Partout dans le monde, les travailleurs de la construction doivent choisir entre s’exposer au coronavirus ou perdre leur emploi

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SOURCE : Equal Times

Un trajet quotidien de deux heures et demie dans chaque sens serait pénible pour n’importe qui, mais pour Özkan, un travailleur de la construction à Istanbul, le plus dur de ce long chemin est de surmonter ses craintes sur ce qui pourrait arriver une fois rentré chez lui.

« Les conditions sur notre chantier sont déplorables et je me sens psychologiquement brisé par la crainte d’infecter d’autres personnes, en particulier ma femme ou mon fils de 8 ans », explique Özkan. « Nous ne disposons d’aucun moyen de nous désinfecter sur le chantier, donc dès que j’arrive à la maison, je vais directement à la salle de bain pour prendre une douche. Je ne peux pas embrasser mon fils, je peux seulement lui dire bonjour de loin ».

À travers le monde, les gouvernements demandent à leurs citoyens de rester chez eux pour se protéger eux-mêmes et protéger les autres contre la pandémie de COVID-19. Pourtant des millions de travailleurs de la construction travaillent encore, pris au piège entre le danger pour leur santé et la perte de leurs moyens de subsistance.

« La santé et la sécurité sont très importantes, mais dans les pays où les travailleurs n’ont pas de filet de sécurité, il est difficile pour eux de ne pas travailler », déclare Ambet Yuson, secrétaire général de l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB). « On peut mourir du coronavirus, mais on peut aussi mourir de faim. »

Selon le syndicat turc des travailleurs de la construction Dev-Yapı-İş, à Istanbul, dans un intervalle de deux semaines au mois de mars, plus de 15.000 ouvriers ont été licenciés de grands projets — la plupart sans recevoir la moindre indemnisation — lorsque les chantiers ont commencé à cesser leurs activités ou à réduire leurs effectifs. Le syndicat estime qu’environ 295.000 personnes travaillent dans la construction à Istanbul et plus d’un million dans tout le pays. Les travailleurs et les défenseurs des droits des travailleurs affirment que ceux qui continuent à travailler n’ont reçu que peu de protections contre le coronavirus dans une profession déjà dangereuse en elle-même et pour laquelle il est difficile d’imposer une distanciation sociale.

« Des masques sont distribués sur certains chantiers, mais pas beaucoup. Le nombre de masques disponibles et les connaissances relatives à leur utilisation sont très insuffisants. Aucune autre précaution n’a été prise », déclare le docteur Ercan Duman, membre de la Commission de la santé et de la médecine du travail de la Chambre des médecins d’Istanbul. Dans un récent rapport de la Confédération des syndicats progressistes de Turkey (DİSK), dont fait partie Dev-Yapı-İş, une expérience interne a montré que ses membres ont été testés positifs au coronavirus, à près de trois fois plus souvent que le reste de la population en Turquie.

Sur le chantier où travaillent Özkan et environ 70 autres ouvriers, il affirme que le seul changement a été une directive demandant aux travailleurs de s’asseoir séparément lorsqu’ils mangent, une mesure qu’il qualifie de « vide de sens » au regard des mauvaises normes d’hygiène de leur cantine improvisée.

Les vidéos et les photos diffusées sur les médias sociaux par les syndicats turcs et leurs sympathisants montrent des travailleurs entassés dans des cafétérias et dormant à dix par chambre dans des dortoirs de chantiers. En décrivant le logement du travailleur sur son site, Özkan s’exclame : « Les rues sont plus propres. On vit dans la crasse. Ça va à l’encontre de la dignité humaine ».

Un travail véritablement « essentiel » ?

Dans le contexte de la pandémie actuelle, les pratiques du secteur de la construction font l’objet de contrôles dans de nombreux pays, car les gouvernements mettent en place des politiques divergentes — pas toujours claires — sur les types de projets de construction considérés comme constituant un « travail essentiel » et qui sont donc autorisés à se poursuivre malgré un contexte d’ordres de rester chez soi et de confinement.

« Il est tout à fait compréhensible que le public soit inquiet, car ils regardent par la fenêtre et voient ces chantiers de construction dans la ville, ce qui soulève des questions en matière de distanciation sociale », explique Ian Woodland, responsable national pour le secteur de la construction du syndicat britannique et irlandais Unite. « Un certain nombre de projets sont des infrastructures critiques telles que la construction d’hôpitaux, mais d’autres, comme la construction d’appartements de luxe, ne sont pas de nature critique ».

Le syndicat Unite estime que seul un quart environ des chantiers de construction du Royaume-Uni ont suspendu leurs activités dans le contexte de la pandémie. Le syndicat a appelé à des mesures plus sévères pour faire respecter la sécurité et pour garantir que les travailleurs ne se voient pas contraints de travailler sur des projets non essentiels. Près de 130 députés ont signé une lettre qui soulève des inquiétudes concernant le risque accru de contamination par le coronavirus que représente le fait de permettre à des lieux de travail non essentiels, y compris les chantiers de construction, de rester ouverts. Des discussions similaires ont lieu dans les grandes villes des États-Unis, où 10.000 membres d’un important syndicat du secteur de la construction à Boston ont organisé un arrêt de travailce mois-ci pour des raisons de santé et de sécurité liées au coronavirus.

« Nous pensons que les travaux de construction essentiels peuvent continuer si des précautions sont prises en matière de santé et de sécurité  », déclare M. Yuson de l’IBB. « Si un chantier est fermé, il faut s’assurer que les travailleurs ont des revenus et que leur emploi est garanti. »

La logistique de nombreux projets de construction et la structure du secteur dans de nombreux pays rendent l’une ou l’autre option difficile à garantir.

