Lénine à l’époque postmoderne. Plaidoyer pour l’avant-garde

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SOURCE : Contretemps

Ce n’est pas le léninisme qu’admire l’époque postmoderne. Ce qu’elle tient en estime, c’est une vérité qui est corrigible, provisoire, instable, plutôt que d’être la possession inaliénable d’une avant-garde surplombant le peuple de son autorité. Elle n’est pas enthousiasmée par l’idée que les intellectuels de la classe moyenne sont là pour dire aux masses laborieuses quoi faire, ou par l’idée selon laquelle la connaissance est une question de vérités scientifiques éternelles plutôt que le fruit d’une pratique historique. Elle est inquiète à l’idée que la culture soit docilement arrimée aux desseins du parti. Elle est suspicieuse des téléologies, des époques historiques disposées bout à bout comme autant de dominos, et elle se tourne plutôt vers le temps, bouclé et décalé, fragmenté et multidimensionnel. Elle est allergique à la pureté politique et aux fractures métaphysiques, préférant l’hybride et l’ambiguë aux certitudes absolues. Elle résiste au réductionnisme cru de l’économisme. Son modèle de pouvoir favori n’est pas centralisé, mais multiple, diffus et tentaculaire. Elle est sceptique vis-à-vis d’une politique étroite de classe, penchant plutôt pour une politique sensible à la différence ethnique et aux damnés de la terre.

En bref, ce qu’admire l’époque postmoderne c’est… le léninisme. Car tout ceci est également vrai du léninisme.

Pour nombre de ses critiques, le léninisme apparaît comme une attaque à l’encontre de la démocratie. N’est-ce pas odieusement condescendant de la part d’un petit groupe d’individus politisés de se réclamer d’une vérité certaine qui serait cachée aux yeux du reste d’entre nous, par laquelle notre conduite se doit d’être rigoureusement guidée ? Des personnes raisonnables et ordinaires vont-elles vraiment modifier leur comportement parce que quelques excentriques dogmatiques – féministes, par exemple, ou militants antiracistes – se revendiquent bruyamment de quelque chose nommé « la vérité » ? En effet, certains de ses absolutistes moraux et épistémologiques ne font pas que se revendiquer de « la vérité », mais ont aussi l’impudence d’insister sur le fait qu’ils sont certainsque leurs dogmes excentriques sont exacts – que le suprématisme blanc ou l’homophobie, le génocide ou l’oppression sexuelle sont « mauvais ». Ils ne semblent pas voir ces opinions comme polyvalentes, incertaines, éminemment déconstructibles, comme ils le font avec toutes les autres. De plus, loin de se contenter de garder leurs certitudes pour eux, de les cultiver comme un loisir personnel ou un passe-temps inoffensif, ils tentent constamment de les imposer par la loi, la politique, la propagande, etc., aux sexistes et suprématistes ordinaires non doctrinaires, qui ne demandent qu’à ce qu’on les laisse tranquilles en privé pour pouvoir poursuivre leurs pratiques sexistes ou racistes.

On ne parle plus aujourd’hui, comme le faisait Lénine dans Que faire ?, d’élever les masses au niveau de l’intelligentsia, même si ce ne serait pas forcément une mauvaise chose que de persuader le plouc (redneck) texan moyen de penser comme Angela Davis ou Noam Chomsky. Les anti-léninistes sont-ils vraiment opposés à cela ? Le jeune Lénine a notoirement écrit que la classe ouvrière n’était capable, par elle-même, que d’atteindre une conscience « trade-unioniste », un jugement qu’il allait par la suite réviser à la lumière d’événements historiques ; mais il n’est pas absurde de dire que sans un nouveau type d’apport politico-intellectuel, le mouvement qui a fait ses armes à Seattle ne pourra sans doute pas dépasser la conscience anticapitaliste. Et aussi important soit-il, cela n’est pas suffisant. Nous ne sommes pas, à notre époque, passés du socialisme à l’apathie ou à la réaction, quoi qu’en pensent les pessimistes. Nous sommes plutôt passés du socialisme à l’anticapitalisme. C’est à peine si c’est un revirement, qui est, en tous les cas, entièrement compréhensible à la lumière de ce qu’a été le socialisme réellement existant ; mais même ainsi, il s’agit d’un recul.

On peut atteindre la conscience anticapitaliste simplement en regardant le monde avec un minimum d’intelligence et de décence morale, mais on ne peut arriver à connaître les mécanismes du commerce international ou les institutions du pouvoir ouvrier de cette façon. La distinction entre conscience spontanée et conscience acquise politiquement, quels que soient les désastres historiques auxquels elle a pu contribuer, est elle-même valide et nécessaire. Ce n’est pas une question d’opposition entre une avant-garde éclairée d’un côté et des masses ineptes (dim-witted) de l’autre, mais de distinction épistémologique entre des types de connaissances qui sont les mêmes pour tous. Toutefois, ceci ne constitue aucunement une différence appréciée par une culture pseudo-populiste qui suspecte de plus en plus le savoir spécialisé d’élitisme et vous, qui savez quelque chose que j’ignore, d’être des privilégiés. Cette réaction n’est guère surprenante pour une société dans laquelle la connaissance est devenue elle-même l’une des marchandises les plus prisées, une source de classification stricte et d’intense concurrence ; mais on ne contrebalance pas cela par une démocratie de l’ignorance. L’avant-gardiste anglais en acier trempé des années 1970, qui m’a pieusement informé qu’il tirait sa théorie de sa pratique, était sans aucun doute convaincu qu’il était arrivé à préférer la théorie de l’impérialisme de Luxemburg à celle de Hilferding en vendant des journaux socialistes devant Marks and Spencer tous les samedis matin. Un historicisme naïf de la connaissance ne constitue pas une réponse à un théoricisme suave de celle-ci.

