionnel-les conventionné-es (5).
1) Financer l’accès de toutes et tous à une alimentation de qualité et mettre un terme au modèle agro-alimentaire qui exploite les humains, les animaux et les ressources naturelles
Le groupe AGRISTA (agriculture et souveraineté alimentaire) de l’association Ingénieurs Sans Frontières, dresse un panorama[14] des enjeux actuels internationaux et nationaux autour de la question de l’alimentation. Leurs constats se focalisent surtout sur le monde agricole et illustrent bien comme le modèle agricole dominant aujourd’hui est « au service du profit plutôt que de l’alimentation ».
Il est particulièrement cynique de relever que la filière agro-alimentaire produit de quoi nourrir 12 milliards d’êtres humains et pourtant plus de huit cent millions de personnes à travers le monde souffrent de famine et de malnutrition et cela augmente[15].
En France, l’alimentation est la variable d’ajustement dans nos budgets face à des postes de dépenses contraintes qui augmentent bien plus vite que nos salaires (loyers, factures énergétiques, frais de transports…). Et, de plus en plus de personnes dépendent de l’aide alimentaire. Plus de 5,5 millions de personnes se nourrissent régulièrement à l’aide alimentaire, c’est-à-dire de la distribution gratuite ou à bas prix des surplus de la grande distribution, constitués d’aliments pollués et polluants.
*« La mise en œuvre récente de la loi de lutte contre le gaspillage alimentaire, concernant directement le don de nourriture aux associations en charge de l’aide alimentaire […] concilie, à la fois, dans une perspective d’optimisation, la question de la gestion des déchets alimentaires et celle de l’assistance aux populations vulnérables. Ainsi, les considérations d’ordre éthique, liées à la dignité des personnes, à la qualité des produits, aux choix […] disparaissent dans le pragmatisme que conférerait l’urgence alimentaire. La loi revient à autoriser à nourrir les pauvres avec ce qui était destiné à être jeté. Donner une valeur fiscale à des produits qui ont perdu leur valeur marchande (car moins frais, moins beaux, moins bons) parce qu’ils sont donnés aux structures d’aide alimentaire fait, par ailleurs, courir le risque de considérer les pauvres comme une variable d’ajustement. En effet, ne pas jeter, quand trop d’aliments ont été commandés pour permettre aux consommateurs de choisir, avoir la possibilité de donner ces produits et pouvoir être défiscalisé, neutralise le coût de la destruction alimentaire qu’il fallait auparavant payer, tout en évitant d’enregistrer des pertes. Ainsi, le système de surproduction global n’est pas remis en cause. »[16]*
Ainsi, pendant qu’une petite part de la population a accès à de l’alimentation de qualité nutritive et gustative, produite dans des conditions respectueuses des humains, des animaux et des ressources naturelles, la grande majorité d’entre nous avons accès aux aliments de l’agro-industrie qui sont le résultat de l’exploitation des humains, des animaux et des ressources naturelles, nuisibles pour l’environnement et la santé.
· La souveraineté alimentaire et l’auto-suffisance alimentaire
La souveraineté alimentaire est communément entendue comme la capacité d’un pays pauvre à produire l’alimentation nécessaire pour nourrir sa population… or, dans notre système mondialisé, nombreux sont les Etats qui ne sont plus en capacité d’assurer cela, y compris les Etats les plus riches du monde comme la France.
Au-delà de l’approche étatique, la question de l’autosuffisance alimentaire est un enjeu crucial dans les luttes sociales, que cela concerne des territoires en lutte, des minorités en résistance face à un Etat qui les malmène… ou des grévistes ![17]
Mais, la tendance à la désertification du monde rural (aujourd’hui plus de ¾ de la population en France vit en ville selon l’INSEE) participe de notre affaiblissement. Il y a donc de multiples enjeux à réinvestir ce terrain-là, dans tous les sens du terme !
Le système capitaliste a au contraire tout intérêt à rendre les populations dépendantes de l’industrie agro-alimentaire et à briser l’autonomie des peuples.