« Pour certains postes de travail sur le chantier, le travail en binôme est une nécessité pour des raisons de sécurité et de par la nature même du travail. Il est impossible de respecter la distanciation sociale recommandée de deux mètres dans toutes les activités de construction », explique M. Woodland. « Qu’il s’agisse de se rendre au travail, aussi bien en bus d’entreprise qu’en transport public, de faire la queue pour pointer et accéder au chantier ou encore d’accéder à la cantine et aux toilettes pendant la journée de travail, il est pratiquement impossible d’imposer une distanciation sociale dans toutes ces situations ».

Travailleurs migrants précaires

Dans de nombreux pays, notamment la Turquie et le Royaume-Uni, les travailleurs de la construction sont souvent des travailleurs indépendants, employés de façon irrégulière par des agences ou par des sous-traitants, ce qui peut les exclure des régimes de congés rémunérés ou les priver de subventions gouvernementales pour les chômeurs. Cette précarité peut avoir des conséquences dangereuses.

En Turquie, la vaste majorité des travailleurs de la construction à Istanbul et dans d’autres grandes villes sont des migrants en provenance de petites villes et de provinces rurales à l’intérieur du pays. Lorsque les travailleurs ont été licenciés sans aucune indemnisation au début de la pandémie, beaucoup sont retournés dans leur ville natale, ce qui pourrait avoir contribué à la propagation du virus. Étant donné que la Turquie a suspendu la plupart des déplacements entre les villes à la fin du mois de mars, ceux qui ont perdu leur emploi sont bloqués dans les villes où ils travaillaient, souvent avec peu de soutien financier ou social.

Des scénarios similaires se sont déroulés ailleurs. « En Inde, le confinement a engendré un grand nombre de migrants internes, principalement des travailleurs de la construction, bloqués dans les villes sans rien à manger  », explique M. Yuson. « Ils doivent travailler pour gagner de l’argent, donc on voit encore beaucoup de monde dans la rue, allant travailler ou essayant de trouver du travail. »

La main-d’œuvre migrante est également très fortement vulnérable dans les pays du Golfe, comme le Qatar et les Émirats arabes unis, qui disposent tous deux d’un important secteur du bâtiment.

« La construction a été déclarée secteur essentiel aux Émirats arabes unis et les protections des non-citoyens sont en cours de démantèlement en raison d’allocations versées aux employeurs afin qu’ils réduisent les salaires des travailleurs », explique Isobel Archer, assistante de projet pour le Business & Human Rights Resource Centre (BHRRC), basé à Londres. Bien que les mesures en vigueur aux Émirats arabes unis exigent l’obtention du consentement mutuel de l’employé, les travailleurs migrants, déjà vulnérables, ont peu de pouvoir pour négocier, précise-t-elle.

« Les deux pays ont pris des mesures pour fermer les espaces voués aux activités sociorécréatives et annuler ou reporter les événements ; ils sont donc clairement conscients que le coronavirus est un énorme problème de santé publique  », ajoute M. Archer. « C’est la raison pour laquelle il est tellement alarmant que l’on fasse cette distinction aux Émirats arabes unis avec les travailleurs migrants. »

Le promoteur immobilier Emaar Properties a récemment annoncé qu’il suspendait les grands projets à Dubaï. Pour sa part, le Qatar a demandé aux employeurs du secteur privé de limiter les heures de travail sur les chantiers de construction et de renforcer les mesures de santé et de sécurité au travail pour lutter contre la propagation du coronavirus. Toutefois, sept des 14 entreprises de construction interrogées par le BHRRC au sujet des mesures qu’elles prennent pour protéger les travailleurs migrants n’ont pas répondu, et aucune de celles qui ont répondu n’avait mis en place de plans adéquats, a déclaré l’organisation dans un communiqué de presse.

« La pandémie met véritablement en évidence le besoin de réforme sur des problématiques qui ont été étudiées à maintes reprises par les ONG », déclare Mme Archer. La violation des droits des travailleurs migrants et l’exploitation de ces derniers dans les pays du Golfe sont depuis longtemps une source d’inquiétude, car les travailleurs affectés à des projets tels que les installations de la Coupe du monde de 2022 au Qatar vivent souvent dans des conditions exiguës et insalubres dans d’immenses camps de travail. Une infection par le coronavirus dans l’un de ces camps serait « une bombe à retardement », avertit Yuson.

L’IBB et d’autres syndicats appellent à l’augmentation des installations médicales sur les lieux de travail, à la gratuité des tests et traitements contre le coronavirus, à la réduction des effectifs et à l’augmentation du nombre de quarts de travail afin de faciliter la distanciation sociale. Ils demandent également que les travailleurs puissent s’exprimer sans représailles sur les situations présentant des risques.

Selon Özkan, le travailleur de la construction d’Istanbul, lorsque des questions sont soulevées concernant le lieu de travail, les employeurs commencent par tergiverser, puis licencient ceux qui ont osé se plaindre. « Après, vous n’êtes plus engagé sur aucun autre chantier », indique-t-il. En Turquie, les syndicats ont indiqué que des travailleurs sont également licenciés s’ils ne signent pas des déclarations dans lesquelles ils s’engagent à ne pas tenir leur employeur pour responsable s’ils contractent le coronavirus au travail.

« Le système de liste noire est également un problème au Royaume-Uni, les travailleurs ayant peur de signaler des problèmes en raison de la précarité de leur emploi », explique M. Woodland du syndicat Unite. « Ils pourraient recevoir une petite tape sur l’épaule et se voir dire qu’on n’a plus besoin d’eux sur le chantier. De ce fait, il est possible que des problèmes de santé et de sécurité ne soient pas signalés ».


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