Il y a un paradoxe dans l’idée même de révolution qui rend la notion d’avant-garde si déplaisante. Les révolutions sont des événements passionnés, turbulents, qui font trembler la terre, pleins de fureur et d’exubérance, et imaginer qu’elles aient besoin d’experts ou de professionnels sonne à certaines oreilles comme le fait d’avoir besoin d’un expert pour éternuer ou d’une âme sœur professionnelle. Il en va de même pour la théorie littéraire. Les gens perçoivent la nécessité d’avoir des spécialistes de la science des plantes ou de l’économie politique, mais si « théorie littéraire » sonne comme un oxymore, c’est parce que la littérature elle-même est si athéorique, qu’elle est le centre de valeurs et de sentiments communs à nous tous. Pourtant, la littérature comme la révolution sont bien sûr également des formes d’arts, et la révolution en particulier est une opération pratique extrêmement complexe qui, à certains égards, relève davantage de la chirurgie du cerveau que du fait de boire des bières. Tout le monde peut se révolter, mais tout le monde ne peut pas mener une révolution à la victoire. Si l’on rejette les fantaisies maoïstes selon lesquelles la chirurgie du cerveau est faite par le peuple avec un brin d’aide du corps médical, il devient clair que nous avons besoin de personnes possédant une phronesis [terme grec traduit par « sagacité » ou « prudence »] révolutionnaire, de personnes qui excellent particulièrement dans cet art comme d’autres sont bons au basketball. Cette catégorie de personnes existera toujours et dans une révolution victorieuse, il est probable qu’elles passent au premier plan. La question de l’avant-garde ne peut être celle-ci, qui ne fait aucun doute, mais elle est plutôt, par exemple, de savoir si de telles figures sont produites spontanément par les masses ou si elles doivent déjà être en activité en tant qu’unité bien disciplinée vers laquelle, dans des moments de crises politiques, les masses se tourneront spontanément. Ou encore si de tels experts doivent être des intellectuels professionnels de classe moyenne, dépositaires de la vérité ultime de l’histoire, ou bien de potentiels chefs de gouvernements.

L’un des avantages non négligeables de ce que l’on pourrait appeler un anti-léninisme vulgaire – le fait de croire qu’il serait ipso facto autoritaire de dire quoi faire à qui que ce soit, ou élitiste de connaître une vérité certaine que les autres ignorent pour le moment – est que personne ne peut non plus vous dire quoi faire. Et c’est là sans doute l’un des effets suprêmement privilégiés de cette attitude consistant à s’effacer humblement. Ceux qui me notifient avec leur outrecuidance moralisatrice que je devrais relâcher les cinq esclaves affamés que je retiens dans mon sous-sol et dont je peux entendre les côtes claquer d’où je me tiens assis, essayent simplement d’imposer à ma conduite spontanée leurs dogmes rigides de façon surplombante. En vertu de quel accès « hiérarchiste » à une quelconque « vérité » fondamentale peuvent-ils justifier une telle arrogance ? Ne savent-ils pas qu’il faut de tout pour faire un monde, que (comme le dit la classe ouvrière anglaise) le monde serait bien étrange si nous pensions tous la même chose, que la diversité vitale et non l’homogénéité monotone est le summum bonum [locution latine signifiant « souverain bien »] et que plus les différences fleurissent, parmi lesquelles sans aucun doute les croyances féroces dans le marché libre ou les pratiques de dissimulation d’esclaves au sous-sol, plus nous pouvons résister à la tyrannie centripète du consensus ? Suis-je censé être noyé dans une soi-disant fausse conscience, une conception élitiste s’il en fut, simplement parce que je lorgne continuellement les gens que je rencontre à des fêtes en pensant à ce dont ils auraient l’air, enchaînés au mur de mon sous-sol ? Pourquoi est-ce que tout le monde dénie la validité de mon expérience avec des certitudes pleines de suffisance ? Pourquoi sont-ils si désireux de me rejeter avec condescendance comme étant « consternant », juste parce que j’aime passer mes week-ends à m’habiller en uniforme nazi et à marcher au pas dans ma chambre ?

Il est curieux de constater à quel point les intellectuels, lorsqu’ils expriment leur dégoût libéral ordinaire quant au fait de dire aux gens ordinaires quoi faire, supposent, avec un narcissisme typique, que c’est d’intellectuels de la classe moyenne, comme eux, dont il est question ici. Ils ne semblent pas imaginer que l’intellectuel en question puisse être un chauffeur de bus communiste et la personne « ordinaire » un banquier. Pourtant, le terme « intellectuel » pour le marxisme ne sert bien sûr qu’à ce type de désignation. La distinction entre intellectuel et non-intellectuel n’est aucunement analogue à la distinction entre classe moyenne et classe ouvrière. En effet, la forme qui était traditionnellement considérée comme venant suspendre cette distinction était celle du parti. Les intellectuels en général sont des fonctionnaires spécifiques au sein de la vie sociale et les intellectuels révolutionnaires sont des fonctionnaires au sein d’un mouvement politique. Ils n’ont besoin ni d’être des génies ni d’être distingués. Ceux qui percevaient le type de marxisme de Louis Althusser comme étant élitiste parce qu’ils se l’imaginaient comme une théorie universitaire dispensée lors de cours magistraux austères à un public prolétaire intoxiqué d’idéologie semblent présupposer que les prolétaires ne peuvent être des théoriciens et que les intellectuels ne peuvent être idéologiques. Il y aurait d’autres raisons de s’opposer au modèle althussérien, mais celui-ci en dit plus sur les préjugés spontanés des critiques que sur l’auteur.