« […] Le concept de souveraineté alimentaire est intensément débattu. Il peut se définir par les moyens avec lesquels les peuples sont capables d’exercer l’autonomie de leur système de production alimentaire. Ce système de production doit être socialement juste, culturellement sûr et écologiquement soutenable. Pour les Zapatistes, la souveraineté alimentaire implique une culture agro-écologique, un enseignement et un apprentissage écosystémique, développant les coopératives locales et le travail collectif.
*S’inspirant à la fois de leurs coutumes indigènes, de leurs luttes pour l’égalité des genres et de systèmes de gouvernance et d’éducation non hiérarchisés, ces pratiques ont radicalement transformés les relations sociales au sein des communautés. Ce sont précisément ces aspects de l’insurrection zapatiste qui illustrent comment une résistance anticapitaliste collective permet de nouvelles alternatives au système de production alimentaire mondial et industriel. »[18]*
– Le financement est un enjeu majeur
Pour pouvoir permettre à l’ensemble de la population d’avoir accès à une alimentation de qualité, il s’agit donc de financer l’accès à cette alimentation.
Proposition d’une cotisation assise sur la valeur ajoutée de toutes les entreprises :
Pour faire tourner le régime général des retraites, du chômage, de la santé… les cotisations sociales sont calculées sur la masse salariale d’une entreprise, mais en réalité elles sont bien de l’argent qui ne va pas au profit pour aller au travail.
Il sera plus efficace que la cotisation sociale qui servira à financer la branche « alimentation » de la sécurité sociale soit assise directement sur la valeur ajoutée. Cela permettra de sortir de la fiction du « j’ai cotisé, j’ai droit » qui nous fait croire que les cotisations sociales sont individuelles et contributives (c’est-à-dire que c’est parce qu’on cotise que ça donne « droit à… », logique de méritocratie individualiste et mensongère). Alors que ces cotisations sociales sont une convention politique pour l’existence de salaires socialisés permettant de reconnaître du travail hors de l’emploi.
Le versement de cotisations sociales n’est pas un acte individualisable (contrairement à ce que peut nous faire croire la fiche de paye). Ce n’est pas mon salaire que je socialise, mais c’est sur la base de la masse salariale de la structure qui m’emploie qu’est calculée une partie des salaires versés aux soignant-es, parents, chômeuses, chômeurs et retraité-es. Les cotisations sociales sont bien du salaire, mais pas « le mien », plutôt « le nôtre ».
Le budget qui découlera de cette cotisation sociale permettra d’allouer une somme mensuelle à toute personne résidant en France que nous pourrons dépenser auprès de professionnel-les conventionné-es. Dans un premier temps, cette somme pourrait être de 100 euros/ mois / personne. Il est fondamental que cette allocation soit universelle et non pas réservée aux plus pauvres d’entre nous. Car quand il y a une politique pour les pauvres, c’est donc que nous trouvons légitimes d’avoir une politique en faveur des riches.
Ce système nous permet de rester dans la sphère marchande, qui permet une certaine forme de choix. Mais ici, il s’agira d’une sphère marchande non capitaliste au regard des critères du conventionnement, comme cela est développé ci-dessous.
Parce que l’alimentation n’est pas une marchandise comme une autre, certains, à l’instar de Paul Ariès, revendiquent la gratuité de l’alimentation. A côté de cette allocation mensuelle, il y aura des espaces de restauration collective gratuits : cantines scolaires, cantines d’entreprise, cantines d’hôpitaux, maisons de retraite, cantines de quartier, cantines paysannes… Tout ceci sera à déterminer collectivement dans des espaces assurant une prise de décision collective et éclairée (cf : point 5).
2) Verser un salaire à vie dans la filière alimentation pour contrer les ravages du monde de l’emploi agro-alimentaire
Que ce soit le sort des paysannes et paysans du monde entier (à ne pas confondre avec les grands propriétaires terriens dont sont membres une petite part des agriculteurs), ou celui des ouvrières et ouvriers de la filière en agriculture, transformation, distribution, restauration… la filière alimentation dans son immense majorité propose un cadre de travail qui exploite voire esclavagise celles et ceux qui y travaillent. Et les suicides au travail nous montrent la réalité : que ce soit chez les agriculteurs ou dans la grande distribution, le capitalisme tue ![19]
Ainsi, les politiques publiques maintiennent des prix artificiellement bas qui ne permettent pas aux exploitant-es agricoles de dégager des revenus suffisants (30% gagnent moins de 350 euros/mois). Cela les incite à augmenter leurs volumes de production et les rend dépendant-es des aides financières européennes de la Politique Agricole Commune (PAC).
Depuis janvier 2016 les contrats d’assurance-revenu sont expérimentés. Quand l’agriculteur européen met un euro dans un contrat d’assurance, la PAC engage l’équivalent. « Pensée par et pour les banques, la politique agricole ne s’encombre plus de fausse pudeur pour les financer directement sous couvert d’aide directe aux producteurs. »[20]
Dans les exploitations fruitières et légumières intensives, les exploitants agricoles font de l’emploi de travailleurs saisonniers migrants une variable d’ajustement pour la compétitivité de leurs entreprises, une main d’œuvre rentable. Les saisonniers étrangers venus vendre leur force de travail en France acceptent les conditions qui leur sont offertes[21].
Egalement, dans les abattoirs les conditions de travail sont particulièrement dégradées. Les cadences y sont élevées, 40% des salarié-es sont des intérimaires. Les ¾ des nouvelles personnes embauchées partent avant la fin de leur période d’essai et les abattoirs manquent tout le temps de main d’œuvre.
Au début des années 2000, la Mutualité sociale agricole (MSA) a enquêté sur les conditions de travail en abattoir et établi un lien entre la cadence effrénée et les problèmes de santé au travail. Les ouvrières et ouvriers des abattoirs souffrent près de 12 fois plus de troubles musculo-squelettiques que la moyenne des salarié-es. C’est la profession la plus touchée. La souffrance est permanente sur la chaîne à cause de la répétitivité des gestes, combinée au respect des cadences et à la confrontation à la souffrance animale[22].
Au niveau de la grande distribution[23], les exemples de maltraitance au travail ne manquent pas non plus. La pression est forte et, pour une erreur de caisse, vous pouvez vous faire licencier. La dégradation des conditions de travail s’accentue avec des horaires d’ouverture de plus en plus amples. Du travail le dimanche à la volonté du gouvernement que les supermarchés ouvrent en soirée, entre 21h et minuit. Les horaires et jours de repos sont totalement aléatoires, et cela altère considérablement la vie privée. Les contrats sont de plus en plus précaires, la pression est mise pour faire partir les ouvrier-es qui ont une certaine ancienneté et pour les remplacer par des contrats étudiants, contrats à durée déterminée ou intérimaires.
Pour développer ses enseignes de proximité, la grande distribution recourt au système des franchises. Un petit propriétaire, le « franchisé », achète un fonds de commerce et une enseigne, il se fournit en produits chez un géant de la grande distribution, le « franchiseur » avec des objectifs de rentabilité très élevés.L’investissement pèse sur le franchisé-e seul-e, qui travaille 15 heures par jour, 6 jours sur 7 tandis que la marge, elle, va au groupe franchiseur. Les franchises constituent des rentes importantes pour les grands groupes. Le système de franchises est une véritable arnaque !
Les services de restauration à domicile (type Deliveroo ou Uber Eat) ont recours à l’auto-entreprenariat, c’est à dire au retour du travail à la tâche, ils exploitent ainsi les jeunes, en majorité des hommes racisés. Et avec le statut d’autoentrepreneur, l’organisation collective pour améliorer ces conditions de travail est devenue encore plus difficile.