« Intellectuel » désigne ainsi une position sociale ou politique, tout comme « coiffeur », « directeur général » ou « commissaire », et non une origine ou un rang social. Il est vrai que la plupart des intellectuels marxistes, à l’instar de Lénine lui-même, étaient issus de la classe moyenne, mais cela est largement dû à la privation culturelle et scolaire de la classe ouvrière sous le capitalisme. C’est là une confirmation de la critique socialiste, non une source d’embarras pour celle-ci. Ceux qui considèrent comme élitiste le fait d’avoir accès à des formes techniques de connaissance qui me sont utiles, mais auxquelles je n’ai pas moi-même accès, continuent à considérer la connaissance principalement en termes de dotations personnelles ou de hiérarchies, plutôt qu’en termes de division sociale du travail, de conditions de classe, de techniques spécialisées, de positions sociales, etc., et retombent ainsi dans le même humanisme libéral qu’ils condamnent habituellement. Ils ont également tendance à être la proie du même universalisme dont ils sont habituellement suspicieux, puisque ce qui semble contestable aux yeux des anti-léninistes est l’idée selon laquelle quelqu’un pourrait posséder un savoir absolu dont je suis privé. Mais il n’y a aucune raison pour que quelqu’un qui est en mesure de me parler des lois de la production capitaliste n’ait rien à apprendre de moi en retour. Il y a différents types d’avant-gardes, dont certains ont, par exemple, des connaissances médicales plutôt que politiques à mettre en avant face au reste d’entre nous.

« Intellectuel » est encore moins un synonyme ésotérique de « très intelligent ». C’est pourquoi les philistins de droite ressentent le besoin de parler de « soi-disant » intellectuels, ce qui signifie « vous n’êtes en réalité pas très intelligents du tout », bien que qualifier quelqu’un d’intellectuel ne revient pas à affirmer qu’il en est un. Tous les intellectuels ne sont pas intelligents et toutes les personnes intelligentes ne sont pas des intellectuels. Il y a quelques années au Ruskin College, où étaient établis les étudiants de la classe ouvrière à Oxford, un professeur d’Oxford a débuté la conférence qu’il avait été invité à donner avec la remarque faussement dépréciative de rigueur[1] dans certains cercles anglais désinvoltes, qu’il ne connaissait que peu de choses sur le sujet dont il était sur le point de disserter. Une voix glasvégienne bourrue beugla du fond de la salle : « Vous êtes payés pour savoir ! ». Cet étudiant avait saisi la signification du terme « intellectuel », contrairement au professeur. Il avait compris que la remarque du conférencier, loin d’être une sorte de reniement séducteur de l’autorité, était aussi obtuse que si un mécanicien automobile affirmait être incapable d’identifier une boîte de vitesse. Nous aimons que nos mécaniciens, neurochirurgiens et ingénieurs aéronautiques parlent avec autorité, plutôt que de se rabaisser amicalement à notre niveau. Les élites sont supérieures aux masses dans leur être même, car elles ont des connaissances spécialisées que nous ne possédons pas.

Le léninisme implique, évidemment, bien plus que le fait de dire aux gens ce que vous jugez être la vérité. Mais les stéréotypes qui lui sont accolés et son travestissement ont été tels – et absolument aucun autre courant politique n’a été aussi caricaturé à notre époque, en grande partie par ceux qui s’opposent pieusement aux stéréotypes – que de simplement surmonter des préjugés aussi vulgaires requiert un effort gargantuesque, avant de pouvoir s’attaquer à des questions plus substantielles. Il est quasiment impossible de discuter du concept d’avant-gardisme politique, par exemple, dans un climat culturel qui ne perçoit pas de différence entre les termes d’« avant-garde » et d’« élite ». Il est vrai que pour des mouvements comme le romantisme, les fils tendus entre ces deux conceptions se sont sensiblement emmêlés. Mais il n’est pas nécessaire de soutenir inconditionnellement la doctrine léniniste classique de l’avant-garde pour remarquer que celle-ci n’a rien à voir avec le fait d’être socialement ou spirituellement supérieur aux masses réputées bovines.

Tout d’abord, les élites s’auto-reproduisent alors que les avant-gardes s’auto-abolissent. Les avant-gardes émergent dans des conditions de développement politique et culturel inégal. Elles sont un effet de l’hétérogénéité – de situations dans lesquelles un certain groupe d’hommes et de femmes sont capables, grâce à leurs conditions matérielles, et pas forcément à cause de leurs talents supérieurs, de saisir « en avance » certaines réalités qui n’apparaissent pas encore à tout le monde. Ils peuvent en être capable en raison de leur position culturelle privilégiée, ou alors pour la raison justement inverse – à cause de leur expérience chèrement gagnée en tant que cibles de l’oppression et en tant que combattants contre celle-ci. C’est de cette expérience que les mieux lotis d’entre nous ont à apprendre. Il est étrange que nombre de ceux qui rejettent la notion d’avant-garde soient partisans de l’African National Congress et applaudissent ceux qui organisent des campagnes anticapitalistes sur Internet. Ceux qui suspectent l’autorité d’être en elle-même oppressive, et ils sont légion aujourd’hui, oublient l’autorité découlant d’une expérience durement acquise et dont la voix est par conséquent convaincante. Il n’y a rien de mal dans l’autorité, à condition qu’elle relève d’une forme émancipatrice. Une fois cette expérience généralisée et mise en œuvre, l’avant-garde peut disparaître, une fois sa tâche accomplie. Il est vrai que les avant-gardes peuvent se pétrifier en élites, ce qui est sans aucun doute une manière assez peu adéquate de décrire la transition du léninisme au stalinisme ; mais cela se produit dans des conditions historiques spécifiques, non pas par quelque fatalité métaphysique. Ceux qui s’élèvent contre le léninisme au motif qu’il serait aveugle à la contingence, à la nature aléatoire de l’histoire, ne devraient pas être implacablement déterministes dans leur vision de telles questions. Les Bêcheux [Diggers, courant de gauche dans la Révolution anglaise], les suffragettes, les futuristes et les surréalistes étaient des avant-gardes d’un certain type, mais ils ne se sont pas inexorablement transformés en élites.

Il est important de reconnaître la vérité évidente selon laquelle les révolutions constituent des événements inhabituels et aberrants. Elles n’éclatent pas chaque matin et les mouvements révolutionnaires ne doivent pas être perçus comme des microcosmes de la vie quotidienne, et encore moins comme des avant-goûts de l’utopie. Elles doivent, en fait, tenter de préfigurer dans leur conduite et leurs rapports certaines des valeurs de la société à laquelle elles tendent, une dimension qui manque notamment à un bolchevisme implacablement instrumental. Mais elles ne sont pas plus des images de l’utopie que l’équipe de secours d’une catastrophe minière, qui requiert une chaîne de commandement et des formes de discipline auxquelles on pourrait trouver à objecter si l’on se réveillait avec elles chaque jour. L’instrumentalisme, en raison de tous ses dangers effroyables, soulève un point important. Plus on considère les mouvements révolutionnaires comme étant instrumentaux, anormaux, strictement temporaires, moins il est probable que leur accent nécessairement mis sur la lutte, le conflit, l’abnégation austère, etc., soit pris pour la forme d’un futur politique caractérisé par la liberté, la prospérité et la paix. Cela pourrait bien signifier que ceux qui sont les plus actifs dans de tels mouvements sont, tel Moïse, les moins susceptibles d’accéder à la terre promise qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. Comme l’écrit Brecht dans son poème « À ceux qui viendront après nous » :

« Hélas, nous/Qui voulions préparer le terrain à l’amitié/Nous ne pouvions être nous-mêmes amicaux ».

Ou comme le note un socialiste dans le roman Second Generation de Raymond Williams :

« We’d be the worst people, the worst possible people, in any good society. And we’re like this because we’ve exposed ourselves and we’ve hardened. »

Ce que matérialise la pensée de Williams sur cette question, c’est qu’il perçoit ce conflit entre la lutte pour le socialisme et le socialisme lui-même non seulement comme une nécessité regrettable, que l’histoire cherchera du fond de son cœur à pardonner, et tragique.

Les membres de l’armée citoyenne et les volontaires irlandais qui se sont battus avec James Connolly contre l’État impérial britannique à la Poste centrale de Dublin en 1916 formaient une avant-garde. Non parce qu’il s’agissait d’intellectuels de la classe moyenne – au contraire, c’était pour la plupart des ouvriers et des ouvrières de Dublin – ni parce qu’ils avaient une faculté innée à une meilleure perspicacité vis-à-vis des affaires humaines, ni parce qu’ils détenaient une connaissance des lois scientifiques de l’histoire. Ils formaient une avant-garde en raison de leur situation relationnelle – car, tout comme les avant-gardes culturelles révolutionnaires et à l’inverse des coteries modernistes, ils se voyaient non pas comme une élite intemporelle, mais comme les troupes de choc ou la première ligne d’un mouvement de masse. Il ne peut y avoir d’avant-garde par et pour elle-même, comme les coteries qui existent – par définition – par et pour elles-mêmes. Et une avant-garde ne pourrait pas fonctionner sans croire profondément aux capacités des gens ordinaires, alors que les élites – par définition là encore – les méprisent. D’un point de vue sémiotique, le rapport entre l’avant-garde et l’armée est métonymique plus que métaphorique. La considérer comme métaphorique représenterait l’hérésie du substitutionnisme. Il est vrai que l’avant-garde peut également devenir un signifiant flottant, tout comme le parti bolchevik s’est lui-même rapidement retrouvé suspendu dans l’espace au-dessus d’un référent marginal et appauvri, connu sous le nom de prolétariat russe. Mais la conception léniniste de l’avant-garde est bien loin du putschisme ou du blanquisme avec lesquels elle est souvent confondue et que Lénine a lui-même toujours rejeté.

L’histoire, telle qu’elle s’est produite, allait donner raison aux volontaires irlandais. En l’espace de deux ou trois ans, le dérisoire petit groupe de patriotes qui avait pris d’assaut la Poste centrale de Dublin et qui, alors qu’ils étaient conduits en prison, ont été hués par les gens ordinaires de Dublin, accusés d’être des excentriques et des rêveurs, avait grandi pour devenir l’armée républicaine irlandaise de masse. Les gens ordinaires de Dublin avaient cessé les railleries et s’étaient joints à la construction de la première révolution anticoloniale du 20e siècle. Ils avaient appris la leçon selon laquelle un excentrique est un petit outil qui fait les révolutions. Et s’ils ont fait cela, c’est en partie parce que les volontaires et l’armée citoyenne ne sont pas restés chez eux en 1916 de peur d’être perçus comme élitistes et hiérarchiques.

La pensée postmoderne s’enthousiasme, en général, pour les marges et les minorités, mais pas pour cette espèce particulière. Puisque son engagement envers les minorités est aussi hostile à la pensée majoritaire que l’est l’élitisme, elle n’a guère le temps pour les minorités qui tentent de bâtir des rapports constructifs aux majorités. Compte tenu de son dogme universaliste selon lequel toutes les majorités sont oppressives, cela ne peut que signifier l’appropriation.

L’idée selon laquelle l’avant-garde délivrerait quelques vérités intemporelles aux masses est particulièrement ironique dans le cas du léninisme. Car Lénine a été le grand virtuose du modernisme politique, le praticien d’une forme innovante d’art connue sous le nom de politique socialiste révolutionnaire, pour laquelle il y a eu autant de paradigmes ou de prototypes établis qu’il y en a eu pour l’expressionnisme ou le suprématisme. Ce n’est pas pour rien que la pièce remarquablement creuse de Tom Stoppard, Travesties, place Lénine en compagnie de James Joyce et des dadaïstes. Lorsque Jean-François Lyotard parle à propos d’un savoir ou d’une pratique qui n’a aucun modèle existant, d’une perturbation de l’ordre de la raison par un pouvoir se manifestant pas la promulgation de nouvelles règles de compréhension[2], le type de science expérimentale ou paralogique qu’il a à l’esprit n’est pas très éloigné de la Gare de Finlande. C’est une vérité familière que presque toutes les positions théoriques majeures de Lénine sont des interventions politiques qui transforment les normes théoriques admises en l’acte de les appliquer. Ainsi, pour prendre un exemple évident, ce qui apparaît comme une insistance étroite sur le parti dans Que faire ? doit être appréhendé à la lumière des conditions de l’illégalité de l’époque, mais aussi comme s’inscrivant dans une critique de l’économicisme ; et Lénine lui-même allait écrire en 1905 que les ouvriers devraient être accueillis dans le parti par centaines de milliers. À partir de là et jusqu’à après la révolution, ses écrits sont marqués par une confiance dans les capacités créatrices des masses ainsi que dans les soviets qui les expriment : « Camarades travailleurs ! », écrit-il en 1917, « rappelez-vous qu’à présent c’est vous-mêmes qui dirigez l’État. Nul ne vous aidera si vous ne vous unissez pas vous-mêmes et si vous ne prenez toutes les affaires de l’État entre vos mains (…). Mettez-vous vous-mêmes à l’œuvre à la base, sans attendre personne[3] ». Peu de temps après, cependant, le gouvernement ouvrier autonome allait difficilement survivre à quelques semaines de ferveur post-révolutionnaire et le parti bolchevik resserra son emprise sur la vie politique ; ce qui inaugurait une tout autre histoire.