Face à ça, les caisses de sécurité sociale de l’alimentation verseront un salaire à vie à toute personne qui travaille dans la filière alimentation et qui fait partie d’un collectif de travail conventionné auprès de la caisse. C’est-à-dire que ce salaire sera attaché à la personne et non pas à son poste de travail, il pourra varier en fonction de la qualification de l’intéressé-e (sauf si nous choisissons démocratiquement de privilégier un salaire unique). Et, cette personne aura son salaire assuré même si elle change de collectif de travail ou si, dans certaines conditions, elle arrête son activité professionnelle (comme dans la fonction publique).
Peu importe le succès de la récolte, le chiffre d’affaire du magasin… l’approche est toute autre puisque la production de valeur est collective, socialisée (a contrario du contrat d’assurance-revenu). La valeur ajoutée générée par les collectifs de travail conventionnés sera versée aux caisses de sécurité sociale de l’alimentation. Et, ces sommes, plus celles venant de la cotisation sociale sur la valeur ajoutée de toutes les entreprises (mentionnée ci-dessus) permettront de salarier les professionnel-les conventionné-es et d’investir (cf ci-dessous).
Si cette idée d’un travail déconnecté du monde de l’emploi ou du marché des biens et services peut sembler une utopie lointaine, il est d’autant plus important de regarder les amorces de déjà-là que nous connaissons. Outre, le statut de fonctionnaire dans la fonction publique et les reprises d’entreprise par les salarié-es comme les SCOP Ti (thés et tisanes) et La Belle Aude (glaces) il y a aussi le système des paniers AMAP dans leur philosophie d’origine : des habitant-es qui se cotisent pour assurer un salaire à un-e paysan-ne quel que soit le succès de ses récoltes[24]. Et les initiatives comme coopcycle permettent aux travailleuses et travailleurs de la restauration à domicile de se constituer en coopératives.
3) Imposer la copropriété d’usage dans le secteur de l’alimentation et en finir avec la dépendance économique de la propriété lucrative
L’accès au foncier est un enjeu crucial en matière d’agriculture. En Europe, 2% des fermes contrôlent plus de 50% des terres agricoles selon la Via Campesina[25]. Les entreprises parlent « d’investissement » quand nous préférons employer le terme « accaparement » : chaque année, des millions d’hectares de surfaces agricoles sont achetés par des multinationales ou des hommes d’affaires. Leur terrain de prédilection sont les pays du Sud, où ce phénomène contribue à déstabiliser les sociétés rurales et participe du problème de la malnutrition[26].
Le brevetage et l’appropriation des semences (végétales et animales) notamment via les Organismes Génétiquement Modifiés (OGM), participent à la dépossession des droits des paysan-nes. La résistance pour garder les semences paysannes entre les mains de celles et ceux qui nourrissent les peuples d’une manière saine et juste est au cœur de la lutte pour la souveraineté alimentaire.
Les coopératives agricoles sont devenues, pour beaucoup d’entre elles, des groupes agroalimentaires. Au départ, construites pour servir les intérêts de ses adhérents agriculteurs, la coopérative agricole sert aujourd’hui les intérêts de ses actionnaires financiers tout en communiquant sur la coopération entre agriculteurs et consommateurs.
Les coopératives agricoles sont organisées via un institut qui développe une stratégie d’influence auprès des élus (parlementaires, collectivités…) pour défendre ses intérêts d’agro-industrie, comme des entreprises multinationales. De coopérative, il n’y a plus que le nom ![27]
Au niveau de la distribution alimentaire, nous avons déjà évoqué l’arnaque du système de franchise. Or, L’alimentation représente l’un des secteurs les plus lourds en franchise avec 19 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2016. Derrière les petites supérettes et les franchises, c’est le même gros ![28]
Or en France, pendant que la grande majorité d’entre nous se nourrissent des aliments nocifs de la grande distribution, quelques familles très fortunées s’enrichissent grassement du travail d’autrui. En une seule génération, les entrepreneurs du secteur sont devenus multimillionnaires voire milliardaires en euros.[29]
Parmi les critères imposés aux professionnel-les de la filière alimentation qui souhaiteraient être conventionné-es figurera l’obligation d’être propriétaires d’usage de son outil de travail. Ce n’est plus un contrat de travail avec lien de subordination qui liera les personnes à leur emploi, mais c’est leur envie de travailler ensemble et d’être responsables ensemble qui forgera le collectif de travail, ces personnes ayant un salaire à vie assuré par les caisses de sécurité sociale de l’alimentation.
Si l’expérience des coopératives dans le monde agricole a malheureusement été déviée de sa philosophie d’origine, il reste toutefois la CUMA (coopérative d’utilisation de matériel agricole) qui permet de socialiser la propriété d’outils onéreux. Cette mise en commun de matériel suppose donc également une organisation collective pour son utilisation : 1 personne = 1 voix. A noter que même avec cette règle, l’organisation d’une CUMA n’est pas toujours égalitaire et va dépendre de la capacité des paysan-nes à s’organiser et décider ensemble dans l’intérêt du groupe.
L’association Terre de Liens a l’avantage d’acheter des terres agricoles pour les sortir du marché car elles ne seront jamais revendues mais louées à des paysannes et paysans. Cependant, le financement pour acheter les terres repose sur de l’épargne et non une cotisation sociale et la gouvernance reste assez traditionnelle avec une relation de dépendance entre le propriétaire et son locataire.
4) Maîtriser l’investissement pour étendre les pratiques professionnelles respectueuse du vivant et sortir de l’endettement
Comme pour tout secteur d’activité, celles et ceux qui souhaitent démarrer ou développer une activité professionnelle dans la filière alimentation ont besoin de capital. Alors, pour la plupart, elles et ils s’endettent auprès des banques pour acheter des terres, un fonds de commerce… et cela les rend économiquement dépendant puisqu’il faut rembourser le prêt, avec les intérêts.
Depuis les années 50, l’agriculture s’est mécanisée, imposant aux agriculteurs et agricultrices d’investir encore et toujours plus pour l’achat de nouveau matériel, l’agrandissement de leur ferme, diversification de la production avec des bâtiments hors-sol…[30]. L’industrialisation de l’agriculture s’est accompagnée de l’usage massif de produits toxiques. Les normes mises en place par les pouvoirs publics mettent directement en difficulté les petites fermes, obligées de s’endetter pour s’aligner sur les nouvelles normes. Elles permettent surtout aux produits agricoles de traverser la planète sans mettre en péril les intérêts industriels et en rassurant faussement les consommateurs. (La mise en place de normes n’a pas empêché la crise de la vache folle, les algues vertes ou les lasagnes de cheval).[31]
L’industrie agro-alimentaire favorise les entreprises capitalistes, la domination des distributeurs sur les productrices et producteurs, les aliments ultra-transformés, mal produits, mauvais pour la santé.
A côté de cette industrie, des professionnel-les fonctionnent autrement, de manière bien plus respectueuse des humains et des ressources naturelles. Mais ces professionnel-les ne sont pas du tout soutenus par les pouvoirs publics, bien au contraire. Les pouvoirs publics via les politiques de normes, le fléchage des subventions (la PAC), les politiques de défiscalisation (l’aide alimentaire) favorisent le modèle agro-industriel au détriment des autres modèles de production alimentaire.
Or, aujourd’hui, la très grande majorité de la population se nourrit via les circuits de grande distribution, soit parce qu’elle va faire ses courses au supermarché, soit parce que la restauration collective se fournit auprès de ces mêmes multinationales de la grande distribution.
La production de nourriture, respectueuse des travailleuses et travailleurs qui la produisent et la distribuent, respectueuse de notre santé et respectueuse du vivant est disponible en trop faible quantité pour nourrir l’ensemble de la population. Donc, même si demain chaque habitant-e dispose d’une allocation mensuelle pour acheter des produits alimentaires auprès de professionnel-les conventionné-es, ces professionnel-les n’auront pas de quoi répondre à la demande.