Ironiquement, même l’épistémologie opiniâtrement réflectionniste de Matérialisme et empiriocriticisme, une œuvre dans laquelle on peut entendre les gargouillements occasionnels d’un homme quelque peu dépassé par les événements, constitue elle-même une posture interventionniste contre le gauchisme des bogdanovistes, proletkultistes et les réactionnaires néo-kantiens. Le savoir théorique est, dans tous ces cas, un acte performatif, pas seulement en raison de quelque préférence épistémologique, comme cela pourrait être le cas dans un séminaire doctoral des temps modernes, mais parce qu’une histoire révolutionnaire est susceptible de mettre particulièrement en évidence les affinités qui se dissimulent habituellement entre la pensée et la pratique. Elle concentre admirablement l’esprit, et pas seulement celui-ci : Walter Benjamin a fait remarquer que son style de prose aurait pu être moins mystérieux s’il y avait eu une révolution allemande. Nous avons peut-être tardé un peu à apprécier la dimension moderniste de cette pratique politique, qui est loin d’être dépourvue de règles, de lignes directrices, ou de vérités révélées comme dans quelque banale sagesse libertarienne, mais dont une part de sa fidélité à la tradition, comme dans tout art réel, consiste à permettre de telles procédures afin de vous insinuer quand vous devez vous y plier et quand vous devez les dépasser. Et puisqu’il n’y a aucune règle permettant de déterminer cela, il est question ici d’un art totalement novateur. Lénine lui-même parle, dans son texte sur l’impérialisme de 1917, d’un « enchevêtrement extrêmement original, nouveau, sans précédent, de révolutions démocratique et prolétarienne ». Là où cette forme d’art n’est précisément pas postmoderne, c’est dans son refus de suivre l’antithèse implacable de Lyotard entre innovation et consensus, engendrée par une époque pour laquelle la notion de consensus révolutionnaire ne peut être qu’un oxymore.

Néanmoins, Lénine pratiquait un avant-gardisme populaire avec autant de dévouement que son compagnon d’exil à Zurich, James Joyce, un homme qui a écrit certaines des proses les plus avant-gardistes du siècle tout en se décrivant comme ayant l’esprit d’un épicier. Joyce est d’une évidence subversive, outrageusement banale, affreusement quotidienne ; et la révolution bolchévique est l’un des quelques rares exemples du début du vingtième siècle de cette conjoncture agitée de l’expérimental et de la vie quotidienne. Si, dans une curieuse logique moderniste, un minable juif dublinois peut jouer l’Odyssée alors, en Russie, le prolétariat peut remplacer une bourgeoisie inexistante et conduire sa révolution lui-même. C’est un cas d’ironie et de paradoxe moderniste, comme lorsque Lénine remarque dans Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique que la classe ouvrière russe souffre d’une dose insuffisante de capitalisme.

C’était également, comme Yeats, Joyce, Stravinsky, Eliot ou Benjamin, une constellation typiquement moderniste du très ancien et du tout à fait nouveau, de l’archaïque et de l’avant-garde, saisissant l’histoire comme un ensemble de flux temporels asynchrones plutôt que comme une strate unifiée à travers laquelle on pourrait découper une section transversale bien nette. « Quand il se produit une cassure révolutionnaire dans la vie des sociétés », écrit Trotsky, « il n’y a non plus ni simultanéité ni symétrie des processus, que ce soit dans l’ordre idéologique ou dans la structure économique[4] ». Ce que nous avons bien plutôt c’est le dépliement d’un récit à l’intérieur d’un l’autre, qui allait être connu sous le nom de révolution permanente. Si un scepticisme vis-à-vis du progrès historique pouvait persuader quelque art moderniste de se débarrasser du récit linéaire, ainsi, ironiquement, il pouvait en être de même pour la possibilité d’une percée révolutionnaire dans la vie politique. Qu’est ce qui pourrait être plus exemplaire de la tension-collusion ibsénienne entre le passé et la nature, cette fois-ci comme comédie plutôt que comme tragédie, qu’une nation combinant une autocratie brutale et une minorité, une classe ouvrière encore non qualifiée, mais déjà combative ; des villes affamées et une intelligentsia éclairée, désabusée, suffisamment déracinée pour faire cause commune avec le peuple, aux côtés d’une armée de paysans politiquement ambigus ; une industrialisation rapide et des influx importants de capitaux étrangers avec une bourgeoisie indigène faible ; et un imposant lignage de haute culture avec une société civile massivement pauvre ? Dans une veine similaire de radicalisme rétrograde, la nation contenait un prolétariat qui était non qualifié et culturellement arriéré, mais, pour la même raison, était à l’abri de la complicité idéologique avec une force laborieuse plus aisée. La différence entre cette situation et quelque téléologie linéaire ressemble plus à celle qui existe entre le Middlemarch de George Eliot, avec sa narration évolutive et sa croyance libérale dans le progrès, et le Nostromo de Joseph Conrad, qui orchestre un certain nombre d’histoires différentes – impériales, libérales-progressives, populaires, prolétariennes – dans le contexte d’un État latino-américain mythique, et dont la narration est, par conséquent, fragmentée et récursive, résistant à toute lecture simplement chronologique.