Pour permettre à un maximum de personnes d’accéder à de l’alimentation de qualité et pour permettre à un maximum de professionnel-les de faire évoluer leurs pratiques ou bien de s’installer, les caisses de sécurité sociale de l’alimentation gèreront un fonds d’investissement qui permettra de verser des subventions aux professionnel-les en cours d’installation ou en cours de développement.
Ce fonds d’investissement nous permettra de lutter contre l’endettement qui est aujourd’hui un problème majeur pour la plupart des professionnel-les, en particulier le monde agricole (cf : partie I, pilier 4).
Ce fonds d’investissement, dédié et géré par les caisses de sécurité sociale de l’alimentation, permettra que ce soit bien un processus démocratique qui décide dans quel sens nous souhaitons investir, par exemple pour une agriculture plus respectueuse du vivant ; par exemple pour favoriser la production, la transformation et la distribution locale ; par exemple pour lutter contre les inégalités territoriales…
5) Mettre en place une véritable démocratie alimentaire plutôt que cautionner des politiques publiques au service des lobbies de l’agro-industrie
En finançant les agricultrices et agriculteurs à la surface plutôt qu’à l’actif, la Politique agricole commune (PAC) soutient une agriculture productiviste. Les grosses exploitations reçoivent davantage de subventions que les plus petites, or ce sont elles qui produisent le plus pour l’industrie agro-alimentaire. Selon un nouveau rapport de la Cour des comptes[32], la répartition des aides agricoles est “facteur de fortes inégalités”.
Et, côté mangeuses et mangeurs, nous sommes actuellement dans une société à deux vitesses avec d’un côté les privilégié-es qui pour des raisons de capital social et/ou culturel ont accès à de la nourriture de qualité ; de l’autre des millions de personnes obligées d’acheter de la merde parce que c’est ce qui coûte le moins cher. En plus, elles et ils subissent la condescendance de classe de « l’éducation au bien manger »
A une échelle nationale, actuellement 5,5 millions de personnes dépendent de l’aide alimentaire pour se nourrir, c’est-à-dire des surplus de l’industrie agro-alimentaire qui défiscalise ce qu’elle « donne » aux associations caritatives.[33]
Ne jamais oublier que quand on fait une politique pour les pauvres, c’est donc qu’il y a toujours en amont une politique en faveur des riches.
Le réseau Civam (centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) mène un projet de recherche-action intitulé ACCESSIBLE :
« Nous considérons que chacun en France doit pouvoir accéder durablement à une alimentation choisie et digne et que l’aide alimentaire doit être réservée aux situations d’urgence. Pour cela nous nous sommes attachés à définir et caractériser les conditions d’une alimentation durable, accessible à toutes et tous. Les systèmes de production et les politiques publiques agricoles et alimentaires doivent selon nous être discutés sous cet angle ».
En s’appuyant sur la conquête sociale de 1946 qui a permis à la CGT de diriger le régime général de Sécurité sociale, la gestion des caisses de sécurité sociale de l’alimentation doit faire l’objet d’une attention accrue afin de garantir un espace réellement démocratique qui, notamment, tienne compte des rapports de domination à l’œuvre dans notre société pour en réduire au maximum les effets.
Ainsi, ces caisses de sécurité sociale de l’alimentation seront gérées à une échelle locale appropriée (bassin de vie ou bassin de production). Elles réuniront habitant-es et professionnel-les conventionné-es. La prise de décisions sera, si possible, par participation directe. Et, pour la gestion, le tirage au sort de personnes désignées pour un mandat d’une certaine durée avec une rémunération en reconnaissance du travail fourni.
Les caisses définiront quels seront les critères au conventionnement des professionnel-les. Il y aura des critères nationaux (ou supra-locaux) pour garantir une égalité sur le territoire ; et des critères locaux pour assurer une adaptation aux spécificités locales.
A une échelle municipale, des initiatives ont émergé et sont à saluer, notamment la ville de Mont Sartoux qui a mis en place une régie agricole lui permettant de salarier trois fonctionnaires-paysans qui produisent 85% des légumes servis par la ville dans le cadre de sa restauration collective (cantines scolaires, crèches, fonctionnaires).[34]
On notera toutefois avec une ironie amère que ce projet est financé pour partie par la fondation Carasso (famille ayant fondé la multinationale Danone).
Et, le mouvement zapatiste au Chiapas nous semble être une source d’inspiration à retenir :« […] Récupérer les terres volées et s’émanciper de la dépendance à l’agrobusiness industriel multinational, afin de vivre pacifiquement en défiant ouvertement le capitalisme global. Cette « solution » leur a permis de construire un système de production alimentaire autonome et local, produit direct de leurs efforts pour plus de démocratie participative, pour l’égalité entre les genres et pour la souveraineté alimentaire. »
Notre projet est en construction et plein de questions restent en suspens, mais l’idée générale est bien là. D’autres réfléchissent aussi à une proposition de sécurité sociale de l’alimentation, à l’idée de « démocratie alimentaire », à rendre effectif le droit à l’alimentation… Or, le droit à l’alimentation ne devrait pas s’entendre comme le droit à être alimenté mais bien comme le droit à décider collectivement comment nous alimenter et dans quelles conditions produire, transformer et distribuer cette alimentation.
Quand on parle d’alimentation, les risques sont grands de cantonner le sujet à la lutte contre les OGM, pour l’écologie, contre la « mal bouffe » … à la défense de la paysannerie, ou de la cause animale. En ce domaine comme en tant d’autres il est essentiel d’avoir une approche systémique, de ne pas se tromper d’analyse si on ne veut pas se tromper de combat parce que le système capitaliste est très fort pour récupérer toutes les initiatives un tant soit peu subversives qui voient le jour (ex du bio, du local et des circuits-courts). Attachons-nous à ne pas seulement lutter contre les conséquences mais bien lutter contre les causes.
Ce qu’il y a eu de révolutionnaire en 1946 a été d’instaurer une généralisation de déjà-là existants mais réservés à certaines parties de la population. Dans le domaine de l’alimentation, ces déjà-là émergent en attaquant le système capitaliste sur l’un ou l’autre de ces piliers. Nous proposons ici un projet qui vise à s’attaquer aux cinq piliers à la fois, au bénéfice de l’ensemble de la population.Attachons-nous également à ne pas oublier la vision globale quand on célèbre des initiatives locales.
Notre stratégie est d’étendre la philosophie du régime général de Sécurité Sociale à l’alimentation et de poursuivre dans d’autres secteurs[35] avec l’ambition d’une transformation sociale générale.