Si ces décalages et chevauchements ont fourni les conditions d’une révolution politique, ils constituent aussi, comme l’affirme Perry Anderson, les conditions classiques du modernisme[5]. Le résultat, comme l’observe Walter Benjamin dans son texte sur Moscou est qu’« une activité technique et une forme primitive d’existence s’entremêlent totalement[6] », étant donné que dans les deux cas, la temporalité linéaire est, en quelque sorte, éclatée de l’intérieur, les grands historicismes classiques sont démasqués et discrédités, chronos devient kairos et le flux d’histoire homogène et vide déborde soudainement de ce que Benjamin appelle l’« à-présent ». Un moment propice au temps de la révolution bourgeoise devient la porte étroite par laquelle le prolétariat et la paysannerie allaient entrer, la Jetztzeit [littéralement le « temps du maintenant », terme employé par Walter Benjamin] dans laquelle différentes histoires – absolutistes, bourgeoises-démocratiques, prolétariennes, petites-bourgeoises rurales, nationales, cosmopolites – sont nouées et tressées en une nouvelle constellation. Tout comme l’Angelus Novus de Benjamin, la révolution est propulsée dans le futur, ses yeux tristement tournés vers les débris du passé. Et tout comme le temps révolutionnaire en général n’est ni identique à lui-même ni purement diffus, il en va de même pour le temps du modernisme comme pour celui de l’expérience bolchévique, étant donné que dans un cas, les cultures nationales sont abandonnées avec mépris pour quelque capitale hybride, polyglotte et cosmopolite dans laquelle la nouvelle lingua franca ou l’argot mondial est l’art lui-même, alors que dans le second cas, les pouvoirs libérés par la révolution nationale commencent à déformer l’espace global du capitalisme et à façonner de nouvelles conjonctures internationalistes imprévisibles, expulsant complètement la révolution nationale hors du continuum temporel de la nation elle-même et dans un autre espace. Une logique moderniste, à l’envers, est à l’œuvre ici, au sein de ce que l’on nomme le maillon faible de la théorie pour laquelle perdre c’est gagner, le vieux est le nouveau, la faiblesse devient le pouvoir et la marge se déplace vers le centre. Comme l’artiste moderniste expatrié, la révolution était ectopique de même qu’intempestive, lancée sur le terrain étroit entre l’Europe et l’Asie, la ville et la campagne, le passé et le présent, la Premier Monde et le Tiers-Monde, et donc une sorte d’entre-deux, un événement qui, comme l’a remarqué lui-même Lénine, n’a pas éclaté là où il aurait dû. De la même manière, on peut affirmer que le modernisme « aurait dû » éclater dans la métropole mondiale qu’est la Grande-Bretagne, mais il l’a fait, à la place, dans les eaux stagnantes de l’Irlande coloniale.

Il y a suffisamment de suspicion de téléologie classique dans tout cela pour accrocher le regard de l’antimarxiste postmoderne le plus invétéré, tout comme est soulignée la nature provisoire et pragmatique de la théorie qui devrait ravir son cœur. Entre le soviet des élus ouvriers de Petrograd et les « Thèses d’Avril », l’histoire avance si vite sous les pieds des protagonistes que la théorie doit boitiller très dur afin de se tenir au courant de la pratique, ce qui ne correspond pas tout à fait la situation politique avec laquelle nous sommes nous-mêmes les plus familiers. Nous avons affaire à une sorte de théorisation en direct, les doctrines étant rattrapées et renversées par des événements et le performatif devenant, du jour au lendemain, constatif. Lénine lui-même, citant la phrase de Napoléon : « On s’engage et puis on voit », parle dans Que faire ? du parti à la traîne derrière la pratique spontanée des ouvriers. Il a fallu plus de temps à Marx, Lénine et Luxemburg pour s’enthousiasmer à l’idée des soviets qu’à bon nombre des architectes ouvriers de ces mêmes soviets, tout comme il a fallu aux dirigeants de 1917 un temps étonnamment long pour réaliser ce qu’ils avaient accompli, pour rattraper mentalement ce qu’ils avaient créé dans la réalité, pour commencer à parler de révolution « socialiste » plutôt que « démocratique », ou pour conclure que les nationalisations pourraient être une bonne idée. Jusqu’en 1921, Lénine méprisait complètement l’idée d’un plan économique national et semblait, aux yeux de quelques bolcheviks vieux jeu, être prêt à tout pour encourager les marchands et paysans privés.

Pour sûr, sans théorie révolutionnaire il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire, ce qui, à un certain niveau, ne signifie rien de plus que le fait qu’il n’est pas possible d’avoir un mouvement de femmes sans l’idée du féminisme. Mais dans le même temps, selon Lénine, il n’existe pas de théorie satisfaisante sans pratique révolutionnaire. La bonne théorie révolutionnaire, insistait-il, conçoit la forme finale uniquement en relation étroite avec l’activité pratique du mouvement révolutionnaire de masse. Pour la plupart des critiques contemporains de Lénine, vivant à une époque de pluralisme politique à gauche, cette pratique révolutionnaire est basée sur la classe, de manière trop étroite et réductive ; mais ici encore il s’agit d’une cible facile. Une alliance contradictoire et conflictuelle d’intellectuels de la classe moyenne, de soldats, d’ouvriers et de paysans, menant ce qui reste en partie une révolution bourgeoise-libérale, cela sonne plus comme une énigme que comme une réduction. Lénine était un puriste implacable au sujet du parti, purgeant et expulsant avec un zèle inébranlable. Mais il n’était pas puriste lorsqu’il s’agissait des affaires concrètes de la révolution politique, un point qui apparaît de façon manifeste dans sa défense de l’insurrection de Dublin de 1916, sur la base de l’idée selon laquelle quiconque vit dans l’espoir d’une révolution pure, n’en verra jamais aucune.