Le groupe alimentation de Réseau Salariat
[1] Pour en savoir plus : www.reseau-salariat.info
[2] Article Bertrand Bony, « Quelques considérations sur les thèmes du marchand, du non marchand, de la valeur et de la monnaie », juin 2016 :https://drive.google.com/file/d/0B2Wlg9e3xuJ6LTM0cUNwSU1PZzA/view
[3] Pour une définition de ce qu’est « le CARE » :https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-1-2010-1-page-39.htm
[4] Livre de David Graeber, « bullshit jobs », édition française Les liens qui libèrent, sept 2019
[5] On notera que le sigle SCOP a changé, passant de société coopérative ouvrière de production à société coopérative de production
[6] Cf « l’auto-gouvernance des biens communs », Elinor Ostrom :https://autogestion.asso.fr/lautogouvernance-des-biens-communs%C2%A0-lapproche-delinor-ostrom-2/
[7] cf : propos de Frédéric Lordon dans l’émission Hors Serie de novembre 2019
[8] Cf : « défense de la sécurité sociale », rapport de la CGT présenté au comité confédéral national des 14 et 15 janvier 1947 par Henri Raynaud, préfacé par Bernard Friot – éditions syndicalistes
[9] Via Campesina est un mouvement international qui coordonne des organisations qui militent pour le droit à la souveraineté alimentaire : https://viacampesina.org
[10] «Il est certain que, sans l’autosuffisance alimentaire et énergétique, l’expérience démocratique que représente le Rojava n’aurait jamais pu tenir aussi longtemps »– La commune du Rojava, l’alternative kurde à l’Etat-nation, éditions Syllepse, 2017
[11] https://www.confederationpaysanne.fr/actu.php?id=9276
[12] ex : article de Reporterre sur les travailleuses détachées dans l’agriculture –https://reporterre.net/Travailleuses-detachees-dans-l-agriculture-elles-racontent-leur-calvaire-en-France)
[13] Ce projet a été nourri par les échanges et réflexions avec d’autres organisations, en particulier les membres d’ISF-Agrista et Jean-Claude Balbot, paysan administrateur au réseau Civam
[14] https://www.isf-france.org/articles/pour-une-securite-sociale-alimentaire, pages 2 à 7, version 24 juin 2019
[15] rapport ONU sur l’Etat de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2018
[16] Benedicte Bonzi, « dilemme de l’aide alimentaire et conflit de normes »
https://journals.openedition.org/socio-anthropologie/5248
[17] article de Reporterre, 21 janvier 2020 « faire durer les grèves : les leçons de l’Histoire » :https://reporterre.net/Faire-durer-les-greves-les-lecons-de-l-histoire
[18] https://blogs.mediapart.fr/raoul-rivages/blog/280916/souverainete-alimentaire-et-rebellion-zapatiste
[19] Carrefour, un des géants mondiaux de la grande distribution, est connu pour son management mortifère :
-Suicide d’une caissière chez Carrefour : https://www.europe1.fr/societe/suicide-dune-employee-de-carrefour-la-famille-porte-plainte-3375659
-Suicide d’un cadre chez Carrefour : https://revolutionpermanente.fr/Un-cadre-se-suicide-chez-Carrefour
[20] Livre de Yannick Ogor « le paysan impossible : récit de luttes », éditions du bout de la ville, 2017
[22] Livre « Steack Machine » Geoffrey Le Guilcher
[23] En France, la grande distribution emploie 750 000 salarié-es et un chiffre d’affaire annuel de près de 200 milliards d’euros.Six groupes se partagent 80% du marché de la grande distribution : Carrefour, Auchan, Leclerc, Casino, les Mousquetaires et Système U.La France compte trois des vingt premiers groupes mondiaux.
[24] AMAP : association pour le maintien d’une agriculture paysanne. A noter qu’aujourd’hui la plupart des réseaux d’AMAP sont uniquement un lieu de distribution en circuit court : mise en relation directe entre producteurs et consommateurs. L’ambition de départ semble avoir été oubliée.
[26] https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/accaparementdesterres
[27] Exemple de Lactalis :http://www.reputatiolab.com/2018/01/crise-lactalis-lexemple-type-de-crise-systemique/
[28] Par exemple, Le Petite Casino, SPAR, SPAR Supermarché, VIVAL, Casino supermarché sont des franchises de Casino ou Carrefour avec ses références de proximité : City, Contact, Express, Montagne, Bio, 8 àHuit, Proxi…
[30] Livre de Bernard Lambert « les paysans dans la lutte des classes » éditions du Seuil, 1970
[31] Livre de Yannick Ogor « le paysan impossible : récit de luttes », éditions du bout de la ville, 2017
[32] https://www.ccomptes.fr/system/files/2019-01/20190110-refere-S2018-2553-aides-directes-FEAGA.pdf
[33] sur le sujet de l’aide alimentaire, voir les travaux de Louis Malassi :https://www.cairn.info/le-systeme-alimentaire-mondial–9782759206100-page-3.htm#
[35] Article de Pierre Rimbert « projet pour une presse libre », Le Monde Diplomatique, décembre 2014