Pendant ce temps, ceux pour qui la classe fait aujourd’hui partie d’un passé[7] embarrassant – un groupe incluant plus d’universitaires que de vendangeurs – et pour qui le destin est désormais entre les mains du postcolonialisme et des politiques sexuelles, devraient se souvenir non seulement que la lutte postcoloniale est aussi une politique de classe (sauf si, bien sûr, on confine commodément celle-ci aux questions d’identité, de culture, de différence, etc.), mais cela, comme l’a rappelé récemment Robert Young, tout ce projet consistant à relier différentes formes de luttes a débuté presque exclusivement avec une lutte marxiste, qui a éclot et a été intensément débattue au sein des internationales socialistes successives. « Le communisme », écrit Young, « a été le premier et le seul programme politique à reconnaître l’interrelation de ces différentes formes de domination et d’exploitation ainsi que la nécessité de toutes les abolir comme base fondamentale de la réalisation victorieuse de la libération de chacune d’entre elles[8]. » Le soulèvement qui allait renverser le tsar a commencé avec des manifestations à l’occasion de la journée internationale des femmes en 1917 et les bolcheviks ont fait de l’égalité entre hommes et femmes une priorité politique absolue. De façon générale, le mouvement communiste s’est opposé aux organisations séparées de femmes ; mais il considérait la libération des femmes et la libération de la classe ouvrière comme indissociablement liées et son engagement envers l’égalité entre hommes et femmes était, selon Young, « incomparable avec celui de tout autre parti depuis lors[9] ». Il était tout aussi convaincu des rapports entre lutte de classe et luttes anticoloniales. Lénine lui-même est réputé pour avoir défendu le droit à l’autodétermination nationale, rejetant la thèse faisant du nationalisme un phénomène purement bourgeois. C’est lui qui a mis la révolution coloniale au premier plan des politiques du nouveau gouvernement soviétique et qui a affirmé d’emblée, en dépit de l’économisme même, que les communistes doivent être les champions de toute contestation de la tyrannie, devenant la référence pour les victimes parmi les étudiants, les sectes religieuses opprimées, les enseignants et ainsi de suite.

Si le léninisme refuse catégoriquement de se conformer à ses stéréotypes postmodernes à cet égard, il s’y conforme dès lors qu’il s’agit de la culture. Tout comme les postmodernes, Lénine tenait la culture en grande estime, quoique dans un sens différent. Tandis qu’ils ont tendance à penser à la musique électronique, lui pensait aux câbles électriques. Mais tout comme le concept postmoderne de culture se rapproche souvent plus de l’économie que de la politique, il en allait de même pour Lénine d’une certaine manière. En effet, il voyait dans la culture un élément clef de la réalisation de la révolution russe, tout comme le facteur essentiel le plus menaçant pour celle-ci. « Toute la difficulté de la révolution russe », écrit-il en 1918, « est qu’il était bien plus facile pour la classe ouvrière révolutionnaire russe de la commencer qu’il ne l’est pour les classes d’Europe occidentale, mais il est beaucoup plus difficile pour nous de la poursuivre[10]. » Il s’agit là d’un commentaire sur la culture, non sur la politique. C’était la faiblesse de la culture en Russie, au sens où c’est l’insuffisance de la société civile, le manque d’hégémonie élaborée de la classe dirigeante, tout comme d’une classe ouvrière « civilisée » et donc intégrée, qui a contribué à rendre possible la révolution ; ironiquement, la classe ouvrière russe était idéologiquement plus forte justement parce qu’elle était culturellement plus faible. Mais c’est l’absence relative de culture, au sens alternatif de science, savoir, alphabétisation, technologie et savoir-faire, qui l’a rendue si difficile à pérenniser. Les non-événements qui ont permis de faire naître la révolution ont également menacé de la faire échouer.

C’est ici, dans la sphère culturelle, que la pensée de Lénine est la moins avant-gardiste – non pas en raison de son admiration pour Tolstoï ni de son bref engouement pour la musique classique, mais parce que contrairement à la révolution politique il y avait en effet ici un modèle donné auquel se conformer, la technologie développée et les forces productives de l’Occident. « Nous devons nous saisir de toute la culture que le capitalisme a laissée derrière lui et bâtir le socialisme avec celle-ci », écrit-il. « Nous devons tout prendre de sa science, de sa technologie, de son savoir et de son art[11]. » C’est comme s’il suffisait au prolétariat de s’approprier toute cette filiation, non pour la soumettre à la critique dans le style du Proletkult par exemple, pour établir le socialisme. La contradiction de la révolution est donc saisissante : c’est l’arriération et la dévastation de la société russe, l’étendue considérable des problèmes auxquels elle se confrontait, qui pousse à adopter une position non-révolutionnaire, « continuiste » qui va jusqu’à atteindre le niveau de la civilisation capitaliste occidentale ; alors que toute la notion de transformation culturelle – l’équivalent, dans la vie quotidienne, du modernisme dans la sphère esthétique ou de la révolution dans la sphère politique – apparaît comme une vaine distraction dans une nation affamée, illettrée et civiquement inexpérimentée. C’est à cause de l’étendue du besoin social que la révolution ne peut pénétrer dans les profondeurs du moi.

Ici, donc, se trouve le Lénine qui, aux côtés de Vladimir l’avant-gardiste, est le moins acceptable pour la gauche d’aujourd’hui : le champion de l’industrie et des Lumières occidentales, l’homme pour qui la science et l’idéologie sont politiquement neutres, l’admirateur eurocentrique des experts techniques et des techniques fordistes. Et il est sûrement vrai qu’il aurait gagné à adopter une pensée aussi audacieuse dans ce domaine que ce qu’il a fait en politique. Mais ce sont des contraintes matérielles désastreuses ainsi qu’une conviction personnelle qui l’ont empêché de sauter le pas et cela pose donc une question pertinente aux radicaux d’aujourd’hui pour qui l’ennemi est autant la modernité que le capitalisme : dans quelle mesure la pensée avant-gardiste concernant la culture et l’identité dépend-elle de la prospérité matérielle – c’est-à-dire, de la modernité même qu’elle prétend rejeter ? La modernité est, à cet égard, un peu comme la célébrité : ce sont ceux qui l’ont acquise qui disent la mépriser.

Le texte le plus audacieusement avant-gardiste de Lénine est certainement L’État et la révolution – avant-gardiste non seulement dans le sens où il se situe à un moment politique d’avant-garde, mais aussi dans le sens plus technique de promotion d’une politique de la forme. Sa thèse, découlant des réflexions de Marx sur la Commune de Paris, selon laquelle le pouvoir socialiste doit impliquer le passage non simplement d’une classe à une autre, mais d’une modalité du pouvoir à une autre, appartient au climat avant-gardiste qui a incité Walter Benjamin à insister dans son essai « L’auteur comme producteur » sur le fait que l’art réellement révolutionnaire transforme les institutions culturelles elles-mêmes, plutôt que d’impulser un nouveau type de contenu dans les vieux conduits. Si la vision qu’avait Lénine de la culture et de la technologie a l’accent continuiste du réalisme lukácsien, sa conception des soviets s’apparente davantage aux expérimentations théâtrales collectives de Brecht, qui entendaient transformer les rapports de pouvoir entre la scène, le texte, les acteurs et le public, afin de révolutionner le concept même de théâtre et pas seulement son contenu, afin de démanteler l’appareil théâtral dans son ensemble plutôt que de l’utiliser pour communiquer un nouveau message à la manière du théâtre naturaliste de gauche. Nous saurons qu’une révolution victorieuse a eu lieu lorsque, regardant en arrière sur une longue période, nous reconnaitrons qu’il n’existe désormais que le plus faible et le plus formel des airs de famille entre nos propres conceptions du pouvoir et celles de l’ère prérévolutionnaire, un peu comme nous pourrions être déconcertés de reconnaître quelque cérémonie antique bizarre comme une version de ce que nous nommons aujourd’hui le hockey.

Il convient de noter le contraste entre cette perception métamorphosée du pouvoir et le pan-pouvoir (pan-powerism) néo-nietzschéen de Michel Foucault. La perception foucaldienne, pourrait-on naïvement s’imaginer, devrait accueillir à bras ouverts cette version décentralisée et populaire du pouvoir, qui entretient quelques affinités avec sa propre vision diffusionniste. Mais, bien sûr, pour eux, l’État soviétique ne vaut pas mieux que l’État décentralisé, puisque leur propre argument passe à un niveau quasi métaphysique relativement indifférent à de telles distinctions sublunaires. Si, de toute manière, le pouvoir est partout, aussi protéiforme que la volonté de puissance elle-même, comment ne pourrait-il pas être aussi étroit et discipliné par les soviets que par des autocraties ? Cette conception extravagante et subversive du pouvoir ne peut donc pas offrir la moindre orientation politique pratique, puisque tout agenda politique doit secrètement être tout autant une trahison de celle-ci qu’une formulation verbale est une trahison des multiples différences du monde.

Tout comme Lénine n’a pas simplement « greffé » le marxisme à une situation qu’il n’avait guère vu venir, il ne peut être question de simplement greffer le léninisme lui-même dans un monde transnational. En fin de compte, les bolcheviks étaient simplement trop craintifs pour faire confiance à la classe ouvrière comme ils auraient dû le faire, et leur avant-gardisme implacable a contribué à détruire la démocratie soviétique et à préparer le terrain au stalinisme. S’il est « métaphysique » de stipuler de pures continuités (disons entre Lénine et Staline), il est tout aussi métaphysique, comme il faudrait le rappeler à certains trotskystes, de stipuler l’existence d’un gouffre mystérieux entre les deux. Même ainsi, on ne saurait permettre au travestissement grotesque qui passe pour la version postmarxiste, postmoderne du léninisme de s’échapper sans être contesté. Lénine a peut-être été trop continuiste dans son approche de la civilisation occidentale, mais le revers de cette partialité a été de reconnaître qu’on ne peut avoir le socialisme sans un degré raisonnable de prospérité. Et le fait qu’il chérissait cette vérité nous permet, ironiquement, d’adopter une perspective critique appropriée sur le régime qui a suivi sa propre révolution, qui allait faire entrer son peuple dans la modernité sous la menace des armes. Si Lénine, le formidable opposant au capitalisme, était également trop unilatéral concernant le capitalisme occidental, les postmarxistes contemporains commettent précisément l’erreur inverse. Ils oublient que le socialisme, cette négation « avant-gardiste » du mode de production capitaliste, doit dans le même temps reconnaître sobrement sa dette à la grande tradition révolutionnaire bourgeoise, tout comme à ses évolutions significatives, plutôt que de l’effacer dans un élan moraliste hypocrite. Sans un tel continuisme, il ne saurait y avoir de négation. Peu importe ses erreurs, Lénine sert de rappel perpétuel que seuls ceux qui jouissent des bénéfices de la modernité peuvent se permettre d’être si méprisants envers elle.

 

Ce texte a initialement été publié dans l’ouvrage collectif : Sebastian Budgen, Stathis Kouvelakis et Slavoj Žižek (dir.), Lenin Reloaded: Toward a Politics of Truth, Duke University Press, Durham et Londres, 1997, p. 42 à 58.

Traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.

 

Notes

[1]En français dans le texte.

[2]Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Les éditions de Minuit, 1979, p. 99-100.

[3]Lénine, « Appel à la population », archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/11/vil19171105.htm

[4]Léon Trotsky, « Le Futurisme », Littérature et révolution, Paris, Union Générale d’Éditions, 1964, p. 180.

[5]Perry Anderson, « Modernity and Revolution », in A Zone of Engagement (London : Verso, 1992).

[6]Walter Benjamin, « Moscou », in Images de pensée, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1998, p. 49.

[7]En français dans le texte.

[8] Robert J. C. Young, Postcolonialism: A Historical Introduction (Oxford : Blackwell, 2001), p. 142.

[9]Ibid., p. 143.

[10]Lenin, « Fourth Conference of Trade Unions and Factory Committees of Moscow, June 27-July 2, 1918: Report on the Current Situation », in Collected Works, 27, p. 464.

[11]Lenin, « Achievements and Difficulties of the Soviet Government », in Collected Works, 29, p. 70.


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